Le saccage de deux ambassades camerounaises pourrait forcer la France à choisir son camp


Par Andrew Korybko – Le 28 janvier 2019 – Source eurasiafuture.com

andrew-korybkoDes manifestants émeutiers ont brièvement pris d’assaut les ambassades du Cameroun à Paris et à Berlin le week-end dernier, tâchant par là d’éveiller la conscience publique à la campagne de changement de régime qui sévit dans le pays suite à la ré-élection du président Biya, qui a ainsi entamé son septième mandat consécutif fin 2018. La France pourrait se trouver réduite à choisir son camp et mettre son poids en faveur ou bien de celui qui fut son mandataire au Cameroun depuis des décennies, ou bien de ses opposants anti-gouvernementaux.

L’« assaut parfait »

Le président Paul Biya

L’événement est passé inaperçu dans la plupart des médias mondiaux, mais le week-end dernier, des manifestants, opposés au gouvernement, ont brièvement pris d’assaut les ambassades du Cameroun de Paris et de Berlin, dans l’objectif de faire prendre conscience aux opinions publiques de la campagne de changement de régime en cours contre le président en exercice depuis longtemps, qui vient d’être ré-élu pour son septième mandat l’an dernier. Le pays d’Afrique de l’Ouest connaît ces temps-ci un climat de soulèvement de Guerre hybride ; secoué par des offensives de la part de séparatistes anglophones et de la part des islamistes de Boko Haram, tout en se défendant d’un mouvement de Révolution de couleur en cours de fermentation. L’« assaut parfait » est en train d’arriver à maturation, mais n’a encore fait l’objet d’une attention sérieuse de la part d’aucune grande puissance, principalement en raison du fait que le président Biya maintient une immense loyauté à l’égard de ses protecteur français ; et ce malgré son partenariat avec les routes de la soie chinoises, mais les événements du week-end dernier sont de nature à changer la donne à cet égard.

Origines de la Guerre hybride

Même en considérant que la Guerre hybride contre le Cameroun a pour double objectif de perturber la Route de la soie transcontinentale de la Chine (Soudan-Tchad-Cameroun) et de créer les conditions pour que le Nigeria, grande puissance en éveil juste à côté, puisse se voir plus facilement contrôlé, aucune grande puissance n’a à ce stade jeté tout son poids (même sur le plan purement diplomatique) derrière cette campagne de déstabilisation. Cela peut constituer un signe que cette dernière constitue un « début », un « essai » pour évaluer la résilience des structures de sécurité régionales, ou une tactique de pression à court terme visant à arracher quelques concessions politiques à Yaoundé. Il est également possible qu’une bonne partie de ces processus de Guerre hybride constituent des « occurrences naturelles non provoquées de l’extérieur », résultant des lignes de fractures très nombreuses dans le pays. Quoi qu’il en soit, certains membres de la diaspora ont visiblement l’intention de modeler la situation en leur faveur.

Deux poids, deux mesures

En temps ordinaire, la prise d’assaut coordonnée de deux ambassades du même pays le même week-end devrait constituer un événement médiatique mondial, mais cela n’a pas été le cas pour le Cameroun, les diplomates de ce pays africain de taille moyenne ne recevant que peu de respect de la part de l’Occident. Si la même occurrence était arrivée à une grande puissance telle la France, les réactions auraient été bien différentes. Mais dans l’instance qui nous intéresse ici, en l’objet le Cameroun, c’est bel et bien l’implication d’une grande puissance, qui aurait jeté son poids derrière les mouvances de changement de régime, qui aurait pu éveiller l’attention des médias. Il se pourrait que cet état de fait se voie modifié prochainement, si la déstabilisation de Douala, le plus grand port du pays, pénalise les importations du Tchad et de la République centrafricaine : ces deux États enclavés en dépendent et verraient les coûts de divers biens augmenter, ce qui pourrait soulever par rebond une crise socio-économique dans chacun des deux pays.

Les États rivaux se bagarrent en Afrique centrale

La République centrafricaine connaît depuis peu d’importantes influences russes, Moscou ayant reçu l’aval du Conseil de sécurité de l’ONU fin 2017 de déployer des « mercenaires » dans le cadre d’un programme d’aide et d’encadrement, qui vise à soutenir l’armée naissante du pays ; ce pays central tâche de restaurer sa souveraineté sur l’ensemble de son territoire, riche en ressources naturelles. Quant au Tchad, il glisse régulièrement dans la guerre civile, et doit de temps à autre repousser des militant soudanais et libyens hébergés par d’autres États, mais le pays reste une puissance militaire régionale considérable, capable de se déployer vers l’Ouest jusqu’au Mali. Chose intéressante, N’Djamena a récemment rétabli des relations avec Tel Aviv – on a vu une visite de Netanyahu au Tchad la semaine dernière – ce qui a contribué à un état intéressant des affaires régionales de l’Afrique centrale : dans cette zone, un pays est sous influence « israélienne », un autre (la République centrafricaine) connaît depuis peu une influence russe, et le troisième (le Cameroun) est sous influence chinoise ; tout ceci malgré le fait qu’officieusement ces trois États appartiennent encore à la Françafrique néocoloniale.

L’heure des choix

Même si la France contrôle encore les monnaies de ces trois pays, et d’une dizaine d’autres États africains, par l’entremise du franc CFA, elle perd lentement mais sûrement son influence géopolitiques sur ses anciennes colonies. Irritée du fait qu’elle ne parviendra plus à reprendre ses positions stratégiques passées en Centrafrique après que la Russie s’y soit installée pour stabiliser la situation, et sans doute de même au Gabon avec le déploiement de soldats étasuniens le mois dernier avant le putsch, la France pourrait se sentir obligée de s’accrocher à son partenaire camerounais, malgré les pressions du « bas » qu’elle subit, visant à le trahir. Ceci étant dit, si la situation semble changer dans la direction d’un changement de régime « inévitable », il faudrait s’attendre à voir Paris lâcher son homme, dans une dernière tentative de conserver son influence sur le pays, au lieu de le laisser tomber sous influence étasunienne ou anglaise, chose qui ne manquerait pas d’arriver si le changement de régime se produisait sans solution de rechange française préparée.

L’heure de vérité pour la Françafrique ?

À l’égal de l’Empire Ottoman, qui fut considéré comme l’« homme malade de l’Europe » dans les périodes qui précédèrent sa chute, la France pourrait se voir désignée comme l’« homme malade de l’Afrique » si ses possessions de la Françafrique continuent de tomber l’une après l’autre dans l’escarcelle d’autres puissances. Le franc CFA a peut-être encore de belles années devant lui, mais la dominance géopolitique française sur cet espace trans-régional pourrait échapper à la France si elle ne parvient pas à reprendre contrôle de ses mandataires, après les avancées russes en République centrafricaine, le pivot du Tchad vers Israël et l’accueil surprise de soldats étasuniens par le Gabon. L’influence de la Chine est également en train de tisser sa toile dans l’ensemble de la Françafrique, et Paris pourrait prochainement se sentir obligée de prendre position en Afrique centrale, ou bien en soutenant ou bien en désavouant le président camerounais, selon son évaluation du « sens du vent ». Dans un sens ou dans l’autre, les assauts du week-end dernier sur les ambassades du Cameroun pourraient forcer la France à enfin arbitrer ce choix.

Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.

Traduit par Vincent pour le Saker Francophone

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