USA : Il n’y aura pas de retour en arrière sur la russophobie


Par Pepe Escobar – Le 24 avril 2017 – Source Sputnik News via entelekheia.fr

Au bout du compte, il n’y aura presque pas eu de retour en arrière ; uniquement une sorte de pause hésitante de la Guerre froide 2.0. D’interminables jours de bruit et de fureur s’étaient écoulés, quand Trump a finalement décidé que l’OTAN n’était « plus obsolète » ; pourtant, il veut « s’entendre » avec la Russie.


Juste avant sa rencontre avec le Secrétaire d’État américain Rex Tillerson à Moscou, le président Vladimir Poutine a expliqué à la télé russe que « la confiance (entre les Russes et les Américains) en était à un niveau praticable, surtout au plan militaire, mais qu’elle n’enregistrait aucune amélioration. Au contraire, elle s’était dégradée. » On peut souligner le prosaïque « praticable », mais surtout « dégradée » – par exemple avec le National Security Council et son rapport qui accuse Moscou de colporter des « fake news ».

Au point culminant de l’hystérie du Russia-gate, avant même l’incident chimique très controversé en Syrie et le spectacle subséquent des Tomahawks – qu’on pourrait décrire comme du cinéma – la révision des relations avec la Russie que Trump devait mener, avait déjà avorté, torpillée par le Pentagone, le Congrès et une opinion publique mal informée par les médias.

Pourtant, seuls des Dr Folamour de salon pourraient imaginer qu’une guerre chaude avec la Russie – et l’Iran – en Syrie serait dans l’intérêt des USA. La Russie a quasiment remporté la guerre qu’elle voulait gagner : elle a efficacement empêché l’émergence d’un Émirat du Takfiristan.

L’idée selon laquelle Tillerson serait en mesure de poser un ultimatum au ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov – soit vous êtes avec nous, soit vous êtes avec Damas et Téhéran – est risible. Il est hors de question pour Moscou de céder sa sphère d’influence durement gagnée en Asie du Sud-Ouest à l’administration Trump ou à l’État profond des USA. Moscou voulait seulement savoir qui tire les ficelles des politiques sur la Russie à Washington. Aujourd’hui, les Russes tiennent leur réponse.

Ensuite, il y a le contexte. Le partenariat stratégique Iran-Russie est l’un des trois socles, avec la Chine, de la grande aventure du jeune XXIe siècle ; l’intégration eurasienne, avec la Russie et l’Iran en solution de l’équation énergétique, et la Chine en locomotive d’investissements.

Ce qui nous mène au vrai cœur de l’affaire : l’intégration eurasienne fait peur au Parti de la guerre américain, ce qui se manifeste inévitablement par une russophobie monomaniaque.

La russophobie n’est cependant ni monolithique, ni monocorde. Elle laisse une place à quelques avis dissidents informés – et même à des inflexions civilisées.

Le Dr. K fait son entrée

La pièce à conviction A, Henry Kissinger, au titre de membre à vie, a récemment pris la parole lors de la réunion annuelle de la Commission trilatérale à Washington.

La Commission trilatérale, créé par feu David Rockefeller en 1974, a vu ses membres triés sur le volet par Zbigniew «  Grand échiquier » Brzezinski – dont toute la carrière a consisté en variations sur son thème majeur, selon lequel les USA doivent entraver toute émergence d’un « concurrent » en Eurasie – ou pire encore, comme aujourd’hui, d’une alliance eurasienne.

Kissinger est le seul pratiquant de la géopolitique qui réussisse à obtenir l’attention pleine et entière du président Trump. Jusqu’ici, il a été le principal défenseur d’un dialogue – et d’une révision possible des relations – entre Washington et Moscou. J’ai expliqué que cela faisait partie d’un rééquilibrage des pouvoirs, une stratégie du diviser pour régner – qui consisterait à séparer la Russie de la Chine, dans le but de faire capoter l’intégration eurasienne.

Kissinger s’est senti obligé d’expliquer à son assistance censément bien informée, que Poutine n’est pas une réplique de Hitler, n’a pas d’ambitions impériales, et que le décrire comme un super-méchant mondial est « une erreur de perspective. C’est sans fondement ».

Ainsi, Kissinger favorise le dialogue – même si, selon lui, Moscou ne peut pas battre Washington sur le plan militaire. Ses conditions : l’Ukraine doit rester indépendante et ne pas entrer dans l’OTAN ; la Crimée est négociable. Le problème majeur est la Syrie : pour Kissinger, la Russie ne doit pas être autorisée à devenir l’une des grandes influences du Moyen-Orient (toutefois, avec son soutien militaire à Damas et les négociations d’Astana, elle l’est déjà). La difficulté, dans tout ça, est de négocier un « package » général pour la Russie.

Comparons ensuite Kissinger à Lavrov qui, alors qu’il citait le Dr. K, a récemment énoncé un diagnostic qui lui aurait fait grincer des dents : « La formation d’un ordre international polycentrique est un processus objectif. Il est de notre intérêt commun de le rendre plus stable et prévisible. » Encore une fois, tout tourne autour de l’intégration eurasienne.

Poutine en décrivait déjà les contours, en détails, il y a cinq ans, avant même que les Chinois aient fini la conception théorique de la nouvelle Route de la soie (One Belt, One Road) en 2013. One Belt, One Road peut être interprétée comme une variante encore plus ambitieuse de l’idée de base de Poutine : « La Russie est une part organique et inaliénable de la grande Europe et de la civilisation européenne… c’est pourquoi la Russie propose d’avancer vers la création d’un espace économique commun, de l’Atlantique jusqu’à l’océan Pacifique, une communauté à laquelle les experts russes se réfèrent sous le nom ‘Union de l’Europe’ qui renforcera le potentiel de la Russie dans son engagement économique vers la ‘nouvelle Asie’. »

L’Occident – ou pour être plus précis, l’OTAN – a opposé son veto à la Russie, et en un clin d’œil, cela a précipité le partenariat stratégique russo-chinois et ses myriades de déclinaisons. C’est cette symbiose qui a mené la US-China Economic and Security Review Commission à admettre que la Chine et la Russie vivent « probablement un sommet dans leur coopération [militaire] bilatérale ».

Le Parti de la guerre ne dort jamais

La pièce à conviction B, parallèlement à l’affirmation de Kissinger selon laquelle Poutine n’a rien d’un Hitler, tient à un remarquable essai du politologue diplômé de Princeton Robert English, de l’université de Californie du Sud, que le prestigieux journal American Diplomacy s’est senti obligé de publier.

Après une lecture attentive, la conclusion inévitable est que le professeur English a fait quelque chose de très simple, mais d’inouï : à l’aide de recherches sérieuses, il a remis en question la « pensée de groupe dominante » et « démonté les positions » de virtuellement toutes les élites de la politique étrangère des USA accros à leur russophobie.

Le partenariat stratégique russo-chinois, qui unit ceux que le Pentagone définit comme les deux « menaces N°1 » à l’Amérique, n’est pas consigné dans un traité formel signé en grande pompe. Il n’y a aucun moyen d’apprendre les termes secrets sur lesquels Pékin et Moscou se sont accordés, au cours des innombrables rencontres de haut niveau entre Poutine et Xi.

Il est très possible que, comme l’ont officieusement laissé échapper des diplomates, il puisse inclure un message codé à l’intention de l’OTAN, selon lequel si l’un des deux membres stratégiques est sérieusement harcelé – en Ukraine, ou dans la Mer de Chine méridionale – l’OTAN devra se confronter aux deux. En ce qui concerne le show des Tomahawks, cela pouvait être un coup unique ; le Pentagone a prévenu la Russie à l’avance et à Moscou, Tillerson a garanti que l’administration Trump voulait garder tous les canaux de communication ouverts.

Malgré tout, le Parti de la guerre ne dort jamais. Des néocons notoirement disgraciés, revigorés par le show des Tomahawks-au-chocolat de Trump, salivent ouvertement à l’idée d’un remix du « shock and awe » d’Irak en Syrie.

La Grande Cause du Parti de la guerre est toujours une guerre contre l’Iran, et cela, aujourd’hui, se confond avec leur russophobie – déployée via le Russia-gate, récemment « disparu », mais certainement toujours vivant. Pourtant, beaucoup plus que l’hystérie, la vraie question soulevée par le Russia-gate tient aux pouvoirs orwelliens de surveillance de l’État profond américain, comme l’ont souligné l’ex-analyste de la CIA Ray McGovern et le lanceur d’alerte Bill Binney.

Quels que soient les résultats, à terme, des deux heures de rencontre turbulente trilatérale Poutine-Lavrov-Tillerson, la russophobie – et sa compagne de route, l’iranophobie – ne vont pas disparaître du spectre géopolitique USA-OTAN. Particulièrement aujourd’hui, alors que Trump a peut-être finalement montré son vrai visage, un chien savant dansant au son du dogme néocon.

Les masques sont finalement tombés – et ces rappels incessants à la Guerre froide 2.0 doivent être vus pour ce qu’ils sont : l’expression de la peur primale du Parti de la guerre face à l’intégration eurasienne.

Pepe Escobar

Traduction entelekheia.fr

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