Attention au retour de bâton de la guerre financière


En confisquant les fonds russes gelés pour les donner à l’Ukraine, l’Occident pourrait se tirer une balle dans le pied.


Par Paul Robinson – Le 24 octobre 2022 – Source Canadian Dimension

Le pouvoir et l’argent vont de pair. Les Hollandais d’abord, puis les Britanniques, et plus récemment les Américains, ont réussi à bâtir des institutions financières qui ont favorisé leur puissance sur le monde. Au cours des dernières décennies, le système bancaire occidental, l’utilisation généralisée du dollar américain comme forme d’échange internationale et les activités des institutions financières dominées par les Occidentaux, comme le Fonds monétaire international (FMI), ont donné aux États-Unis et à leurs alliés un énorme avantage sur tout concurrent potentiel, comme l’Union soviétique pendant la guerre froide.

Ce système financier a procuré à l’Occident d’énormes avantages, tant directs qu’indirects. En facilitant les échanges et en fournissant une base stable pour le commerce, le système financier international a également permis le processus de mondialisation dont les États occidentaux ont énormément profité. On pourrait donc imaginer que les dirigeants occidentaux devraient considérer comme une priorité absolue le maintien de la réputation d’impartialité du système. À mesure que le monde en développement s’enrichit, il est dans l’intérêt de l’Occident de le maintenir dans la structure existante plutôt que de laisser des structures alternatives se développer et échapper à son contrôle. Cela semble évident. Et pourtant, pour des raisons de gains politiques à court terme, les États occidentaux semblent vouloir faire tout le contraire.

Il y a quelques années, par exemple, les pays occidentaux voulaient que le FMI prête de l’argent à l’Ukraine pour l’aider à éviter la faillite. Le problème était que l’Ukraine n’avait pas remboursé un prêt de 3 milliards de dollars accordé par la Russie et que, selon les règles du FMI, celui-ci ne pouvait pas prêter de l’argent à un État qui avait des arriérés envers un autre État. Le FMI (dont le conseil d’administration est dominé par les pays occidentaux) a trouvé un moyen de contourner ce problème. Il a modifié ses règles pour autoriser les prêts aux pays ayant des arriérés de paiement. Le prêt à l’Ukraine a donc été accordé.

Il est de bon ton aujourd’hui de parler d’un « ordre international fondé sur des règles« . Mais un ordre dans lequel un groupe de personnes peut changer les règles quand cela lui convient n’est pas un ordre « fondé sur des règles« . Ce n’est pas non plus le seul exemple d’États occidentaux utilisant leur domination sur le système financier pour poursuivre des objectifs géopolitiques en contradiction apparente avec les « règles » qu’ils prétendent défendre.

Dans un cas notoire, après que le leader de l’opposition vénézuélienne, Juan Guaidó, se soit déclaré président par intérim en 2019, les gouvernements américain et britannique l’ont reconnu comme tel, puis ont transféré les actifs vénézuéliens détenus dans leurs pays sous le contrôle de Guaidó. Guaidó n’est pas plus président du Venezuela que moi, mais par le simple fait de le déclarer tel, les Américains et les Britanniques ont pu prendre des milliards de dollars à l’État vénézuélien et les lui donner. En principe, il n’y a aucune raison pour que personne ne puisse faire la même chose à l’égard d’autres pays. Ce n’est guère un exemple d' »ordre« .

De même, en février de cette année, le président américain Joe Biden a libéré 7 milliards de dollars de fonds du gouvernement afghan gelés dans les banques américaines, mais a décrété que la moitié de cette somme devait être versée aux victimes des attaques terroristes du 11 septembre 2001. Cela a donné lieu à des accusations selon lesquelles les États-Unis « volaient » de fait l’argent afghan. Comme l’a fait remarquer Dan Drezner, professeur de politique internationale à l’université Tufts, dans le Washington Post : « Le gouvernement américain pille des actifs légalement détenus par un autre gouvernement souverain pour récompenser ses propres citoyens. Si un autre pays tentait cette manœuvre – et un autre pays pourrait être tenté de l’essayer en utilisant cette affaire comme un précédent – cela serait considéré comme un vol pur et simple. Cela rend beaucoup plus facile pour d’autres grandes puissances d’agir de manière aussi impériale. »

Il va sans dire que les pays étrangers et leurs citoyens ont pris note du fait que leur argent n’est pas en sécurité entre les mains des Occidentaux. Conscient de cela, le gouvernement russe a commencé, il y a plusieurs années, à retirer ses avoirs des banques occidentales et à remplacer le dollar américain par d’autres devises. Malheureusement pour les Russes, ils ne l’ont pas fait assez vite et, au moment de l’invasion de l’Ukraine en février, le gouvernement russe, ainsi que des entreprises et des particuliers russes, détenaient encore plusieurs centaines de milliards de dollars dans des institutions financières occidentales. Après l’invasion, ces fonds ont été gelés.

En réponse, les Russes ont accusé l’Occident de vol. À proprement parler, ce n’est pas exact, car les fonds sont seulement gelés et pourraient en théorie être remis sous contrôle russe, même si l’on peut douter que cela se produise un jour. L’accusation de vol pourrait toutefois se rapprocher de la vérité si l’Union européenne mettait à exécution sa menace de confisquer les avoirs russes gelés et de les remettre à l’Ukraine.

À l’issue d’une réunion du Conseil européen la semaine dernière, le président Charles Michel (qui est depuis longtemps favorable à une telle politique) a déclaré : « Nous devons examiner les avoirs gelés et leur éventuelle utilisation pour la reconstruction de l’Ukraine. » Il a ajouté que la question pourrait être soulevée lors d’une conférence internationale sur l’aide à l’Ukraine qui se tiendra le 25 octobre. Dans le même temps, un document publié la semaine dernière par le Groupe de travail international sur les sanctions contre la Russie préconise que « les actifs de la banque centrale russe gelés par l’Occident soient saisis et détournés vers l’Ukraine à titre de réparation« .

On pourrait arguer que le transfert de l’argent russe vers l’Ukraine est moralement juste. Les Russes ont envahi illégalement l’Ukraine et causé des dizaines, voire des centaines de milliards de dollars de dégâts. Il n’est que juste qu’ils paient pour le mal qu’ils ont fait. Mais il y a une raison pour laquelle les gens appellent à un ordre international « fondé sur des règles » et non à un ordre « fondé sur la justice« . Il n’existe pas d’arbitre neutre capable de dire qui et quoi est juste. Si le fait d’avoir la justice de votre côté vous permet de contourner les règles, tout le monde peut prétendre être juste et tout semblant d’ordre s’effondre. Après tout, de nombreux pays doivent avoir le sentiment que les États-Unis, le Royaume-Uni et d’autres États occidentaux leur ont fait du tort. Les Britanniques et les Américains penseraient-ils qu’il est normal que d’autres prennent les actifs britanniques et américains et les redistribuent à leurs victimes ? On peut imaginer que non.

Il reste à voir s’il est légalement possible de confisquer et de redistribuer les fonds russes. Mais même si c’est le cas, on peut se demander si c’est sage. Petit à petit, de tels actes ont pour effet d’envoyer le message que le système financier international est inféodé aux intérêts politiques occidentaux. Ceci, bien sûr, ne sera pas une révélation pour beaucoup. En effet, cela fait longtemps que l’on critique le mode de fonctionnement du monde financier. Mais jusqu’à présent, les critiques ont dû accepter le système tel qu’il est en raison de l’absence d’alternatives. Cette situation est en train de changer. Plus nous abusons du système à notre avantage, plus nous encourageons les autres à s’en séparer et à mettre en place leurs propres systèmes parallèles, se détachant ainsi de notre contrôle tout en sapant la mondialisation qui nous a si bien servi jusqu’à présent.

De cette façon, pour obtenir des avantages à court terme, l’Occident sabote ses propres intérêts à long terme. Il s’agit d’un processus très lent qui est déjà en cours depuis un certain temps. Mais la réaction à la guerre en Ukraine accélère sans doute les mouvements dans cette direction, au détriment de l’Occident. Si les dirigeants européens souhaitent faire ce qui est « juste« , ils devraient veiller à ne pas se tirer une balle dans le pied dans le processus.

Paul Robinson

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.

   Envoyer l'article en PDF