Par Pepe Escobar − Le 6 octobre 2022 − Source The Cradle
Dans son dernier essai, le professeur Hudson s’intéresse de plus près aux politiques économiques et financières suicidaires de l’Allemagne, à leur effet sur l’euro, déjà en chute libre, et laisse entrevoir quelques possibilités d’intégration rapide de l’Eurasie et des Pays du Sud pour tenter de briser la mainmise de l’hégémon.
Cela a donné lieu à une série d’échanges de courriels, notamment sur le rôle futur du yuan, où Hudson a fait remarquer :
Les Chinois, avec qui je discute depuis des années et des années, ne s’attendent pas à ce que le dollar s’affaiblisse. Ils ne se plaignent pas de sa hausse, mais ils s’inquiètent de la fuite des capitaux hors de Chine, car je pense qu’après le Congrès du Parti [qui débutera le 16 octobre], il y aura une répression contre les défenseurs du marché libre à Shanghai. La pression pour les changements à venir s’est accumulée depuis longtemps. L’esprit de réforme visant à maîtriser les « marchés libres » s’est répandu parmi les étudiants il y a plus de dix ans, et ils ont progressé dans la hiérarchie du Parti.
Sur la question clé de l’acceptation par la Russie du paiement de l’énergie en roubles, Hudson a abordé un point rarement examiné en dehors de la Russie : « Ils ne veulent pas vraiment être payés uniquement en roubles. C’est la seule chose dont la Russie n’a pas besoin, car elle peut simplement les imprimer. Elle n’a besoin de roubles que pour équilibrer ses paiements internationaux afin de stabiliser le taux de change – pas pour le faire monter. »
Ce qui nous amène aux règlements en yuans : « Prendre un paiement en yuan, c’est comme prendre un paiement en or – un actif international que tous les pays désirent en tant que monnaie non-fiat qui a une valeur si on la vend (contrairement au dollar maintenant, qui peut simplement être confisqué, ou finalement laissé à l’abandon). Ce dont la Russie a réellement besoin, ce sont des intrants industriels essentiels, comme les puces informatiques. Elle pourrait demander à la Chine de les exporter avec les yuans que la Russie lui fournit« .
Keynes est de retour
Suite à nos échanges de courriels, le professeur Hudson a gracieusement accepté de répondre en détail à quelques questions sur les processus géoéconomiques extrêmement complexes en jeu à travers l’Eurasie. C’est parti.
The Cradle : Les BRICS étudient l’adoption d’une monnaie commune – incluant tous les BRICS et, nous l’espérons, les BRICS+ élargis. Comment cela pourrait-il être mis en pratique ? On voit mal la banque centrale brésilienne s’harmoniser avec les Russes et la Banque populaire de Chine. Cela impliquerait-il uniquement des investissements – via la banque de développement des BRICS ? Serait-il basé sur les matières premières et l’or ? Quelle est la place du yuan ? L’approche des BRICS est-elle basée sur les discussions actuelles de l’Union économique eurasienne (UEEA) avec les Chinois, menées par Sergey Glazyev ? Le sommet de Samarcande a-t-il fait progresser, dans la pratique, l’interconnexion des BRICS et de l’OCS ?
Hudson : Toute idée de monnaie commune doit commencer par un accord d’échange de devises entre les pays membres. La plupart des échanges se feront dans leurs propres monnaies. Mais pour régler les inévitables déséquilibres (excédents et déficits de la balance des paiements), une monnaie artificielle sera créée par une nouvelle banque centrale.
Cela peut ressembler superficiellement aux droits de tirage spéciaux (DTS) créés par le Fonds monétaire international (FMI), en grande partie pour financer le déficit américain sur le compte militaire et le service de la dette croissant que les débiteurs du Sud doivent aux prêteurs américains. Mais l’arrangement ressemblera beaucoup plus au « bancor » proposé par John Maynard Keynes en 1944. Les pays déficitaires pourraient tirer un quota déterminé de bancors, dont l’évaluation serait fixée par une sélection commune de prix et de taux de change. Les bancors (et leur propre monnaie) seraient utilisés pour payer les pays en excédent.
Mais contrairement au système de DTS du FMI, l’objectif de cette nouvelle banque centrale alternative ne sera pas simplement de subventionner la polarisation économique et l’endettement. Keynes a proposé un principe selon lequel si un pays (il pensait alors aux États-Unis) enregistrait des excédents chroniques, cela serait le signe de son protectionnisme ou de son refus de soutenir une économie mutuellement résiliente, et ses créances commenceraient à s’éteindre, de même que les dettes en bancor des pays dont l’économie les empêchait d’équilibrer leurs paiements internationaux et de soutenir leur monnaie.
Les accords proposés aujourd’hui soutiendraient effectivement les prêts entre les banques membres, mais pas dans le but de soutenir la fuite des capitaux (la principale utilisation des prêts du FMI, lorsque des gouvernements de « gauche » semblent susceptibles d’être élus), et le FMI et son alternative associée à la Banque mondiale n’imposeraient pas de plans d’austérité et de politiques anti-ouvrières aux débiteurs. La doctrine économique favoriserait l’autosuffisance alimentaire et les produits de première nécessité, et encouragerait la formation de capital agricole et industriel tangible, et non la financiarisation.
Il est probable que l’or soit également un élément des réserves monétaires internationales de ces pays, simplement parce que l’or est une marchandise que des centaines d’années de pratique mondiale ont déjà reconnue comme acceptable et politiquement neutre. Mais l’or serait un moyen de régler les balances de paiement, et non de définir la monnaie nationale. Ces soldes s’étendraient bien sûr au commerce et aux investissements avec les pays occidentaux qui ne font pas partie de cette banque. L’or serait un moyen acceptable de régler les soldes de la dette occidentale envers la nouvelle banque centrée sur l’Eurasie. Cela s’avérerait un moyen de paiement que les pays occidentaux ne pourraient pas simplement répudier – tant que l’or serait conservé entre les mains des membres de la nouvelle banque, et non plus à New York ou à Londres comme c’est la dangereuse pratique depuis 1945.
Dans une réunion visant à créer une telle banque, la Chine se trouverait dans une position dominante similaire à celle dont jouissaient les États-Unis en 1944 à Bretton Woods. Mais sa philosophie de fonctionnement serait tout à fait différente. L’objectif serait de développer les économies des membres de la banque, avec une planification à long terme ou des modèles commerciaux qui semblent les plus appropriés pour leurs économies afin d’éviter le genre de relations de dépendance et de prises de contrôle par privatisation qui ont caractérisé la politique du FMI et de la Banque mondiale.
Ces objectifs de développement impliqueraient une réforme foncière, une restructuration industrielle et financière et une réforme fiscale, ainsi que des réformes bancaires et de crédit nationales. Les discussions lors des réunions de l’OCS semblent avoir préparé le terrain pour établir une harmonie générale des intérêts dans la création de réformes dans ce sens.
L’Eurasie ou la faillite
The Cradle : à moyen terme, peut-on s’attendre à ce que les industriels allemands, contemplant le désert à venir et leur propre disparition, se révoltent en masse contre les sanctions commerciales/financières imposées par l’OTAN à la Russie et forcent Berlin à ouvrir le Nord Stream 2 ? Gazprom garantit que le pipeline est récupérable. Pas besoin d’adhérer à l’OCS pour que cela se produise…
Hudson : Il est peu probable que les industriels allemands agissent pour empêcher la désindustrialisation de leur pays, étant donné la mainmise des États-Unis et de l’OTAN sur la politique de la zone euro et les 75 dernières années d’ingérence politique des responsables américains. Il est plus probable que les chefs d’entreprise allemands essaient de survivre en préservant autant que possible leurs richesses personnelles et celles de leur entreprise dans le sillage de la transformation de l’Allemagne en une épave économique de type État balte.
Il est déjà question de transférer la production – et la gestion – aux États-Unis, ce qui empêchera l’Allemagne de s’approvisionner en énergie, en métaux et autres matériaux essentiels auprès de tout fournisseur qui ne serait pas contrôlé par les intérêts américains et leurs alliés.
La grande question est de savoir si les entreprises allemandes émigreront vers les nouvelles économies eurasiennes dont la croissance industrielle et la prospérité semblent devoir éclipser de loin celles des États-Unis.
Bien sûr, les pipelines Nord Stream sont récupérables. C’est précisément la raison pour laquelle la pression politique américaine exercée par le secrétaire d’État Blinken a été si insistante pour que l’Allemagne, l’Italie et d’autres pays européens redoublent d’efforts pour isoler leurs économies du commerce et des investissements avec la Russie, l’Iran, la Chine et d’autres pays dont les États-Unis tentent de perturber la croissance.
Comment échapper au mantra « Il n’y a pas d’alternative » ?
The Cradle : Sommes-nous en train d’atteindre le point où les principaux acteurs du Sud mondial – plus de 100 nations – se ressaisissent enfin et décident de mettre le paquet pour empêcher les États-Unis de maintenir l’économie mondiale néolibérale artificielle dans un état de coma perpétuel ? Cela signifie que la seule option possible, comme vous l’avez souligné, est de mettre en place une monnaie mondiale parallèle contournant le dollar américain – tandis que les suspects habituels font flotter la notion d’un Bretton Woods III au mieux. Le casino financier FIRE (finance, assurance, immobilier) est-il suffisamment omnipotent pour écraser toute concurrence éventuelle ? Envisagez-vous d’autres mécanismes pratiques que ceux dont discutent actuellement les BRICS, l’EAEU et l’OCS ?
Hudson : Il y a un an ou deux, il semblait que la conception d’une monnaie mondiale alternative à part entière, d’un système monétaire, de crédit et de commerce était si complexe qu’il était difficile d’en imaginer les détails. Mais les sanctions américaines se sont avérées être le catalyseur nécessaire pour rendre ces discussions pragmatiquement urgentes.
La confiscation des réserves d’or du Venezuela à Londres et de ses investissements aux États-Unis, la confiscation de 300 milliards de dollars de réserves de change de la Russie détenues aux États-Unis et en Europe, et la menace de faire de même pour la Chine et d’autres pays qui résistent à la politique étrangère américaine ont rendu la dédollarisation urgente. J’ai expliqué cette logique en de nombreux points, depuis mon article du Valdai Club (avec Radhika Desai) jusqu’à mon récent livre intitulé Le destin de la civilisation, en passant par la série de conférences que j’ai préparée pour Hong Kong et l’Université mondiale pour la durabilité.
Détenir des titres libellés en dollars, et même détenir de l’or ou des investissements aux États-Unis et en Europe, n’est plus une option sûre. Il est clair que le monde est en train de se diviser en deux types d’économies très différentes, et que les diplomates américains et leurs satellites européens sont prêts à déchirer l’ordre économique existant dans l’espoir que la création d’une crise perturbatrice leur permettra de sortir vainqueurs.
Il est également clair que la soumission au FMI et à ses plans d’austérité est un suicide économique, et que suivre la Banque mondiale et sa doctrine néolibérale de dépendance internationale est autodestructeur. Le résultat a été de créer un plafond impayable de dettes libellées en dollars américains. Ces dettes ne peuvent être payées sans emprunter des crédits auprès du FMI et sans accepter les conditions de la capitulation économique devant les privatiseurs et les spéculateurs américains.
La seule alternative à l’austérité économique qu’ils s’imposent à eux-mêmes est de se retirer du piège du dollar dans lequel l’économie de « marché libre » parrainée par les États-Unis (des marchés libres de toute protection gouvernementale, et libres de toute capacité gouvernementale à réparer les dommages environnementaux causés par les compagnies pétrolières et minières américaines et la dépendance industrielle et alimentaire qui y est associée) et de faire une rupture nette.
La rupture sera difficile, et la diplomatie américaine fera tout ce qu’elle peut pour perturber la création d’un ordre économique plus résilient. Mais la politique américaine a créé un état de dépendance mondial dans lequel il n’y a littéralement aucune autre alternative que la rupture.
Germanexit ?
The Cradle : Quelle est votre analyse sur la confirmation par Gazprom que la ligne B du Nord Stream 2 n’a pas été touchée par le Pipeline Terror ? Cela signifie que le Nord Stream 2 est pratiquement prêt à fonctionner – avec une capacité de pompage de 27,5 milliards de mètres cubes de gaz par an, ce qui se trouve être la moitié de la capacité totale du Nord Stream – endommagé. L’Allemagne n’est donc pas condamnée. Cela ouvre un tout nouveau chapitre ; une solution dépendra d’une décision politique sérieuse du gouvernement allemand.
Hudson : Voici le point crucial : La Russie ne supportera certainement pas une nouvelle fois le coût de l’explosion du gazoduc. La décision reviendra à l’Allemagne. Je parie que le régime actuel dira « non ». Cela devrait donner lieu à une montée intéressante des partis alternatifs.
Le problème ultime est que la seule façon pour l’Allemagne de rétablir le commerce avec la Russie est de se retirer de l’OTAN, en réalisant qu’elle est la principale victime de la guerre de l’OTAN. Cela ne pourrait réussir qu’en s’étendant à l’Italie, et aussi à la Grèce (pour ne pas l’avoir protégée contre la Turquie, depuis Chypre). Cela ressemble à un long combat.
Peut-être est-il plus facile pour l’industrie allemande de faire ses bagages et de déménager en Russie pour aider à moderniser sa production industrielle, notamment BASF pour la chimie, Siemens pour l’ingénierie, etc. Si les entreprises allemandes se délocalisent aux États-Unis pour obtenir du gaz, cela sera perçu comme un raid américain sur l’industrie allemande, capturant son avance technologique au profit des États-Unis. Même ainsi, cela ne réussira pas, étant donné l’économie post-industrielle de l’Amérique.
L’industrie allemande ne peut donc se déplacer vers l’est que si elle crée son propre parti politique, un parti nationaliste anti-OTAN. La constitution de l’UE exigerait que l’Allemagne se retire de l’UE, ce qui fait passer les intérêts de l’OTAN en premier au niveau fédéral. Le scénario suivant consiste à discuter de l’entrée de l’Allemagne dans l’OCS. Prenons les paris pour savoir combien de temps cela prendra.
Pepe Escobar
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
Ping : Michael Hudson: Une feuille de route pour mener la guerre impérialiste sur le front économique – les 7 du quebec