Nous aurions pu être le Canada


Par Adam Gopnik – Le 15 mai 2017 – Source The New Yorker

La révolution est le dernier rempart du mythe national, mais en la sanctifiant, nous oublions qu’elle a été plus horrible qu’héroïque. Illustration par Brian Stauffer

La Révolution américaine était-elle une si bonne idée ?

Et si c’était une erreur depuis le début ? La Déclaration d’indépendance, la Révolution américaine, la création des États-Unis d’Amérique, et si cette idée était terrible, et si les injustices et la folie de la vie américaine ne se sont pas produites malgré les vertus des Pères fondateurs mais à cause d’elles? L’argument pourrait prévaloir que la Révolution était un mouvement de panique inutile et brutal des propriétaires d’esclaves mélangé aux chamailleries du siècle des Lumières, produisant un pays qui portait la marque de la violence, de la perturbation et de la démagogie. Regardez au nord vers le Canada ou au sud vers l’Australie, et vous verrez différentes possibilités d’évolution pacifique loin de la Grande-Bretagne, vers des pays sains et entiers, plus équitables et moins sanguinaires. Aucune révolution, et l’esclavage aurait pu finir, comme ailleurs dans l’empire britannique, plus pacifiquement et plus tôt. Aucune « institution particulière », aucune guerre civile hideuse avec ses conséquences épouvantables. Au lieu de cela, un développement ordonné de l’intérieur ─ moins violent et moins enclin à célébrer le desperado contre le paysan pacifique. Nous pourrions avoir évolué vers un Commonwealth social-démocrate s’étendant du nord au sud, un Canada à la taille de presque tout le continent.

Cette pensée est taboue, la Révolution étant encore sacrée dans sa propagande auto-entretenue. On ne peut saisir l’échelle et l’étrangeté de cette sanctification qu’en quittant les États-Unis pour un pays ayant une attitude différente envers son passé et sa fondation. En fait, ma propre enfance a été parfaitement divisée entre ce que j’ai appris à désigner comme « The States » et le Canada. Dans mon école secondaire de Philadelphie, nous défilions avec des drapeaux en chantant « L’Hymne des marines » et « Voici le drapeau ! » (« Les pères le béniront / Les enfants le caresseront / Tout le gardera / Personne ne doit l’entacher. ») On nous apprenait que les Américains courageux se cachaient derrière les arbres pour se battre contre les tuniques rouges, mais pourquoi cela les rendait courageux est resté sans explication. Au Canada, la neuvième année révélait l’histoire de l’ambivalence du compromis précaire et la recherche constante de solutions temporaires non violentes face à des divisions insurmontables. Les guerres mondiales, dans lesquelles les Canadiens ont joué un grand rôle, se sont déroulées surtout avec une tristesse solennelle. (Que les Canadiens aient pris leur plage durant le D Day avec aplomb, alors que les Américains luttaient à Omaha, n’a jamais été vanté.) Le faste patriotique ne résulte que de réalisations réelles : lorsque Équipe Canada a remporté sa série de huit matchs contre les Russes, en 1972, toute la nation a chanté « Ô Canada » ─, mais ils l’ont chanté autant comme un hymne de hockey que comme un hymne national.

Au fil des ans, nous avons vu combien il est difficile de détacher les Étasuniens des parties évidemment fallacieuses de cette saga d’école élémentaire : l’interprétation absurde de la Reconstruction, avec ses « carpetbaggers » du nord et ses « scalawags » locaux descendant sur un sud sans défense, était encore enseignée dans les années soixante. Ce n’est que durant les dernières décennies que les écoles ont commencé prudemment à relayer la vérité des années 1870 ─ de l’acquiescement nordique progressif et honteux dans l’imposition terroriste de l’apartheid sur une population post-esclavagiste.

La révolution reste le dernier bastion du mythe national. Les universitaires écrivent sur la croissance du genre biographique du père fondateur à notre époque ; la règle pour tout nouvel écrivain devrait être que si vous voulez un Pulitzer et un best-seller, vous devez trouver un père fondateur et le fétichiser. Bien qu’ils ne soient plus révérencieux, ces récits sont toujours héroïques dans le sens principal de nous montrer des hommes, et maintenant parfois des femmes, qui transcendent leurs faiblesses avec esprit (bien que ces défauts puissent inclure de petites choses comme de maintenir d’autres êtres humains comme propriété, en divisant leurs familles et en vendant leurs enfants). Le phénomène de Hamilton, la comédie musicale hip-hop qui, contrairement aux attentes, est entièrement fidèle à une vision héroïque de l’indépendance américaine, renforce le caractère de sainteté de la Révolution dans la vie américaine.

Les histoires académiques sur la Révolution, cependant, ont jeté un coup d’œil par-dessus les parapets, joignant les scrupules scolaires à la polémique contemporaine. Une nouvelle prise de vue insiste sur le fait que nous comprenons mal la Révolution si nous faisons de ce qui était une bataille d’idées intra-muros et fratricide dans l’Empire anglophone une révolte coloniale moderne. Une autre insiste sur le fait que la Révolution était un fait de politique de grande puissance, menée dans des termes brutaux et de façon inimaginable, et n’étant pas plus lié à des idées ou à des principes que toute autre politique de grande puissance : les États-Unis étaient essentiellement un pays du tiers monde qui est devenu le champ de bataille de deux puissances du premier monde. Brassés dans la plus grande marmite de révisionnisme récent, ces arguments nous laissent avec une grande question : est-ce que cela en valait vraiment la peine, et est-ce que nous sommes en meilleure position après que cela se soit produit ? En Américain ordinaire, Donald Trump est-il un bug ou une caractéristique de l’héritage américain ?

La Révolution contre l’Empire (Yale) de Justin du Rivage rétablit la Révolution non pas comme une rébellion coloniale contre la mère patrie, mais comme un épisode dans une querelle politique beaucoup plus large qui a balayé l’empire britannique dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Fondamentalement, Du Rivage pense que la Révolution américaine n’était pas américaine. Les querelles qui ont eu lieu à New York et à Philadelphie ont continué avec une férocité égale, et à peu près dans les mêmes termes en Inde et en Angleterre, et bien qu’elles aient été réglées différemment par la force des armes et des esprits dans chaque endroit, c’était la même lutte partout. « Le radicalisme a prospéré à Boston, à Bristol et au Bengale, alors que les craintes du désordre et de la licence ont provoqué des élites rurales dans la vallée de l’Hudson et dans les comtés anglais », écrit du Rivage. « Alors que les whigs radicaux gagnaient de la force en Amérique du Nord, la culture politique de l’empire britannique devenait de plus en plus ambivalente. »

D’un côté se trouvaient ce qu’on appelait les « réformateurs autoritaires » ; de l’autre, ces whigs radicaux. (Les deux cherchaient à dominer ou à supplanter les « whigs de l’establishment ».) Ce n’était pas la division familière entre les Tories et les whigs ; les réformateurs autoritaires étaient moins des écuyers de campagne poussiéreux attachés aux anciennes institutions anglaises qu’une classe élite d’intellectuels et d’aristocrates engagés envers l’empire et la réforme des institutions qui empêchaient l’empire d’être d’une efficacité maximale. C’était un groupe d’hommes qui, en esprit et en psychologie, n’étaient pas tout à fait distincts des « réformateurs » de la Chine communiste, ouverts aux changements dans le but de renforcer leur propre pouvoir dans une hiérarchie intacte. Les réformateurs autoritaires n’étaient « pas un parti politique en soi », écrit du Rivage. « Il s’agissait plutôt d’une avant-garde idéologique, d’un groupe de politiciens, de publicistes et de théoriciens peu organisés. » (Significativement, aucun nom célèbre ne s’accroche au groupe ; les politiciens de carrière et les hommes d’affaires comme William Murray, Matthew Decker et Viscount Bolingbroke étaient leurs chefs interchangeables principaux.) Ils voulaient un monarque fort entouré d’un cercle de conseillers aristocratiques ; une démocratie très limitée ; une réforme de l’armée et de la marine ; et un système de lourde taxation du commerce mercantile ─ tout cela devait rendre l’Empire aussi rentable qu’il devait l’être.

La fiscalité étendue dans l’Empire était au cœur de leur agenda. Ils croyaient sincèrement à « la fiscalité sans représentation » parce qu’ils considéraient la citoyenneté non pas en termes de souveraineté et d’égalité, mais en termes d’hommage reçu et de protection offerte. Payez, et la marine britannique vous gardera des Français, des pirates et des aborigènes. Samuel Johnson, qui avait été embauché par les réformateurs autoritaires pour écrire la brochure de 1775 « Taxation No Tyranny », a le mieux débattu de la question : les hommes qui ont colonisé l’Amérique avaient choisi de quitter un endroit où ils avaient le vote mais peu de propriété pour vivre pour un lieu où ils n’avaient pas de vote mais beaucoup de biens. Avec une logique autoritaire lucide, Johnson a expliqué que même si le citoyen américain ne pouvait pas voter sur la façon dont il était imposé, « il est toujours gouverné par son propre consentement; parce qu’il a consenti à jeter son atome d’intérêt dans la masse générale de la communauté ».

Les whigs radicaux, même s’ils étaient aussi implantés dans les cercles de l’establishment ─  regroupés autour de William Pitt et du marquis pro-américain de Rockingham, avec le diabolique John Wilkes représentant leur présence populaire la plus radicale ─ étaient sympathiques aux idées des Lumières, motivés autant par les principes que l’autoprotection, en tant qu’analgésiques pour apaiser « la foule ». Ils représentaient, quoique épisodiquement, les premiers frémissements d’un parti de la classe marchande. Ils pensaient que les colons devraient être considérés comme des consommateurs potentiels. Alexander Hamilton, à New York, était un modèle de radicalisme whig ─ faisant confiance au crédit bancaire et à la dette nationale en tant qu’incitations à la prospérité, tandis que les réformateurs autoritaires étaient convaincus, comme leurs successeurs le sont à ce jour, que la dette était toxique (en partie parce qu’ils craignaient que cela ne crée le chaos, parce que le crédit facile minait la hiérarchie).

Les whigs radicaux étaient pour la démocratisation, les réformateurs autoritaires fermement contre. Les whigs radicaux étaient pour une autorité responsable, les réformateurs autoritaires pour une autorité ferme. Et ainsi de suite. Cette querelle, soutient du Rivage, a balayé l’Empire et, pour autant qu’elle ait divisé la colonie de son pays d’origine, elle a uni les partisans de l’une ou l’autre vue de manière transnationale. Ceux que nous considérons comme « loyalistes » dans le contexte américain étaient simplement des réformateurs autoritaires qui ont perdu leur guerre ; ceux que nous considérons comme « patriotes » étaient simplement des whigs radicaux qui ont gagné.

Une partie de la force du récit de la révolution de Du Rivage réside dans son insistance obstinée sur le fait que la grande querelle politique de l’époque était réellement une querelle de principes. Comme il nous le dit dans l’introduction, son livre porte en fin de compte sur « comment les idées et la politique forment l’expérience sociale et économique ». C’est une proposition plus radicalement sournoise qu’il ne semble. Pendant longtemps, sous l’influence du formidable Lewis Namier, l’historien du Parlement britannique du XVIIIe siècle, les idées omniprésentes dans la vie politique de l’époque dépendaient des clans et des relations de clan, et non des systèmes de pensée. Même Edmund Burke, nous dit-on, n’était pas plus attiré par Rockingham par idéologie que Tom Hagen n’était attiré par la famille Corleone parce qu’il partageait les vues de Vito sur la gouvernance urbaine.

Bien qu’il y ait évidemment une vérité dans cette approche, alors et maintenant, Du Rivage la déconseille autant qu’elle a jamais été déconseillé. (Son témoignage sur le pouvoir et la spécificité de cette bataille d’idées comprend un certain nombre de dessins politiques, réalisés par les participants : il est étonnant de voir à quelle fréquence les personnages politiques de l’époque, de Benjamin Franklin à Paul Revere, communiquaient à travers des bandes dessinées.) Tout du long, il établit de façon convaincante le point de vue selon lequel les gens se querellaient non pas à propos de clans mais à propos de concepts. En fait, les participants aux querelles pouvaient traverser les lignes de clan : le beau-frère radical de Pitt, George Grenville, lui-même Premier ministre, était le chef des réformateurs autoritaires au Parlement.

Ce compte rendu va à l’encontre de la spécificité américaine de la Révolution ─ le sentiment qu’il s’agissait d’une rébellion contre un roi et un pays éloigné. Personne à l’époque, suggère Du Rivage, n’a vu ce qui se passait dans le positionnement d’une nation « américaine » distincte contre un étranger britannique. Les participants ont largement vu le conflit comme deux parties luttant pour la domination dans le monde anglophone. Le point culminant de l’iconographie de Du Rivage se produit en janvier 1775, lorsque Pitt (alors anobli comme comte de Chatham) a amené Franklin, alors vivant à Londres, à la chambre des Lords pour assister à son discours au nom des radicaux américains, scellant dans les faits l’unité du parti unique par-delà l’océan. Cette scène ─ bien que nulle part prise dans l’imagerie familière de Franklin qui faisait voler son cerf-volant et inventait des bifocales ─ était, en son temps, aussi significative que celle de la signature de la Déclaration d’indépendance.

La nature transnationale de la Révolution, comme l’expose Du Rivage, a été effacée. La promesse de l’unité transatlantique dans un mouvement vers la modernité était très réelle. Si les whigs radicaux avaient sécurisé leur pouvoir en Grande-Bretagne, notre révolution aurait pu ressembler beaucoup plus à celles des dissolutions canadiennes et australiennes subséquentes des Britanniques : une rupture politique à l’égard de la « règle domestique », mais sans la panoplie élaborée du patriotisme qui y est rattaché. Nous aurions probablement encore une partie du drapeau britannique sur le nôtre, et Betsy Ross aurait cousu en vain.

Le livre de Du Rivage a commencé comme une thèse de doctorat de Yale et n’a pas perdu toutes les traces de ses origines. Il a la passion pour ses étiquettes comme tout inventeur en a pour ses propres trappes à souris : aucune page de son livre ne se déroule sans qu’au moins un des termes « whigs radicaux » et « réformateurs autoritaires » n’y apparaissant. Il est tellement absorbé par son schéma explicatif qu’il le confirme même lorsque les lignes entre les camps étaient un peu plus floues que la suggestive division en ping-pong ne le suggère. Bien qu’il accorde sa sympathie aux whigs radicaux, il voit que beaucoup de revendications des autoritaristes n’étaient pas fausses. Comme Alan Taylor l’a précisé l’année dernière dans ses Révolutions américaines (Norton), la victoire des rebelles a immédiatement entraîné la perte de la protection de la marine britannique, laissant les navires marchands américains sans défense contre les pirates de la côte des Barbaresques, une situation qui a produit de nombreux marins américains emprisonnés et, finalement, les Marines bombardant les rives de Tripoli, inspirant la chanson que nous avons chantée dans cette classe de deuxième année à Philadelphie. Le racket de la protection impériale protégeait vraiment; son retrait signifiait que nous devions mettre en place une équipe de protection à nous, ce que nous avons fait, et pour laquelle nous payons toujours.

Cartoon

Holger Hoock, dans son nouveau livre, Cicatrices de l’indépendance (Crown), soulève une question un peu plus simple. La révolution, explique-t-il, était beaucoup plus brutale que notre mémoire habituelle ne nous l’accorde. (Le film de guerre révolutionnaire de Mel Gibson, Le  Patriote, a démontré ce point, comme La Passion du Christ l’a fait de la crucifixion romaine ; dites que ce que vous voulez de ses opinions politiques, Gibson excelle à nous rappeler la violence de base dans nos mythes préférés : les croix et les mousquets sont vraiment des armes mortelles.) Page après page, le lecteur blanchit en lisant des massacres et des contre-massacres, des châtiments corporels et des viols, des embouts de baïonnettes plongés dans de pauvres patriotes, et des pendaisons et meurtres. L’effet est rendu d’autant plus hallucinant du fait que ces horreurs ont eu lieu non pas en Pologne ou en Algérie, mais dans ce qui est maintenant, dans les faits, des aires de repos le long de la I-95, dans le Connecticut et le New Jersey, à une époque à laquelle nous pensons toujours comme celle des tricornes et du clip-clop des équipages hollywoodiens sur les rues pavées.

Hoock est presque trop ravi de ses découvertes ; comme le gros garçon dans Pickwick, il veut vous remplir d’horreur. Certes, aucun lecteur ne pourra jamais imaginer la Révolution à nouveau en tant qu’étalage de pistolet à bouchon que les discussions de l’école de Philadelphie ont inculqué chez nous enfants. Il détaille les tortures infligées des deux côtés ─ l’expression « goudronné et emplumé » persistant comme quelque chose de vaguement folklorique, mais se révélant comme inimaginable et cruelle. Les navires prisons dans lesquels des soldats capturés étaient placés étaient eux-mêmes des lieux d’horreur : des milliers de captifs américains ont été laissés à s’alanguir, à être affamés et à souvent mourir dans des sloops britanniques gardés juste au large. Le lecteur fait une grimace à la description que fait Hoock d’un massacre britannique à la baïonnette, une sorte de mini My-Lai, de patriotes impuissants dans le New Jersey rural :

Les Britanniques ont commencé à passer à la baïonnette leurs victimes sans défense, écrasant les os et laissant des plaies dans les ventres, les poitrines, les dos et les membres des hommes. Retirer la lame, autant que l’enfoncer, déchirer les muscles, les artères et les organes. Lorsque les Britanniques sont partis, Julian King a eu seize blessures, dont onze sur sa poitrine, son côté et son ventre; George Willis avait subit entre neuf et douze blessures, certaines dans son dos. Au début, il semblait que Thomas Talley échapperait à cette vague d’assaut sanglant; Il a été fait prisonnier. Des soldats britanniques l’ont déplacé à l’extérieur et l’ont dépouillé de ses culottes, alors que ses ravisseurs ont reçu l’ordre de le tuer aussi. Ils ont emmené Talley à l’intérieur de la grange et l’ont frappé à mort une demi-douzaine de fois.

Un soldat britannique de dix-sept ans, arrivé sur les lieux, a rappelé que « les hurlements et les cris des victimes malheureuses que nos soldats sauvages massacraient étaient suffisants pour faire fondre de compassion le cœur d’un Turc ou d’un Tartare » ─ à titre de comparaison face à l’indifférence mortelle devant la souffrance humaine que l’esprit britannique du dix-huitième siècle pouvait manifester.

La leçon restrictive ici est que la guerre est la guerre, et qu’à partir du moment où les chiens de guerre se déchaînent ─ n’importe où, dans n’importe quel but ─, les atrocités suivent. Dans un épilogue, Hoock fait valoir que compte tenu du fait que les guerres de libération nationale sont similaires, les Américains devraient peut-être être lassés de leur enthousiasme pour la construction de nation et l’exportation de la démocratie. Pourtant, quel point précis de notre héritage politique Hoock veut-il souligner ? Les guerres à elles seules sont épouvantables ; savoir à quel point le taux de mortalité était élevé sur la plage d’Omaha et dans la campagne de Normandie après le D Day n’amenuise pas notre sentiment que la Seconde Guerre mondiale était un conflit nécessaire. Les horreurs de la guerre civile étaient encore plus horribles que celles de la Révolution, et pourtant, peu sont désolés de ces combats ; dans tous les cas, cette guerre n’a jamais été soumise à la même amnésie, en partie parce que, compte tenu de la présence de la photographie et de la télégraphie, il était difficile de cacher ces horreurs dans d’élégants paquets de patriotisme.

Le livre de Hoock soulève une autre question inattendue : pourquoi, jusqu’à maintenant, la Guerre civile a-t-elle projeté une ombre si longue et si amère, alors que la Révolution a été surtout ré-imaginée comme un récit glorieux ? L’une des raisons, trop facilement négligée, est que, bien que beaucoup de ceux qui l’ont faite aient été tués pendant cette période, y compris le commandant en chef de l’Union, aucun des décideurs de la révolution n’est mort en train de se battre. Les pères fondateurs avaient fait rouler les dés et mis leur tête en jeu, mais ils ont pu échapper aux balles et, comme l’a dit Churchill, il n’y a rien d’aussi grisant que de se faire tirer dessus sans résultat. De combien de révolutions peut-on dire que presque tous ses artisans sont morts dans leurs lits ? Dans la Révolution américaine, les personnes qui ont le plus souffert n’étaient pas les personnes qui en ont bénéficié le plus, et les chanceux ont écrit la plus grande part de l’histoire. Comme tout dans l’Histoire, l’amnésie a sa propre causalité.

Les récits de Du Rivage et Hoock portent principalement sur des Blancs se querellant avec d’autres types blancs, puis sur des hommes blancs  inimaginablement cruels les uns à l’égard des autres, s’arrêtant seulement pour violer les épouses et les filles de leur ennemi. Qu’en est-il du reste ? Là encore, les deux nouvelles histoires éclairent le rôle de la population d’esclaves afro-américains et de la lutte de la population indigène pour tailler une place à sa propre existence. Comme Taylor l’a démontré, ce que nous appelons la population « indienne » ─ au Canada, le nom préféré est maintenant celui de Premières nations ─ a lutté pour trouver de l’espace et une terre entre les Américains et les Canadiens, et a largement perdu (bien qu’ils aient perdu du côté britannique de la frontière avec moins de violence que de ce côté, les Britanniques étant moins avidement meurtriers que les Américains).

L’expérience des enlèvements d’africains dans la guerre a été plus tragique. Des milliers d’esclaves ont couru vers les lignes britanniques, avec l’encouragement de leur armée, et bien que les Britanniques aient principalement considéré les esclaves comme irritants pour leurs maîtres, ils leur ont donné des abris et parfois des armes. À Yorktown, des milliers d’esclaves échappés recrutés comme  soldats se sont battus dans les lignes britanniques ; lorsque les Américains ont obligé les Britanniques à se rendre, beaucoup d’esclaves sont retournés dans leur servitude misérable, y compris les esclaves appartenant à Washington et Jefferson. « Jefferson a récupéré cinq ou six de ses esclaves ; Washington a retrouvé deux jeunes femmes noires, mais pas une douzaine d’autres esclaves qui ont réussi à s’échapper », raconte Hoock.

Si les Britanniques avaient gagné, on pourrait maintenant se faire instruire à propos d’un combat entre les émancipateurs britanniques courageux et les esclavagistes indigènes, avec les esclaves noirs qui ont défié le côté loyaliste britannique considéré comme des émancipateurs autonomes, comme les Noirs qui ont défié l’Armée de l’Union le sont maintenant, et avec la rhétorique de la liberté de Washington et de Jefferson, nous avons démontré le même dédain que celui que nous éprouvons pour la rhétorique libertaire et individualiste pas très différente de leurs héritiers dans la Confédération. Nous nous demanderions peut-être, bien plus que ce que nous sommes maintenant autorisés à le faire, comment les whigs radicaux comme Alexander Hamilton et Thomas Paine se sont jamais permis de trahir leurs propres principes des Lumières en commettant l’erreur tragique d’entrer dans un pacte avec les propriétaires d’esclaves.

Ce récit historique serait aussi égocentrique et tendancieux, à sa façon, que notre récit glorieux actuel. Contre la vision sceptique de l’accomplissement de la Révolution américaine, on peut facilement poser une vue plus radicale que même l’idéologie des whigs radicaux suggère. Il y a trois décennies, Gordon Wood, dans Le radicalisme de la Révolution américaine, nous a demandé de voir la Révolution dans une perspective historique plus large et de prendre conscience que, quelles que soient ses faiblesses, brutalités et hypocrisies, elle représente une rupture décisive avec les doctrines du pouvoir héréditaire et de la règle monarchique et un mouvement vers la démocratie qui n’avait guère été accompli si dramatiquement depuis les temps très anciens. Le prochain livre de Jonathan Israël, Le brasier en expansion, promet d’aborder un cas similaire : que la révolution était l’acte complètement radical de son époque, responsable, directement et indirectement, du début de l’ère moderne. L’abolitionnisme est né de la promesse de la Révolution plus que de l’esclavage soutenu par la Révolution.

En effet, que l’abolitionnisme ait brûlé plus brillamment en Grande-Bretagne que dans les États indépendants, comme l’ont fait valoir les historiens, avait au moins quelque chose à voir avec le triomphe de l’Amérique : la Grande-Bretagne pouvait démontrer qu’elle était préférable, plus honorable, que ses anciennes colonies à un moment où une telle démonstration était recherchée d’urgence. Ensuite, la séparation des propriétaires de plantations du Sud, des Indiens de l’Ouest a aussi affaibli une formidable force de lobbying au sein de l’Empire. Pourtant, si l’Histoire n’est pas toujours écrite par les vainqueurs, elle se forme sur la pente des événements : si l’épisode avait abouti à un résultat différent, comme cela aurait facilement pu être le cas, la rébellion américaine aurait pu en venir à être considérée comme la Révolution française l’est souvent, quoique à une échelle beaucoup plus petite ─ une folie de l’utopie des Lumières déclenchant une violence insensée.

Dans les confrontations entre l’Empire et les rebelles cependant, nos cœurs sont toujours avec les rebelles. Nous prenons pour acquis que les rebelles sont bons et les empires mauvais ; notre divertissement de masse préféré dépend entièrement de la familiarité ressentie de cette division simpliste. Mais il y a lieu de penser que les empires peuvent être autre chose que le mal. Les gens se moquaient du début du cycle de La Guerre des étoiles,  tournant autour d’un conflit commercial, mais les conflits commerciaux sont réels et commencent les guerres; et à qui préférez-vous voir confié le gouvernement lorsqu’un traité commercial doit être négocié à une échelle galactique : le sénateur Palpatine ou Han Solo ?

Les réformateurs autoritaires ─ l’Empire, en d’autres termes ─ ont quelque chose à dire pour eux-mêmes ; et ce qu’il faut dire pour eux, c’est, eh bien, le Canada. Le manque de violence relative de notre voisin du Nord, sa continuité pacifique, sa capacité à permettre l’identité double et triple et à construire un pays avec succès avec deux langues et des passés nationaux radicalement différents : toutes ces vertus canadiennes sont, de manière contradictoire, beaucoup plus l’héritage de ces réformateurs autoritaires du dix-huitième siècle que des whigs radicaux. C’est littéralement le cas ; les loyalistes de l’Empire-Uni, comme on les appelait, les « Tories » qui ont fui les États-Unis, ont beaucoup contribué à bâtir le Canada. Plus que cela, le Canada est le pays modèle libéral parce qu’il n’avait pas de révolution de style américain, acceptant plutôt les valeurs des réformateurs d’une monarchie centralisée, sinon symbolique, et forte (la Reine est toujours là, vieillissante, sur les billets de vingt dollars) ; une classe politique largement sans visage ; une tradition parlementaire prudente ; une armée professionnelle et non charismatique ; une élite dirigeante ─ un establishment.

L’expérience canadienne n’était pas exempte de péché ─ comme le démontre le traitement indéfendable des Premières Nations ─ et n’était pas non plus libéré de la « grimace coloniale » qui nuit à tant de pays trop attachés à la patrie. (Londres et Paris, de ce point de vue, ont trop signifié pendant trop longtemps pour beaucoup trop de Canadiens ambitieux.) Pourtant, il y a quelque chose à dire, même minime, à propos d’une gouvernance par une élite élue et efficace, vouée au compromis. La logique du radicalisme whig, sous quelque forme que ce soit, permet toujours aux personnages charismatiques un jeu indu ; il y a une raison pour laquelle les grands whigs restent connus aujourd’hui alors que les réformateurs autoritaires tombent dans le souvenir des spécialistes des comités et des cabinets.

Le premier politicien charismatique moderne, John Wilkes, figurait parmi les plus grands héros whig des radicaux américains. Il n’est pas tout à fait accidentel qu’il ait donné son nom à l’acteur charismatique qui a tué Lincoln. Le fil rouge de la violence théâtrale, de la violence en tant que démonstration et spectacle et définition de soi, lie la violence de notre révolution à la violence implicite dans tous les cultes des grands hommes. Ceux qui disent « Ainsi en est-il toujours des tyrans ! » ne peuvent le dire que lorsqu’ils tirent sur quelqu’un. Un gouvernement basé sur l’enthousiasme plutôt que sur l’expertise de l’exécutif a besoin de beaucoup de choses pour être enthousiaste. Le radicalisme whig produit une politique charismatique ─ la politique populaire dans un sens positif, puis aussi dans un sens négatif. C’est le talon d’Achille du whiggisme radical, et nous savons que c’est son talon d’Achille parce qu’un jour il produit un Achille et, le suivant, un talon.

S’il y a une lumière brillante qui unifie la Grande-Bretagne et l’Amérique au moment de la Révolution, peut-être ne réside-t-elle ni dans les autoritaires anxieux ni dans les radicaux trop facilement enflammés, mais dans les nouvelles doctrines de compassion qui pourraient être établies entre eux. Hoock raconte l’histoire du capitaine Asgill, qui, en 1782, a été condamné par Washington à être pendu en représailles pour une atrocité loyaliste impunie. (Un groupe de prisonniers britanniques ont été forcés de tirer des lots ─ ou plutôt se sont fait tirer des lots par un petit garçon américain ─ et le pauvre Asgill  a été perdant.)

Sa mère, de retour à Londres, a écrit au comte de Vergennes, ministre des Affaires étrangères de la France, l’allié de l’Amérique et l’adversaire de la Grande-Bretagne : « Mon fils (un fils unique) et chéri tel qu’il est courageux, aimable comme méritant d’être ainsi… est maintenant confiné en Amérique, un objet de représailles ! Un coupable innocent devrait-il souffrir pour les coupables ? Représentez-vous, Monsieur, la situation d’une famille dans ces circonstances ; entourée comme je le suis par des objets de détresse ; distraite par la peur et la douleur ; aucun mot ne peut exprimer mes sentiments ou peindre la scène. » Hoock a ricané un peu de la lettre (« trempée dans la langue du sentimentalisme »). Mais cela a fonctionné. Vergennes l’a fait suivre à Washington, et elle est devenue une cause célèbre dans la nouvelle nation, exactement à cause de son appel à une humanité redevable de la souffrance. « Ce qui doit être le sentiment de plusieurs centaines de… mères américaines tendres » ─ lisant cette lettre ─ « dont les fils au début de la jeunesse ont péri dans ce cloaque de misère, le navire prison à New York ? », écrivit un auteur de gazette. Éventuellement, l’affaire a produit une pièce de cinq actes de Jean-Louis Le Barbier, dramatisant Washington déchirée entre la miséricorde et la justice, et Hoock nous dit que, bien que Washington ne puisse lire le français, « l’enthousiaste général à la retraite et le passionné du théâtre a remercié personnellement l’auteur pour ses efforts dramatiques ». Les nations pouvaient échapper au cycle mutuel de massacre et de représailles à travers le nouveau culte « sentimental » de la sympathie. Cette troisième idéologie de la fin du XVIIIe siècle, toujours des nôtres sporadiquement, semble plus saine que les croyances autoritaires (cependant réformistes) ou whiggish (quoique radicales). Le patriote est un film instructif ; Sauver le capitaine Asgill pourrait être inspirant.

Par Adam Gopnik

Adam Gopnik, rédacteur, a contribué à The New Yorker depuis 1986. Il est l’auteur de The Table Comes First.

Traduit par Julie, vérifié par Wayan, relu par Hervé pour le Saker Francophone.

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