Rapprochement Russie–Turquie
ni alliance ni convergence


La synthèse sur le rapprochement turco-russe appelle une clarification

Note du Saker Francophone

Le blog Stratediplo, qui publie chaque semaine des analyses géopolitiques, a consacré, le 25 août, un article au rapprochement russo-turc, événement qui potentiellement change la donne stratégique, au moins au Moyen-Orient, s'il ne reste pas du domaine de la communication.

Il revient sur le sujet par une analyse historique de fond sur les chances à long terme de ce rapprochement, que nous publions ci-dessous.

Le 28 août 2016 – Source stratediplo

On n’évoquait qu’un rapprochement stratégique en vue de la guerre qui se prépare, et uniquement dans l’optique où la Turquie anticiperait une victoire de la Russie sur le terrain, sans préjudice des implications en termes d’équilibres mondiaux pour la suite du siècle.

Quant au fond, ces deux pays sont mus, hors contingences martiales étatiques immédiates, par des moteurs multiséculaires d’un poids et donc d’une inertie qui dépasse largement les capacités de manœuvre de leurs gouvernements respectifs. Leurs orientations ne sont pas, comme pour les jeunes (et excentrés) États-Unis d’Amérique, dictées par des préoccupations courtement tactiques, dans l’abstraction volontaire ou l’ignorance sincère des grands mouvements de l’humanité. Les États-Unis, culturellement soumis aux diktats du court terme, commettent régulièrement des fautes géopolitiques et stratégiques, dont certaines ont d’ailleurs déjà scellé leur courte histoire, et accessoirement aussi mis en péril la civilisation dont ils sont issus et la planète où ils sont situés.

En comparaison, on ne va pas revenir là sur mille ans d’histoire de la Turquie, mais ce qui est indéniable, c’est que les peuples qui ont pris Moscou puis Constantinople et ont assiégé Vienne se voient régulièrement rappeler leur vocation à prendre Rome, encore dernièrement par le diplômé en théologie musulmane et président de la république, Erdogan. Même certains peuples arabes, qui avaient accueilli avec soulagement la première croisade quelques décennies seulement après la conquête turque et qui ont été libérés du joug empaleur il y a tout juste un siècle, se laissent prendre au discours panislamique de la fin des éternelles querelles tribales bédouines. Au sud donc, vers un monde arabe turbulent mais majoritairement musulman, à l’est surtout, vers un monde turcophone récemment morcelé (fin de l’URSS) et culturellement acquis, et à l’ouest enfin, vers une Europe dont l’Allemagne unifiée lui a rouvert les portes (en 1992) que l’Autriche avait réussi à plus ou moins contrôler pendant plusieurs siècles avant d’être démembrée il y a cent ans, la Turquie se sent le vent en poupe pour reprendre sa marche historique, que le gouvernement actuel vante à haute voix, comme à Strasbourg le 4 octobre 2015. Les descendants arabes du messager d’Allah sont divisés, le rôle du califat reste fidèlement et correctement assumé par l’université Al-Azhar et un simple mais solennel adoubement par celle-ci de la direction turque suffirait à réunifier plus que spirituellement le monde sunnite.

De son côté, le plus grand pays du monde, tout satisfait de lui-même et n’ayant pas besoin des autres, se trouve à une convergence historique où d’une part les peuples ont réalisé la vanité pernicieuse du matérialisme sous toutes ses formes (communiste comme capitaliste) et se sont réapproprié leur héritage culturel et spirituel, et où d’autre part le gouvernement s’est rendu compte qu’il reste le dernier bastion de la civilisation chrétienne, pour un temps identifiée à l’Europe. A cet égard il convient de rappeler que la Russie n’est pas seulement dépositaire de l’orthodoxie, depuis longtemps minoritaire dans le monde chrétien, mais qu’en reconnaissant (tardivement) le message délivré par la Vierge à Fatima il y a un siècle, le premier patriarcat en termes numériques, certes déviant en termes dogmatiques mais représentant cependant un sixième de l’humanité, a investi la Russie de la défense de la Chrétienté. A la veille d’être de nouveau détruite, Rome a ainsi reconnu la passation historique du flambeau de Constantinople à Moscou il y a un demi-millénaire, peu après avoir accepté l’annulation des anathèmes réciproques qui ont divisé la Chrétienté pendant neuf siècles. Les populations russes ne sont pas plus conscientes de cette nouvelle investiture de leur pays, que les populations anatoliennes ne le sont de la mission que reprend le leur, de même que les populations autochtones d’Europe occidentale n’ont pas réalisé qu’elles devront bientôt se lancer dans de grandes migrations vers le nord-est, imposées par la conjugaison de la crise climatique et de l’expansion barbare.

Il n’y a donc rien de plus artificiel que les fantasmes de convergence philosophique eurasienne (ou orthodoxo-musulmane), imaginés par certains cosmographes étasuniens prêchant le choc de blocs civilisationnels, découpés selon des souhaits arbitraires et contre nature, adoptés par certains idéologues russes déçus de l’hostilité ouest-européenne, et vulgarisés par certains pourfendeurs d’un complot mondial anglosioniste et défenseurs d’un prétendu islam assagi imaginé en abstraction et par soustraction du Coran.

La Turquie millénaire, soutenue par les États-Unis du court terme, a relancé la conquête du monde par l’islam. La Russie renaissante, et dont les territoires désertiques convoités par la patiente Chine surpeuplée pourraient abriter l’ensemble de la Chrétienté, a été investie de la défense de la civilisation face à la barbarie.

Si Constantinople voire Phocée étaient encore grecques, si Sotchi et Sébastopol n’étaient pas russes, si Constanța et Odessa étaient ottomanes, ou si l’hostilité des États-Unis envers la Russie ne passait pas par la mer Noire, la question des détroits ne se poserait pas de la même manière, ou pas du tout. Les rapprochements stratégiques dictés par la géographie présente, pendant les épisodes martiaux des derniers soubresauts du monde capitaliste, ne sont que circonstanciels.

Stratediplo

   Envoyer l'article en PDF