Le nouveau Grand Jeu [6/8]

Des bases, des alliances et des révolutions

Préambule

Il y a des jours heureux ou l'on découvre des pépites au détour de nos pérégrinations sur le web francophone et le texte que l'on vous propose est de celles là. Le texte est découpé en huit parties et mérite vraiment qu'on s'y attarde. L'auteur, Christian Greiling, a publié ce texte en août 2014.

Je vous conseille de commencer cette lecture avec la présentation par l'auteur, qui a lui-même pris le temps de faire un amuse-bouche résumant ce qu'il est indispensable d'avoir à l'esprit pour bien comprendre les mouvements tactiques, stratégiques des grandes puissances et des chefs de guerres. Il est vraiment plaisant de découvrir qu'il existe tant de talent et de travail et notre mission est de vous les faire connaître pour améliorer notre connaissance et notre conscience commune. Alors ne boudons pas notre plaisir d'apprendre. Bonne lecture.

Le Saker Francophone

Par Christian Greiling – août 2014 – Source CONFLITS

 

Les alliances de revers mises en place par l’Inde pour encercler le Pakistan ne s’arrêtent pas là et New Delhi réalisa un très joli « coup » en installant une base militaire au Tadjikistan, à Farkhor, au début des années 2000, au nez et à la barbe des Chinois et des Américains. Juché sur le Pamir, dominant à la fois le Xinjiang chinois, l’Ouzbékistan, l’Afghanistan et le Cachemire, le Tadjikistan offre à New Delhi une place de choix à la croisée des chemins et à proximité des nouvelles routes énergétiques prévues. L’emplacement est capital, permettant de sécuriser le futur pipeline TAPI ou de menacer l’éventuel pipeline pakistano-chinois Gwadar-Xinjiang. Le rapprochement indo-tadjik permet en outre de couper l’axe Pékin-Islamabad.

La Chine, qui reste le grand rival stratégique de l’Inde en Asie, a vu d’un très mauvais œil l’ouverture de cette base aérienne dans son étranger proche. Les dirigeants chinois ont à leur tour entamé des discussions avec le Kirghizistan et l’Ouzbékistan sur l’établissement d’une base militaire chinoise, mais sans résultat jusqu’à présent. Quant à la Russie, traditionnelle alliée de l’Inde durant la Guerre froide face à l’axe américano-pakistano-chinois et qui a elle-même conservé trois garnisons au Tadjikistan, elle a accueilli sans difficulté l’installation des soldats et des avions chasseurs indiens à Farkhor. À noter d’ailleurs que cette offensive de l’Inde en Asie centrale s’accompagne d’un soft power propre à gagner les cœurs : New Delhi bâtit des hôpitaux, une université indienne à Bichkek au Kirghizstan est en projet, les liens historiques qui unissaient ces deux régions – Ghaznévides, Moghols, Sultanat de Delhi – sont remis au goût du jour tandis que le cinéma bollywoodien fait son entrée dans les petites lucarnes ouzbèkes ou kazakhes.

La présence étrangère en Asie centrale, sous forme de bases militaires, est un facteur déterminant du Grand jeu. Les grandes puissances avancent leurs pions mais la partie est compliquée, du fait du nombre de joueurs – au moins quatre : Russie, États-Unis, Chine et Inde – et des règles – susceptibilité des dirigeants centre-asiatiques, retournements de situation, organisations régionales – qui viennent compliquer la donne. Nous venons de voir que l’Inde a installé sa seule base militaire à l’étranger à un carrefour stratégique et que la Chine n’a pas fait de grandes avancées jusqu’ici, mis à part le port de Gwadar susceptible d’être transformé en base navale. Restent la Russie et les États-Unis. Pour ces derniers, l’événement décisif fut bien évidemment la guerre en Afghanistan, débutée en 2001 après les attentats du 11 septembre et leur permettant enfin de mettre un pied en Asie centrale, au cœur du Heartland. Pour ravitailler les troupes de l’Otan, Washington obtint l’ouverture de deux bases, l’une en Ouzbékistan, l’autre au Kirghizstan, avec l’accord tacite de Moscou pour cette intrusion dans son étranger proche. Toutefois, cette bonne volonté russe se transformera en gêne puis en colère lorsque, loin de remercier le Kremlin par une non-ingérence dans son pré carré, les États-Unis soutiendront les révolutions de couleurs et continueront leur politique d’isolement de la Russie. A titre personnel, Poutine fulminera contre les menées américaines qu’il considèrera comme une véritable trahison. A Washington, toutefois, l’euphorie céda la place à une certaine désillusion devant l’enlisement afghan et l’impossibilité de venir à bout des talibans. Ce n’est pas pour rien que l’Afghanistan avait été le tombeau des ambitions britanniques ou russes par le passé, l’un de ces rares pays « impossibles à conquérir », à l’instar du Vietnam. De même, les États-Unis se rendirent compte du byzantinisme de la région et de la nécessité d’enlever ses « gros sabots » en y entrant. En 2005, devant la répression des émeutes d’Andijan en Ouzbékistan, l’administration Bush critiqua vertement le président Islam Karimov. Les faucons néo-conservateurs auraient sans doute été bien inspirés de prendre exemple sur Poutine, son habile diplomatie ménageant les susceptibilités et sa capacité de manœuvre hors pair. Toujours est-il que la réponse ne se fit pas attendre : les Américains étaient invités à quitter leur base de Karshi Khanabad dans les plus brefs délais ! Ils ne conservèrent plus que la base de Manas au Kirghizstan avant de l’évacuer il y a quelques mois, les autorités kirghizes refusant de renouveler le bail. Ainsi, à moins d’un nouveau retournement de situation qui n’est pas impossible dans cette région si prompte aux intrigues byzantines, le but des stratèges américains de s’implanter durablement en Asie centrale a largement échoué et l’ours russe peut dormir sur ses deux oreilles.

Héritière de l’URSS, ayant conservé des liens privilégiés avec les satrapes centre-asiatiques formés à l’époque soviétique, la Russie garde une influence certaine dans les ex-républiques d’Asie centrale. Ces dernières n’ont d’ailleurs jamais vraiment revendiqué leur indépendance à la chute de l’URSS, contrairement aux ex-républiques baltes ou caucasiennes qui voulaient se défaire de la tutelle de Moscou. Les bonnes relations sont entretenues par les fréquentes visites diplomatiques de Vladimir Poutine dans la région, où Gazprom est reçu avec le tapis rouge. De plus, le Kremlin joue de la dépendance de ces républiques à son égard. Plus du tiers du revenu du Tadjikistan dépend des transferts d’argent de ses émigrés travaillant en Russie. Quant à la dette kirghize, elle a récemment été annulée en contrepartie de la fermeture de la base américaine de Manas. En 2012, un accord a été signé avec le Tadjikistan pour maintenir jusqu’en 2042 les trois bases militaires russes dans ce pays. En outre, Moscou a signé en 2010 des accords avec l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, territoires auto-proclamés indépendants suite à la guerre de Géorgie de 2008, sur l’établissement de bases militaires jusqu’en 2059. Dans une autre zone sensible de l’étranger proche, la Mer Noire, la Russie avait assuré sa présence militaire jusqu’au milieu du XXIème siècle, avec la signature d’un accord avec l’Ukraine qui prévoyait le maintien jusqu’en 2042 de la flotte russe de Sébastopol. C’était avant la crise ukrainienne de cette année dont l’une des conséquences a été le rattachement de la Crimée à la Russie, Sébastopol étant maintenant définitivement russe. Mais revenons un peu sur l’Ukraine des années 2000. Cet accord n’avait été possible qu’après la victoire électorale en 2010 de Victor Ianoukovitch, présenté comme favorable à Moscou, contre son opposant Victor Ioutchenko, arrivé au pouvoir grâce à la Révolution orange de 2004, fortement soutenue et financée par l’administration Bush mais aussi par les fonds du milliardaire Georges Soros afin de mettre en place un régime ami en Ukraine (on se souvient de l’aveu de Victoria Nuland, célèbre par ailleurs pour son insulte mémorable aux Européens : « Fuck the E.U », qui admettait que les États-Unis avaient dépensé 5 milliards de dollars depuis 2001 pour installer un régime « ami » à Kiev, c’est-à-dire détacher par tous les moyens l’Ukraine de la Russie). Pays crucial dans le Grand jeu, véritable nœud sur l’échiquier eurasien, point de passage de la moitié des exportations de pétrole russe et principale ouverture de la Russie sur la Mer noire, l’Ukraine devait jouer un rôle central dans l’isolement de la Russie préconisé par les stratèges de Washington. Comme le claironnait Brzezinski, « l’extension de l’orbite euro-atlantique rend impérative l’inclusion des nouveaux États indépendants ex-soviétiques, et en particulier l’Ukraine. » Après six ans d’un pouvoir marqué par des affaires de corruption et des difficultés économiques croissantes, Ioutchenko fut sévèrement battu par le candidat pro-russe Ianoukovitch lors de l’élection présidentielle de 2010, ne recueillant que 5% des voix. L’ours russe avait fait montre de patience et l’Ukraine revenait peu à peu dans le giron de Moscou, au grand dam des États-Unis (on relèvera par exemple la déclaration de la Secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Hillary Clinton, en 2012 qui faisait état de la « profonde déception » que représentait l’Ukraine pour le Département d’État. C’est le moins que l’on puisse dire après l’énergie et les moyens mis en œuvre par les États-Unis pour faire de l’Ukraine un maillon central de leur politique d’encerclement de la Russie). L’on ne peut comprendre la crise actuelle, sur laquelle nous reviendrons en fin d’article, sans connaître la trame dans laquelle elle s’inscrit.

Les années 2000 avaient en effet été marquées par ces « Révolutions de couleur », mouvements populaires de protestation contre la corruption de leurs dirigeants, généralement alliés de Moscou, et de revendications démocratiques. Certaines voix assurent que ces « révolutions », fortement soutenues, financées et instrumentalisées par les États-Unis afin d’isoler la Russie, furent créées par Washington, mais cela semble exagéré 1. Il s’agit plutôt ici d’une convergence d’intérêt entre de réelles aspirations démocratiques locales et un soutien américain fortement intéressé, en fonction de l’emplacement stratégique de ces pays. L’on retrouvera cette politique lors du Printemps arabe, Washington soutenant les mouvements populaires contre des régimes ennemis mais se gardant bien d’apporter quelque soutien que ce soit aux révoltes contre des régimes alliés – voir par exemple le printemps arabe de Bahreïn, révolte de la population majoritairement chiite réprimée dans le sang par la monarchie sunnite alliée de l’Occident, sans que celui-ci n’émette le moindre mot de protestation.

Les pays touchés par les « révolutions colorées » des années 2000 n’avaient pas été choisis par hasard.

Les pays touchés par les « révolutions colorées » des années 2000 n’avaient pas été choisis par hasard et force est de constater qu’ils se trouvent sur le Rimland (Ukraine, Géorgie, Kirghizstan) ou constituaient des postes avancés de la Russie au-delà de cette ceinture (Serbie, « Grande Syrie »). La Révolution des roses amena le dynamique et russophobe Mikhaïl Saakachvili à la tête de la Géorgie, pion essentiel du corridor pétrolier pour le transit des richesses de la Caspienne vers la Méditerranée, évitant la Russie ou le Moyen-Orient. Le rapprochement à marche forcée vers l’Otan engagé par Saakachvili, le décuplement du budget militaire géorgien – sans que curieusement Washington, si prompt par ailleurs à relever l’augmentation des budgets de ses concurrents, n’en souffle mot – ne pouvaient laisser Moscou sans réaction. Le bombardement en 2008 par la Géorgie de l’Ossétie et de l’Abkhazie, deux enclaves russes, donna un prétexte en or à Poutine et c’est une guerre éclair que la Russie mena et gagna, lançant un message fort dans le Caucase et ailleurs. La guerre de 2008 mit d’ailleurs fin à l’expansion de l’Otan vers l’est. En Ukraine, la Révolution orange suivit celle des roses mais, stratégiquement parlant, se termina tout aussi mal pour Washington, comme on l’a vu. La dernière de ces « Révolutions », celle des tulipes au Kirghizstan, tourna court, l’opposition arrivée au pouvoir se divisant presque immédiatement tandis que, depuis, des émeutes agitent régulièrement le pays.

Un temps sur la défensive, Moscou regagne le terrain perdu, maniant la carotte – accords commerciaux, annulation de dette – et le bâton. Comme dans le dossier ukrainien, comme partout à vrai dire, les liens économiques, géopolitiques et historiques tissés durant des décennies voire des siècles entre la Russie et ses voisins prévalent sur les chimériques promesses des États-Unis, d’ailleurs rarement suivies d’effet. Washington n’a réussi qu’à gagner du temps, quelques années, face à ce qui apparaît comme une inévitable (re)constitution du Heartland, qu’il soit sous obédience russe ou plus certainement sous forme d’une confédération de pays aux intérêts stratégiques communs. Comme en Irak, en Afghanistan ou ailleurs, le caractère parfois utopique de la politique étrangère américaine se heurte aux réalités du terrain. L’exemple kirghize est de ce point de vue éclairant. Intégré dans un espace eurasiatique en plein développement, fortement lié économiquement à ses voisins russes et chinois, le Kirghizstan était pressé par ceux-ci de ne pas renouveler le bail de la base de Manas. Que pouvait offrir Washington en contrepartie afin de maintenir sa présence militaire ? La réponse est très simple : rien. De fait, Bichkek n’a pas hésité longtemps et a annoncé la fermeture définitive, le 3 juin 2014, de la dernière base américaine en Asie centrale.

Non seulement les États-Unis n’ont pas réussi à pénétrer le Heartland ou à en détacher véritablement le Rimland, mais ils ont été témoins de ce qu’ils craignaient le plus : l’émergence d’une organisation susceptible de constituer un bloc eurasiatique. À peu près ignorée des médias français tournés vers l’écume des choses, l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) pourrait bien, à terme et au prix tout de même de certaines évolutions importantes, supplanter l’Otan et contrôler l’échiquier eurasiatique, c’est-à-dire le destin du monde. Créée dans les années 90, l’OCS regroupe la Chine, la Russie, le Kirghizstan, le Tadjikistan, l’Ouzbékistan et le Kazakhstan – soit toute l’Asie centrale sauf le Turkménistan, attaché à une neutralité absolue. Depuis 2005, elle compte également en tant que membres observateurs l’Afghanistan, et surtout l’Inde, le Pakistan et l’Iran, soit trois poids lourds de la périphérie centre-asiatique, qui deviendront membres à part entière en septembre de cette année, lors du sommet de Douchanbé. Sentant le danger, les États-Unis avaient immédiatement demandé un statut de membre observateur mais se sont vu opposer un niet sec et définitif. Certes, nous sommes encore loin d’une union militaire type Otan ou d’un bloc homogène au sein duquel les différents États auraient une politique convergente et l’on ne peut passer sous silence les rivalités au sein de l’organisation – Tadjikistan-Ouzbékistan, Inde-Pakistan – susceptibles d’entraver son développement. Mais les choses évoluent très vite, l’intervention américaine en Afghanistan et les méfiances qu’elle a suscitées ont accéléré le mouvement. D’une structure relativement informelle dans les années 90, l’OCS s’est transformée en organisation de sécurité et de lutte contre « le terrorisme, l’islamisme et le séparatisme » – l’un des fondements de la charte de l’organisation. Elle constitue également un espace de dialogue économique visant à favoriser les échanges commerciaux. Passant à la vitesse supérieure, des manœuvres militaires communes, parfois de grande ampleur, ont vu le jour à partir de la fin des années 2000, notamment entre la Russie et la Chine. Fin août, de très grandes manœuvres ont eu lieu en Chine, regroupant 7 000 soldats des différents membres de l’OCS, incluant forces aériennes et terrestres, troupes parachutistes, opérations spéciales, guerre électronique…

En prenant en compte l’Inde, le Pakistan, l’Iran et la Mongolie qui rejoindront l'alliance de plein pied cette année, c'est 40% de la population mondiale - dont les deux pays les plus peuplés de la planète -, près de 40 millions de km², quatre puissances nucléaires – et peut-être cinq si l'Iran parvient à acquérir la bombe -, les deuxième et troisième armées de la planèteEn prenant en compte l’Inde, le Pakistan, l’Iran et la Mongolie qui rejoindront l’alliance de plein pied cette année, c’est 40% de la population mondiale – dont les deux pays les plus peuplés de la planète -, près de 40 millions de km², quatre puissances nucléaires – et peut-être cinq si l’Iran parvient à acquérir la bombe -, les deuxième et troisième armées de la planète. Et last but not least, les ressources énergétiques fabuleuses de la Russie, des républiques d’Asie centrale et de l’Iran. De quoi faire se retourner Mackinder et Spykman dans leur tombe… À Washington, on ne prend pas du tout l’OCS à la légère et chaque sommet, chaque évolution de l’organisation sont scrutés à la loupe. Le sentiment d’impuissance des États-Unis est d’autant plus profond que c’est du fait de leurs interventions et de leurs menées dans le Heartland et le Rimland que s’est accéléré le processus d’intégration eurasiatique et le rapprochement sino-russe. Malgré les rodomontades de l’administration américaine – voir par exemple les déclarations très sèches de la Secrétaire d’État Hillary Clinton en décembre 2012 : « Les États-Unis s’opposeront à tout processus d’intégration dans l’espace postsoviétique », Washington n’a tout simplement pas les moyens de s’opposer à quoi que ce soit. Ce discours, qui peut paraître étonnant aux yeux des non-initiés qui ne comprennent pas en quoi cela peut bien concerner les États-Unis, relève évidemment du Grand jeu ; c’est une réaction relativement désespérée devant la constitution inéluctable du bloc eurasiatique, bloc qu’ils n’ont aucun moyen de saboter ou de ralentir.

Pire, l’Organisation de Coopération de Shanghai devient attractive ! En janvier, 2013, l’écume des événements a fait passer à peu près inaperçue une véritable bombe géopolitique : le premier ministre turc Recep Erdogan, invité à la télévision, déclara que la Turquie était encline à abandonner sa démarche européenne pour lui préférer une entrée dans l’Organisation de Coopération de Shanghai, qu’il a qualifiée de « plus forte et importante que l’Union Européenne » (Erdogan lorgne l’Organisation de Coopération de Shanghai, Europolitique, 28 janvier 2013). Il faut certes rester prudent, ce pour plusieurs raisons. L’OCS poursuivant son intégration et développant une coopération militaire sans cesse plus poussée, se poserait notamment le problème de l’allégeance d’Ankara à l’Otan. Encore faudrait-il pour cela que la Turquie soit admise, ce qui est loin d’être évident : contrairement à la Russie, la Chine n’est pas très favorable à l’entrée de la Turquie, conséquence sans doute des déclarations du premier ministre turc qualifiant, non sans exagérations, la répression chinoise au Xinjiang turcophone en 2009 de « génocide ». On constate également, avec la crise syrienne actuelle, que les positions russe et chinoise d’un côté, turque de l’autre sont totalement inconciliables. Enfin, un bluff à l’attention de Bruxelles n’est pas non plus à écarter. Néanmoins, selon les observateurs, un vrai palier a été franchi et cette sortie d’Erdogan ne relevait pas de la plaisanterie. La Turquie n’attend plus grand-chose de l’Europe et un récent sondage montre que deux tiers des Turcs disent ne plus s’intéresser à l’adhésion à l’UE. Pour la Turquie, s’asseoir à la même table que la Russie et la Chine pourrait marquer la reconnaissance tant attendue d’un poids politique que l’Union Européenne ne lui reconnaît pas. En tant que membre de l’OCS, la Turquie pourrait également être tentée de jouer le rôle de « grand frère » des États turcophones d’Asie centrale, de leader de l’identité turque

Si ce changement de direction est sérieux – et il y a tout lieu de croire qu’il l’est – c’est un événement considérable. Une fois n’est pas coutume, faisons un peu de « géopolitique fiction » : un bloc allant de la Mer Jaune à la Méditerranée, réunissant pour la première fois les cinq grandes civilisations historiques de l’Eurasie. Les mondes indien (Inde et Pakistan), chinois, russe, persan (Iran et Tadjikistan) et turc (Turquie, Ouzbékistan, Kazakhstan et Kirghizistan), si souvent ennemis par le passé, désormais associés dans une organisation contrôlant l’échiquier eurasiatique, réunissant le Heartland et le Rimland. Le rêve inachevé des invincibles Mongols de Gengis Khan et le cauchemar des stratèges américains… Nous n’en sommes pas là pour le moment ; l’OCS est une organisation jeune, encore dans son adolescence et qui connaîtra invariablement des problèmes de croissance. Nul doute que les États-Unis s’immisceront dans toutes les failles possibles afin de diviser ses membres et d’empêcher son développement. Mais si l’OCS parvient à unifier les contraires qui la composent, à lisser leurs différends et à harmoniser leurs stratégies, tout en continuant son intégration, en un mot si cette organisation devient adulte, elle changera vraisemblablement la face du monde et le dominera. À suivre avec infiniment d’attention.

Christian Greiling

À suivre…

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  1. Étrange appréciation plutôt sympathique de l’auteur quand on connaît l’action de la CIA et de l’Otan en Europe après 1945 à travers l’Opération Gladio et ses massacres, Note du Saker Fr
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