Par Hervé – Source le Saker Francophone
Annie Lacroix-Riz est professeur émérite d’histoire contemporaine à l’Université Paris 7. Pour nos lecteurs assidus, cette auteur a déjà publié un article sur notre site et avait répondu à l’occasion à quelques questions en 2017, date anniversaire de la révolution bolchevique. Elle participe aussi à un mouvement communiste, le Pôle de renaissance communiste en France. Le livre que je vous présente est un équilibre entre ces 2 pôles, le travail très précis d’une historienne sur cette période historique de la fin de la 2nd guerre mondiale et de l’immédiate après guerre, mais aussi une vision assumée et affirmée de sa vision communiste de l’histoire, qu’elle entend défendre face à un conformisme béant d’une très grande partie de la classe universitaire pour ne prendre qu’eux.
En préambule, on peut aussi citer son précédent livre Le choix de la défaite qui déroule la période des années 30 jusqu’à la guerre et qui a beaucoup fait parler sur les classes politique et économique au pouvoir à cette époque. Ce nouveau livre est sans doute une suite du point de vue temporel, car si le plan Marshall semble être, dans sa narrative officielle, le fruit de la volonté de reconstruction de nos « amis » américains dans l’immédiate après-guerre après une guerre qui aura ravagé, entre autre, le continent européen, l’histoire que nous raconte Mme Lacroix-Riz se joue très largement pendant la guerre avec le basculement progressif des dirigeants français de la collaboration avec l’occupant allemand à la prise de contact puis l’acceptation d’une mise sous tutelle du pays par la nouvelle puissance hégémonique que beaucoup voient venir à partir de 1942 notamment après Stalingrad.
Le livre s’articule autour d’une trame historique qui va de la victoire des Etats-Unis d’Amérique moins sur le terrain militaire que sur le terrain politique et économique, à la transition politique en France et la période de reconstruction de l’Occident, Allemagne comprise. Livre d’Histoire, il s’appuie beaucoup sur les rares sources disponibles, les FRUS de l’état américain, même largement censurées, et les témoignages des acteurs de ce grand jeux géopolitique comme De Gaulle ou Monnet côté Français. 70 ans après, il est encore des informations qui semblent trop sensibles pour être lues par nos contemporains.
Pour ceux qui ont lu certaines de nos traductions, comme Le mythe Roosevelt de Flynn ou encore La guerre perpétuelle pour une paix perpétuelle, vous retrouverez une partie non négligeable des analyses historiques de Mme Lacroix-Riz par des auteurs américains plutôt libéraux, soulignant encore la qualité des sources de ce livre. Cette analyse des origines du plan Marshall est même un complément fort utile pour comprendre que derrière des discours sur la liberté et la démocratie, ce sont bien des motifs économiques, financiers et même impériaux qui guident la pensée des élites politiques des différentes administrations qui se sont succédé avec et après Roosevelt.
Si le livre parle beaucoup de géopolitique, l’auteur articule aussi son propos sur la France et le personnel politique du moment, passant d’un plan à l’autre en déroulant la séquence historique. Il est peu dire que la haute fonction publique, les syndicats, le personnel politique sont passés à la paille de fer et beaucoup sont nominativement mis à nu pour leur rôle avant guerre de collaboration avec l’Allemagne, après avec les Etats-Unis et pendant, dans un abominable jeu de retournement de veste qui n’a rien à envier à la bassesse de nos contemporains.
Sans dévoiler le livre, ce plan Marshall est une « magnifique » opération étatsunienne de prise de contrôle des anciennes puissances impériales occidentales, l’Angleterre d’abord mais la France aussi avec un laisser faire visible déjà coupable doublé d’un activisme derrière le rideau, une course à la soumission pour se tailler un strapontin dans la France d’après-guerre.
Mme Lacroix-Riz détaille les mille et une méthodes des américaines pour nous faire tout payer, les stocks non utilisés, les surplus de l’industrie US, même et surtout s’ils ne sont que de peu d’utilité pour notre reconstruction et encore les dégâts de la guerre en France subis par les intérêts américains. C’est à sens unique et le gouvernement US utilise à fond la grosse ficelle du Congrès qui pourrait « mal le prendre » pour encore durcir les conditions pour tout nous imposer sans que personne ne conteste. Même De Gaulle, qui s’il résiste sur certains points, laisse finalement le champ libre selon l’auteur.
Au delà de ce pillage en règle pour asseoir la puissance de cet empire montant, l’hégémon mène aussi une guerre culturelle qui le renforce avec comme pierre angulaire le cinéma et la marée de films made in Hollywood qui va balayer toute espérance d’une autonomie culturelle. Il n’y a qu’un modèle et nul ne va y échapper. Les hommes d’influence d’outre-Atlantique ont tout compris des méthodes d’asservissement d’une population. Plus besoin de bombes ou de prisons, la prise de contrôle des esprits par imprégnation culturelle se met déjà en place.
Que reste-t-il de cette lecture ? Une longue séquence historique déjà abordée dans ces précédents livres et qui va se poursuivre sans doute dans de prochains à paraître, qui confirme notre propre biais sur ce site, les conditions de cette seconde guerre mondiale et sa conclusion sont des références essentielles pour comprendre notre monde actuel. Il faut y revenir encore et encore pour éclairer ce que certains veulent garder dans l’ombre. Si le livre fourmille de détails et de sources, une centaine de pages pour les références tout de même, la mise en perspective de l’Histoire par Mme Lacroix-Riz permettra à chacun de confronter sa vision de cette période historique avec la réalité d’une histoire complexe, extraordinaire au sens propre du terme.
Interview du Saker Francophone sur Les origines du Plan Marshall
Bonjour Mme Lacroix-Riz, pour nos lecteurs qui ne vous connaitraient pas, pourriez-vous présenter ?
ALR : Je suis professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris 7-Diderot, restée, comme il est logique, chercheuse après ma retraite de l’enseignement, et auteur de nombreux ouvrages et autres travaux sur les relations inter-européennes et Europe-États-Unis et sur la France (politique intérieure et extérieure) de l’entre-deux-guerres aux années 1950. On trouvera un état récent de ces travaux dans le CV de mon site (https://www.historiographie.info/cvalr2024avril.pdf).
LSF : Vous associez une partie des dirigeants français de l’époque à une synarchie. Pouvez-vous revenir sur ce terme et expliquez si on retrouve ce genre d’organisation dans d’autres pays comme une récurrence pour gouverner au-dessus des peuples peut-être ?
ALR : Dans deux livres sur l’entre-deux-guerres ‑‑ Le choix de la défaite (dont la mise à jour augmentée paraît en poche le 24 avril 2024, https://www.dunod.com/histoire-geographie-et-sciences-politiques/choix-defaite-elites-francaises-dans-annees-1930-0, https://www.dunod.com/sites/default/files/atoms/files/Feuilletage_4175.pdf) et De Munich à Vichy, en 2008 (https://www.dunod.com/histoire-geographie-et-sciences-politiques/munich-vichy-assassinat-troisieme-republique-1938-1940 ) ‑‑, j’ai montré comment la guerre contre les salaires et les revenus non monopolistes avait, peu après la Première Guerre mondiale, conduit la fraction la plus concentrée du capital financier à se structurer pour imposer une solution politique « à poigne » : fasciste. La même que celle prévue pour l’Italie, très grosse débitrice de guerre, par ses créanciers internationaux, dont les grandes banques françaises, et que ces créanciers aidèrent leurs homologues italiens à imposer grâce à leur candidat politique : l’ancien socialiste Mussolini, devenu depuis 1914 la créature de FIAT et de toute l’industrie d’armement, qui voulaient associer l’Italie à la rentable boucherie.
Ce petit groupe, de douze financiers à l’origine (1922), dont les chefs des banques Worms et Nervo, d’une trentaine dans les années 1930, qui contrôlait la France du sol au plafond, via des mécanismes exposés par Le choix de la défaite, a pris le nom de synarchie. Le concept est combattu depuis plus de cinquante ans par des historiens « raisonnables » ou « du consensus » qui répètent à l’envi qu’il n’y a pas de « fascisme français » de droite. Le fascisme français ne serait né et n’aurait existé qu’à gauche, entre les anarcho-syndicalistes de Sorel avant 1914 et les « renégats » à la Mussolini, puis, après la Première Guerre mondiale, sous l’égide des « renégats » de la SFIO (Marcel Déat) et du PCF (Jacques Doriot). On nous le martèle à la télévision, historiens médiatiques à l’appui.
Les archives sont formelles, le pionnier de l’histoire du fascisme français, l’historien américain Robert Soucy, l’a démontré dans ses « Deux vagues du fascisme français », 1924-1933, puis 1933-1939 (en fait, 1941) de 1986 et 1994, traduites de plus en plus tard ‑‑ 1992 pour le premier et 2004 pour le deuxième. Ce dernier a reçu un intitulé particulièrement malhonnête : Le fascisme français, 1924-1933, clair, est devenu Fascismes français ? 1933-1939 : mouvements antidémocratiques. Pluriel, point d’interrogation et re-pluriel transformant fascisme au singulier en « mouvements antidémocratiques », adjectif plus doux, tout y était…
Cette première tentative solide, sur la base d’archives policières, matière première de l’histoire intérieure, a été ruinée par la contre-offensive des « historiens du consensus » dont l’historien américain dénonçait les manquements : ceux de Science Po, institution qui, après avoir pris, depuis la décennie 1960, le contrôle de l’enseignement et de la recherche en histoire contemporaine, a chassé, après une polémique violente, en 2006-2007, Soucy du paysage historiographique français ‑‑ juste quand sortait la première édition du Choix de la défaite, enterrée par la même cohorte.
J’évoque cette chasse à l’homme (ou à l’historienne) dans un long prologue du Choix de la défaite démontrant, archives à l’appui, que la synarchie a financé et dirigé le fascisme français – de même qu’elle tuteurait la droite classique et toutes les forces de maintien du statu quo général, gauche anticommuniste incluse. Mes autres ouvrages, sur la Deuxième Guerre mondiale et sur l’après-Libération, dont Les origines du Plan Marshall, ont suivi l’évolution de ce groupe décisionnaire. L’affaire Robert Soucy (comme la campagne qui me vise depuis les années 1990) n’est pas anecdotique. Le triomphe d’une historiographie sans archives, puissante et hargneuse, a imposé silence de fait aux historiens qui préfèrent les fonds originaux aux colloques riches en ministres et hommes politiques venus conter leurs (faux) « témoignages » : taxés de complotisme, les indépendants, boycottés par tous les grands médias audiovisuels, sont ignorés du public.
La campagne médiatique sur « le mythe de la synarchie » n’a pas cessé depuis la première édition de La synarchie ou le mythe du complot permanent (Paris, Perrin, 1998), d’Olivier Dard, professeur à Paris-Sorbonne et conférencier favori de l’Action française – « matrice du fascisme français » (Brian Jenkins) dont étaient membres tous les grands synarques d’entre-deux-guerres. Ce tapage empêche les Français, fraction universitaire incluse, de connaître le fascisme français, né à droite, et financé au sommet, pour des montants énormes, par la « synarchie » supposée imaginaire. Ignorance funeste dans la conjoncture politique où nous sommes.
Certes, ce gouvernement « au-dessus des peuples » n’avait pas attendu l’année 1922 en France (et ailleurs) mais l’après-Première Guerre mondiale l’avait renforcé. « Les hommes d’affaires comme ceux du Creusot » (les « marchands de canon » en chef, la dynastie Schneider) contrôlaient étroitement leurs obligés, civils et militaires : des « hommes politiques » aux « hommes de main » en passant par « les journalistes » et « les militaires ». Le grand médiéviste Marc Bloch en avait presque tout compris au printemps 1944, dénonçant « les intrigues menées chez nous de 1933 à 1939 en faveur de l’Axe Rome-Berlin pour lui livrer la domination de l’Europe en détruisant de nos propres mains tout l’édifice de nos alliances et de nos amitiés ». Il croyait les militaires plus coupables que tous les autres, et si, dans son Étrange Défaite de 1940, il avait agrégé au groupe de traîtres stricto sensu la cime des élites intellectuelles (« de Science Po »), il en avait omis le haut clergé. À ces exécutants de plus ou moins haut rang, comme à leurs tuteurs financiers (très attachés, eux, au secret), les archives attribuent froidement leur rôle respectif dans la décision ou l’exécution.
Oui, au sommet, « les [très grands] hommes d’affaires » dirigent tout, politique intérieure et extérieure. Et, la France étant un impérialisme secondaire, ils adorent, comme leurs homologues italiens, depuis la fin du 19e siècle, s’appuyer, en tant que de besoin, sur les « premiers de la classe », allemand et étatsunien : ils font avec ces « protecteurs » des affaires fructueuses, quitte à leur octroyer le profit maximum, et peuvent plus aisément maintenir en laisse leurs peuples respectifs redoutés.
LSF : L’imprégnation du nazisme de certaines élites gouvernantes françaises est un thème central de votre livre.
ALR : Dans les années 1920, le capital financier est très « atlantique », tout en restant très lié à l’Allemagne, plus que jamais dans la décennie de crise, où le protectionnisme américain pose au monde capitaliste un problème commercial qui ne peut être surmonté que par le protectionnisme et les accords bilatéraux. Le modèle allemand, surtout à l’ère hitlérienne, conquiert les « hommes d’affaires ». Sa poigne anti-salaires et son élimination radicale de tous les instruments de défense de la classe ouvrière les séduisent, d’autant plus que le Reich est un énorme client, vu ses besoins de réarmement, et reste un énorme débiteur.
Non pas pour payer les « réparations » aux vainqueurs européens, énoncées de principe par le Traité de Versailles (juin 1919), puis laborieusement fixées dans la décennie 1920 : le créancier américain de l’Entente franco-anglaise, qui ne voulait pas en entendre parler, les avait ruinées d’emblée, et plus radicalement entre ses Plans Dawes (1924) et Young (août 1929) et leur abandon définitif en 1931-32. Non, l’Allemagne en réarmement clandestin entamé dès 1919 (je dis bien 1919) était le champion de la dette d’après-guerre, et de loin, le débiteur le plus rémunérateur pour les créanciers internationaux, français inclus.
La synarchie anglaise et américaine fut aussi séduite que la française par le bâton anti-ouvrier. Mais aussi par les intérêts et dividendes, entièrement défiscalisés, payables en temps de guerre comme de paix, des emprunts allemands réglés en or par le Reich (en or volé à partir du pillage allemand de la Banque nationale d’Autriche dès l’Anschluss de mars 1938). Et ce, jusqu’en avril 1945 inclus, via la Banque des règlements internationaux, institution (toujours présente) fondée par le Plan Young, installée à Bâle depuis 1930…
Mais le dossier de la germanophilie « occidentale » d’entre-deux-guerres et de ses véritables ressorts est tabou, plus encore que celui de la collaboration économique de guerre. L’historiographie dominante l’a banni du champ académique depuis les années 1990, en certifiant que le capital français, plutôt apolitique mais « patriote », avait dû se plier à tous les diktats allemands depuis le coup de tonnerre de l’été 1940. L’étude de l’entre-deux-guerres révèle à l’inverse une intense collaboration économique et, de plus en plus, politique. La Défaite ne l’a pas fondée mais a permis de la développer. On trouvera tous les détails, à peine croyables, de l’affaire dans Le choix de la défaite, De Munich à Vichy et Industriels et banquiers français sous l’Occupation.
LSF : Peut-on faire le même parallèle entre le basculement de ces mêmes élites à la fin de la guerre vers les USA et l’alignement actuel des dirigeants européens via l’OTAN ? Y a-t-il d’ailleurs pour vous un lien entre ces 2 questions ?
ALR : De 1940 à 1944, elles ont manifesté un allant pro-allemand forcément refroidi par l’évolution du rapport de forces militaire et général. Même quand elles ont accompagné l’envahisseur jusqu’au bout, elles ont perçu en temps réel les ruptures, dont la première est annoncée par les chefs militaires dans les trois semaines qui suivent Barbarossa. Ainsi, le général Paul Doyen, délégué français à la commission d’armistice allemande de Wiesbaden, annonce le 16 juillet 1941 la défaite allemande, inéluctable en raison de la « résistance […] farouche du soldat russe [et du] fanatisme […] passionné de la population ». La victoire militaire soviétique aura cette conséquence : donner aux États-Unis, « sortis seuls vainqueurs de la guerre de 1918 », une victoire plus écrasante. Les « États européens qui pouvaient rivaliser avec eux » ‑‑ plus exactement leurs décideurs – devront renoncer à « rivaliser » : quoi qu’il arrive, le monde devra, dans les prochaines décades, se soumettre à la volonté des États-Unis. » On est loin de la terreur du loup-garou soviétique…
Or ces élites, financières et gouvernementales – dont les hauts fonctionnaires financiers, que l’historiographie bien-pensante déguise en « vichysto-résistants » ‑‑, sont, après la Libération, les mêmes que dans l’entre-deux-guerres et pendant l’Occupation. On les retrouve à l’ère américaine qui suit novembre 1942 (l’invasion de l’Afrique du Nord), aussi « atlantistes » et soumises au nouveau protecteur étranger que naguère à l’allemand.
Poser la question du « lien » entre cette étape et l’actuelle, qui a d’ailleurs été officialisée par la fondation du Pacte atlantique (avril 1949) puis son organisation militaire (1950), c’est y répondre. Plus de 80 ans de tutelle quasi absolue ont parachevé une colonisation complète de la « zone d’influence » américaine. Qui se pose la question de l’éventuelle résistance aux Français du pacha Thami El Glaoui, profiteur jusqu’à sa mort (1956) du pillage français du Maroc? Ou des maharajas indiens au colonisateur britannique?
LSF : A quel moment le multilatéralisme en dollars de l’Empire américain que vous évoquez émerge-t-il ? Est-ce un plan ou une opportunité ?
ALR : Comme le montre l’ouvrage, le sort de l’Europe, entre guerre et après-guerre, correspond au programme de conquête du monde de l’impérialisme désormais hégémonique. Remontant au début du 19e siècle (et appliqué sur le continent américain), il est revendiqué, sans rupture, par l’exigence de la « Porte ouverte » (à l’égard de tous les rivaux, européens et japonais, en Chine) édictée par le secrétaire d’État Hays en septembre 1899, par les « Quatorze Points de Wilson » de janvier 1918 et par « la Charte de l’Atlantique » d’août 1941.
L’ouvrage montre que c’est le cobaye britannique qui est confronté le plus tôt au rouleau compresseur, lui dont la défaite s’affiche entre cession de bases de 1940, accord de Prêt-Bail (Lend-Lease) de 1941-1942, conférence de Bretton Woods (juillet 1944) et « Munich économique » du 6 décembre 1945 ‑‑ le fameux prêt de 3,5 milliards de dollars prétendument salvateur. Je recommande à vos lecteurs, pour mieux mesurer l’ampleur du désastre subi par le Royaume-Uni, de lire mon collègue Richard Farnetti, L’économie britannique de 1873 à nos jours, A. Colin, 1993, et mon article à paraître ces semaines-ci : « Du programme de la « Porte ouverte » à la mondialisation du dollar (années 1890-juillet 1944) », Droits, n° 77, mai 2024, p. 39-86.
La France emprunteuse suit la même route, voguant de Charybde en Scylla entre les emprunts de 1943 et la catastrophe absolue des accords Blum-Byrnes, règlement des dettes de guerre calamiteux accompagné de la remise du cinéma français aux huit « Majors » américaines.
LSF : Ces dernières années, malgré la chute de l’URSS et la fin de la « menace » communiste, la France semble continuer à servir de colonie aux américains. Qu’est-ce qui justifie encore cette soumission ? Et cette synarchie, qu’est-elle devenue ?
ALR : L’URSS n’a jamais été un danger militaire pour l’Ouest, vainqueur militaire épuisé que les Américains traitent en ennemie non pas à partir de l’officielle « Guerre froide » (mars 1947), mais, ouvertement, à Yalta même (février 1945). On nous présente depuis l’origine comme la catastrophe absolue pour l’Europe cette conférence où les Soviétiques comprirent définitivement qu’ils ne toucheraient pas un kopeck de « réparations » de la Ruhr, arsenal des agresseurs allemands et source de leurs ruines : le retors Staline aurait obtenu d’un Roosevelt mourant et d’un Churchill lucide le droit de mettre sous le joug l’Est européen. À la lumière des archives, cette présentation est grotesque, mais elle fait notre ordinaire quotidien, cautionnée par l’historiographie « raisonnable » et atlantiste, qui oppose la terreur soviétique étendue sur la malheureuse Europe orientale à la « démocratie » américaine offerte à l’Europe occidentale, heureusement élargie depuis 1989.
Celle des scrutins bafoués, comme les élections constituantes françaises d’octobre 1945, Washington ayant le pouvoir de faire remplacer, comme je l’ai montré dans Les origines du Plan Marshall, un ministre communiste de l’Économie gênant (François Billoux) par un socialiste atlantisé depuis ses séjours académiques d’avant-guerre aux États-Unis financés par la Fondation Rockefeller, et strictement contrôlé, financièrement, depuis novembre 1942 (André Philip)? Celle de la « renazification » immédiate de l’Allemagne occidentale, interdite de recensions (voir Alfred Wahl, La seconde histoire du nazisme dans l’Allemagne fédérale depuis 1945, Paris, Armand Colin, 2006, et les travaux, au titre explicite, figurant dans mon CV, Les origines du Plan Marshall incluses)? Celle du retour des monarques grecs haïs – le roi Paul, esclave des Anglais jusqu’à leur remplacement par les Américains (1947), sa femme Frederika, princesse allemande et nazie notoire, après des années de terreur organisée par ces deux tuteurs étrangers appuyés sur les anciens collaborationnistes grecs de 1941-1944? Cette histoire est interdite au public français, puisque les premiers historiens les plus incontestables du martyre grec ne sont pas traduits (Lawrence Wittner, American Intervention in Greece, New York, Columbia University Press, 1982) et que la synthèse de l’historienne française sur la phase britannique de la tutelle est, comme toute étude « critique », privée de publicité médiatique (Joëlle Fontaine, De la résistance à la guerre civile en Grèce. 1941-1946, Paris, La Fabrique, 2012 dont on lira l’excellente critique par une de mes collègues de Paris 7, Louise Bruit Zaidman, https://www.persee.fr/doc/raipr_0033-9075_2012_num_184_1_4439_t1_0124_0000_5).
J’arrête ici la liste interminable du modèle « démocratique » bafoué par la corruption, la complicité avec les pires bourreaux et la menace états-uniennes. C’est dommage, je pourrais parler de l’Espagne et des mystères du retour de la « démocratie » monarchique préparée à Washington depuis l’après-guerre, sur fond de soutien inébranlable de fait à Franco jusqu’à sa mort, et de tant d’autres exemples. On se reportera à l’ensemble des ouvrages d’un ancien fonctionnaire du Département d’État William Blum, limpides, et par extraordinaire traduits, consacrés aux interventions extérieures et/ou immixtions intérieures américaines de 1945 à 2001 dans tous les États du monde (dont L’État voyou, Bruxelles, Investig’action, 2019).
Les appétits du premier pays impérialiste mondial sont indifférents à la forme politique des États pourvu qu’ils lui soient entièrement soumis : les États-Unis sont devenus russophobes depuis 1896, quand la Russie tsariste a poussé des antennes économiques en Chine du Nord, comme l’a montré dès 1952 la thèse du grand historien « révisionniste » américain William Appleman Williams, American‑Russian Relations, 1781‑1947 (New York, Rinehart and Company). Ils n’ont jamais depuis lors cessé de lorgner le pactole, entre Union soviétique et Russie d’après-1989-1991, en déployant à cet effet tous les dispositifs clandestins possibles : la caverne d’Ali Baba ukrainienne en tête (voir le sidérant chapitre 5 de Richard Breitman et Norman Goda, Hitler’s Shadow : Nazi War Criminals, US Intelligence and the Cold War, National Archives, 2010, « Collaborators : Allied intelligence and the Organization of Ukrainian Nationalists », p. 73-97. Le livre, préfacé par le journaliste-historien Éric Branca, un des seuls analystes des us et coutumes de « l’ami américain » à avoir réussi à percer le mur du silence, a été par miracle traduit et publié. Mais en l’occurrence par un éditeur obscur, aucun autre n’en ayant voulu : À l’ombre d’Hitler. Les services secrets américains et les criminels nazis pendant la Guerre froide, Paris, J.-C. Godefroy, 2022. Il s’est heurté, logiquement, au mutisme total des grands médias.
Pourquoi voulez-vous qu’une colonie exploitée depuis 80 ans, contrôlée par tous les bouts, la française ou toute autre de la même catégorie, soit moins malléable qu’en 1940 ou 1944? Si vous voulez des nouvelles de « la synarchie-qui-n’existe-pas », allez donc visiter les archives de la Préfecture de police : les policiers des RG présentaient encore dans les années 1970 le très pronazi puis très pro-américain Henry Dhavernas (présenté dans Les origines du Plan Marshall, voir l’index) comme un des plus importants synarques… Elle serait morte depuis?
LSF : De même quand on lit dans le détail la mainmise de l’ambassade américaine à l’époque sur la vie politique française, on croit voir Mme Nuland sélectionner ses ministres en Ukraine. Est-ce toujours le cas ?
ALR : La consultation des archives (et je me suis appuyée tant sur les françaises que sur les américaines) est taboue parce que cette correspondance, qui révèle tout ou presque, dresse un tableau horrifiant. Entre le traitement de la France en colonie et celui de ses hommes politiques féaux en domestiques par Jefferson Caffery, ambassadeur-bourreau, pendant seize ans (1928-1944), de l’arrière-cour latino-américaine nommé par un Roosevelt qu’obsédait l’objectif d’« éliminer » de Gaulle, et les manières « européennes » et « ukrainiennes » de Mme Nuland, non pas seulement depuis 2014 mais depuis les années 1990 (et, voir ci-dessus pour les années 1944-1990), je ne saisis pas de différence.
J’ai vu les archives du Quai d’Orsay jusqu’à 1970 : je peux certifier qu’avant le retour de De Gaulle, aucun haut fonctionnaire décrit par les archives classées n’avait jamais osé s’opposer ou réagir à un caprice américain.
LSF : La période actuelle peut sembler ironique pour un communiste car, alors que le capitalisme américain a semblé remporter une victoire écrasante depuis 1989, finalement ces dernières années voient le retour d’une opposition structurée menaçant comme jamais l’hégémon et semble-t-il plébiscitée par les peuples, au moins dans ce que certains appellent le Sud global.
ALR : Le monde a été bloqué pour des décennies après 1945-1950 par l’impérialisme américain tout puissant. Mais toutes les questions qui se posent aujourd’hui se posaient déjà : catastrophe du multilatéralisme du dollar interdisant les accords bilatéraux, protectionnisme américain délirant, crises récurrentes, exploitation des pays intégrés à la mondialisation capitaliste du 19e siècle, c’est-à-dire colonisés, etc.
Le déblocage s’amorce dans le bruit et la fureur, comme il est d’usage pour un mode de production caractérisé par la guerre structurelle entre capitaux rivaux (Marx), illustrée par « les guerres perpétuelles » menées par les États-Unis depuis 1945, qu’ont étudiées tous les historiens « révisionnistes » américains (critiques de la Doxa) depuis William Appleman Williams. Mais ce déverrouillage ne surgit pas du néant. Une grande partie du Sud global a entamé le processus dans les indépendances, si limitées fussent-elles, des années 1940-1950 avec le mouvement des non-alignés, que Moscou soutenait efficacement. Le camp anti-impérialiste a subi un revers exceptionnellement grave avec la chute de l’URSS.
La crise systémique du capitalisme, qui dure désormais depuis le tournant des années 1960, l’affaiblissement objectif de l’économie américaine, la haine qui s’est accumulée, à travers le monde non-occidental, envers les guerres permanentes et le « deux poids, deux mesures » des États-Unis rois autoproclamés de la « démocratie », la puissance de la Chine, la sortie de l’ex-URSS de l’ère coloniale Eltsine, ont rebattu les cartes. Tout bouge et, quand on n’est pas intoxiqué par la propagande, on perçoit, comme les scientifiques américains anticonformistes (chez nous, on pourrait croire qu’il n’y en a plus), que le monde va basculer…
Mais même si je suis convaincue que le monde va sortir du carcan de 80 ans de Bretton Woods, je suis incapable, comme tout le monde, de prévoir quel temps sera nécessaire pour y parvenir. J’ai déjà fort à faire pour exercer mes fonctions d’historienne dans une conjoncture aussi dégradée que celle dans laquelle les indépendants œuvrent en France depuis cinquante ans. Je ne suis pas devineresse.
LSF : Quels sont vos projets ?
ALR : J’ai accumulé de ma thèse d’État à 2022 une masse d’archives, françaises et américaines, suffisante pour écrire la suite du présent livre, sur la France entre la mi-1946 et l’ère Marshall stricto sensu (1948-1952).
J’ai déjà consacré beaucoup de travaux à cette période (voir mon CV). Je souhaite faire un ouvrage qui, comme le précédent, étudiera dans ses aspects politiques, économiques, culturels et militaires une phase essentielle de l’effondrement de la France reconnu aujourd’hui. C’est cette phase de démantèlement que, en 1979, décrivait le haut fonctionnaire Jacques Thibau dans La France colonisée [par les États-Unis] (Paris, Flammarion). On aurait avantage à le relire : si de tels avertissements se sont avérés vains, ils permettent, comme je l’ai seriné à mes élèves puis à mes étudiants, concernant l’histoire correctement faite, de ne pas mourir idiot(s). C’est beaucoup.