Par Andrew Korybko – le 17 septembre 2018 – source orientalreview.org
De nombreux commentateurs se sont épanchés sur les résultats apparemment mitigés des négociations 2+2 entre les USA et l’Inde, alors qu’en réalité ces résultats sont on ne peut plus tranchés.
Les deux grandes puissances se sont mises d’accord sur le pacte de communication COMCASA, et ont annoncé la tenue de leurs premiers exercices tri-services de l’histoire dès l’an prochain ; cet événement constituera une opportunité d’afficher l’efficacité opérationnelle de ces travaux d’interopérabilité entre leurs armées respectives. Pour « non-alignée » que soit la politique étrangère officiellement revendiquée par New Delhi, qui jure pratiquer le « multi-alignement », on peut difficilement interpréter ce dernier développement autrement que comme l’entrée tacite dans le rang d’une alliance avec Washington, surtout si l’on garde à l’esprit que c’est très exactement l’objectif des USA avec le cadre Quad : voir les deux pays œuvrer avec le Japon et l’Australie pour « contenir » la Chine.
À ce sujet, les seuls adversaires contre lesquels USA et Inde pourraient avoir à entraîner conjointement au combat leurs trois corps d’armées sont la Chine et son partenaire régional pakistanais, avec lequel Pékin s’emploie à construire le Couloir Économique Chine-Pakistan (CPEC), fleuron de sa vision mondiale des chemins de connectivités des nouvelles routes de la soie, qui lui ouvrira également les accès à l’océan indien sans dépendre du détroit de Malacca. Les relations USA-Pakistan sont également au plus bas, et ce n’est pas un hasard ; au contraire, cela a tout à voir avec le retournement de Washington vers le grand rival du Pakistan dans sa stratégie de « contenir » la Chine. Washington a pris cette décision en raison du CPEC, mais camoufle cette politique sous la fausse nouvelle du soi-disant « soutien [pakistanais] au terrorisme », ce qui lui permet en plus de prendre Islamabad comme bouc émissaire pour les 17 années d’échecs de sa propre occupation de l’Afghanistan.
Un autre résultat important de ces discussions au format 2+2 est ce point de désaccord : l’Inde n’a pas renoncé à échapper aux sanctions américaines suite à son projet d’acheter des systèmes de défense anti-aérienne S-400 russes, et ne veut pas mettre fin à ses importations de pétrole iranien après la nouvelle imposition de sanctions unilatérales par secteur en novembre. Certains observateurs ont interprété ce point comme indiquant l’existence d’obstacles importants dans leur partenariat stratégique balbutiant, qui n’avancerait ainsi pas aussi facilement qu’on avait voulu le décrire ; mais en réalité, les deux parties ne font qu’utiliser le sujet des sanctions comme moyen de négociation dans leur recherche d’un accord plus à leur avantage respectif. Les USA espèrent pouvoir pousser l’Inde à accepter des concessions plus stratégiques, cependant que l’Inde espère pouvoir éviter ce scénario au vu de son importance géopolitique générale dans le plan américain de « contenir » la Chine.
Un compromis est probable dans un futur proche, où l’Inde gagnera une renonciation des USA à leurs sanctions CAATSA, renonciation rendue possible par la clause du National Defense Authorization Act de 2019 qui prévoit ce cas si l’Inde diminue ses montants d’achats d’armes russes ou coopère avec l’Amérique sur d’autres sujets jugés critiques aux intérêts nationaux de Washington. On pourrait également voir une renonciation aux sanctions secondaires liées à l’importation indienne de pétrole iranien, pourvu que l’Inde s’engage à remplacer peu à peu ces achats par du pétrole saoudien ou américain, surtout au vu du fait que ce changement est tout à fait impossible à réaliser en moins de deux mois. Pour résumer l’ensemble, on peut dire que les discussions 2+2 entre les USA et l’Inde ont constitué un succès retentissant pour leur partenariat stratégique, mais qu’il deviendra de plus en plus difficile pour New Delhi de conserver son autonomie proclamée une fois ces accords en place.
Le présent article constitue une retranscription partielle de l’émission radiophonique context countdown, diffusée sur Radio Sputnik le 14 septembre 2018.
Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.
Traduit par Vincent pour le Saker Francophone