Le Dernier Rivage(*) 2017


« Il est encore temps… mon frère »


(*) On the Beach film de Stanley Kramer 1959


Pilger

Par John Pilger – Le 4 août 2017 – Source CounterPunch

Le capitaine du sous-marin américain dit : « Nous devons tous mourir un jour, tôt ou tard. Le problème a toujours été que vous n’êtes jamais prêt, parce que vous ne savez pas quand cela se produira. Eh bien, maintenant nous le savons et il n’y a rien à faire à ce sujet. »

Il dit qu’il sera mort d’ici septembre. Il faudra environ une semaine pour mourir, même si personne ne peut en être sûr. Ce sont les animaux qui vivent le plus longtemps.

La guerre a duré un mois. Les États-Unis, la Russie et la Chine étaient les protagonistes. L’origine, accident ou erreur, n’est pas clairement établie. Il n’y avait pas de vainqueur. L’hémisphère nord est maintenant contaminé et mort.

Un rideau de radioactivité se déplace vers le sud, vers l’Australie et la Nouvelle-Zélande, l’Afrique australe et l’Amérique du Sud. En septembre, les dernières villes et villages succomberont. Comme au nord, la plupart des bâtiments resteront intacts, certains éclairés par les derniers scintillements de la lumière électrique.

« C’est la façon dont le monde finit
Pas dans le fracas de la foudre mais dans un gémissement »

Ces lignes de T.S. Eliot, extraites du poème  The Hollow Men, apparaîssent au début du roman de Nevil Shute On the Beach [dont est tiré le scénario du film de Kramer], qui m’a laissé au bord des larmes. Les mentions sur la couverture disaient la même chose.

Publié en 1957 au plus fort de la Guerre froide, lorsque trop d’écrivains étaient silencieux ou intimidés, c’est un chef-d’œuvre. Au début, la langue suggère un style précieux compassé, mais rien de tout que j’ai lu sur la guerre nucléaire n’est aussi impérieux dans sa mise en garde. Aucun livre n’est plus urgent.

Certains lecteurs se souviendront du film hollywoodien en noir et blanc avec Gregory Peck dans le rôle du commandant de l’US Navy qui emmène son sous-marin en Australie pour attendre le spectre silencieux et informe qui descend sur la dernière partie du monde vivant.

J’ai lu On the Beach pour la première fois l’autre jour, terminant le livre au moment où le Congrès des États-Unis adoptait une loi pour déclarer la guerre économique à la Russie, la deuxième puissance nucléaire du monde. Il n’y avait aucune justification à ce vote dément, sauf la promesse du pillage.

Les sanctions visent aussi l’Europe, principalement l’Allemagne, qui dépend du gaz naturel russe, et les entreprises européennes qui font des affaires légitimes avec la Russie. Au vu de ce qui s’est passé lors du débat au Capitole, les sénateurs les plus volubiles ne laissaient planer aucun doute sur le fait que l’embargo avait été conçu pour obliger l’Europe à importer le coûteux gaz américain.

Leur but principal semble être la guerre – la vraie guerre. Une provocation aussi extrême ne peut suggérer autre chose. Ils semblent en crever d’envie, même si les Américains ont peu d’idée de ce qu’est la guerre. La guerre civile de 1861-1865 était la dernière sur leur continent. La guerre c’est ce que les États-Unis font aux autres.

La seule nation à avoir utilisé des armes nucléaires contre des êtres humains a depuis détruit des dizaines de gouvernements, beaucoup de démocraties, et même des sociétés entières – le nombre de morts en Irak n’a été qu’une fraction du carnage perpétré en Indochine, que le président Reagan avait qualifié de « cause noble » et que le président Obama a rebaptisé en « tragédie d’un peuple exceptionnel »… Il ne faisait pas référence aux Vietnamiens.

Filmant l’année dernière au Lincoln Memorial à Washington, j’ai entendu un guide du Service des parcs nationaux, qui sermonnait un groupe scolaire de jeunes adolescents. « Écoutez, a t-il dit. Nous avons perdu 58 000 jeunes soldats au Vietnam, et ils sont morts pour défendre votre liberté. »

D’un coup, la vérité s’est inversée. Aucune liberté n’a été défendue. La liberté a été détruite. Un pays, peuplé de paysans, a été envahi et des millions de personnes ont été tuées, mutilées, dépossédées, empoisonnées pendant que 60 000 envahisseurs ont perdu leur propre vie. Écoutez… en effet.

Chaque génération subit une lobotomie. Les faits sont éliminés. L’histoire est excisée et remplacée par ce que le magazine Time appelle « un éternel présent ». Harold Pinter a décrit cela comme « la manipulation du pouvoir dans le monde entier, derrière la mascarade du bien universel, un brillant acte d’hypnose, même spirituel, très réussi [ce qui signifie] que les faits n’ont jamais existé. Rien ne s’est jamais produit. Même si cela avait lieu, cela n’existait pas. C’était sans importance. C’était sans intérêt ».

Ceux qui se disent libéraux ou tendancieusement « de gauche » sont des participants enthousiastes à cette manipulation et à ce lavage de cerveau, qui se résume aujourd’hui dans un seul nom : Trump.

Trump est fou, fasciste, une dupe de la Russie. Il est également un cadeau du ciel pour les « cervelles libérales en conserve dans le formaldéhyde de la politique identitaire », selon le propos mémorable de Luciana Bohne. L’obsession par Trump – l’homme, pas le personnage comme symptôme et caricature d’un système qui perdure – annonce un grand danger pour nous tous.

Alors qu’ils poursuivent leurs agendas anti-russes fossilisés, les médias narcissiques tels que le Washington Post, la BBC et le Guardian éliminent l’essence de l’histoire politique la plus importante de notre époque, alors qu’ils poussent à la guerre à une échelle que je n’ai jamais vue dans ma vie.

Le 3 août, contrairement à la vaste couverture que le Guardian a donnée aux radotages à propos des Russes conspirant avec Trump – ce qui rappelle la diffamation de l’extrême-droite traitant John Kennedy d’agent soviétique – le journal a enterré, en page 16, les informations selon lesquelles le président des États-Unis a été obligé de signer un projet de loi du Congrès déclarant
la guerre économique à la Russie.

À la différence de toutes les autres signatures de décrets par Trump, celle là a été menée dans un quasi secret et a été annotée d’une réserve de Trump lui-même signalant que l’acte était « clairement inconstitutionnel ».

Un coup d’État contre l’homme à la Maison Blanche est en cours. Ce n’est pas parce qu’il est un être humain odieux, mais parce qu’il a toujours précisé qu’il ne voulait pas de guerre avec la Russie.

Cet éclair de sérénité ou simplement de pragmatisme est un anathème pour les dirigeants de la « sécurité nationale » qui gèrent un système basé sur la guerre, la surveillance, les armements, les menaces et le capitalisme extrême. Martin Luther King les a qualifiés de « plus grands générateurs de violence au monde aujourd’hui ».

Ils ont encerclé la Russie et la Chine avec des missiles et un arsenal nucléaire. Ils ont utilisé les néonazis pour installer un régime instable et agressif à la frontière russe [en Ukraine] – la voie par laquelle Hitler a envahi la Russie en 1941, provoquant la mort de 27 millions de personnes. Leur objectif est de démembrer la Fédération de Russie actuelle.

En réponse, le mot « partenariat » est utilisé sans cesse par Vladimir Poutine : ce n’est pas, semble-t-il, quelque chose qui pourrait arrêter le mouvement évangélique de la guerre aux États-Unis. L’incrédulité en Russie s’est peut-être déjà transformée en peur et peut-être en une certaine résolution. Les Russes ont presque certainement simulé des contre-attaques nucléaires. Les exercices de manœuvres aéroportées ne sont pas rares. Leur histoire leur dit de se préparer.

La menace est simultanée. La Russie est la première, la Chine est la suivante. Les États-Unis viennent juste de terminer un énorme exercice militaire avec l’Australie connu sous le nom de Talisman Saber. Ils ont répété un blocus du détroit de Malacca et de la mer de Chine méridionale, à travers lequel passe la ligne de vie économique de la Chine.

L’amiral américain commandant la flotte du Pacifique a déclaré que « si nécessaire », il atomiserait la Chine. Qu’il dise une telle chose publiquement, dans l’atmosphère délétère actuelle, commence à concrétiser la fiction de Nevil Shute.

Rien de tout cela n’est nouveau. Aucune connexion n’est faite avec le bain de sang de la bataille de Passchendaele en 1917 dans les Flandres, il y a un siècle. Les rapports honnêtes ne sont plus les bienvenus dans la plupart des médias. Les moulins à paroles – connus sous le nom d’experts – dominent : les éditeurs sont des gestionnaires du spectacle de l’information, ou inféodés à un parti. Là où il y avait autrefois des éditoriaux, il n’y a plus qu’une foison de clichés taillés à la serpe. Les journalistes non conformes sont défenestrés.

L’urgence a de nombreux précédents. Dans mon film The Coming War on China, John Bordne, membre d’un équipage de missilier de l’Armée de l’Air basé à Okinawa au Japon, décrit comment, en 1962, lors de la crise des missiles cubains, on lui a demandé, ainsi qu’à ses collègues de lancer « tout les missiles de leurs silos ».

Armés d’ogives nucléaires, les missiles visaient à la fois la Chine et la Russie. Un officier subalterne a remis en question l’ordre reçu, qui a finalement été annulé – mais seulement après avoir menacé, avec des revolvers de service, de tirer sur d’autres membres de l’équipage s’ils n’obéissaient pas.

Au paroxysme de la Guerre froide, l’hystérie anti-communiste aux États-Unis était telle que les fonctionnaires américains qui étaient en mission officielle en Chine étaient accusés de trahison et licenciés. En 1957 – l’année où Shute a écrit son roman de fiction On the Beach –, aucun fonctionnaire du Département d’État ne pouvait parler la langue de la nation la plus peuplée du monde. Ceux qui parlaient le mandarin étaient purgés avec les motifs qui sont maintenant évoqués dans le projet de loi qui vient d’être adopté au Congrès, visant la Russie.

Le projet de loi était bipartite. Il n’y a pas de différence fondamentale entre les Démocrates et les Républicains. Les termes gauche et droite n’ont aucun sens. La plupart des guerres modernes de l’Amérique n’ont pas été lancées par les conservateurs, mais par les démocrates libéraux.

Lorsque Obama a quitté son office, il avait présidé à un record de sept guerres – y compris la guerre la plus longue d’Amérique [en Afghanistan] – et à une campagne sans précédent d’exécutions extrajudiciaires – meurtres – par drones.

Au cours de sa dernière année à la Maison Blanche, selon une étude du Conseil des affaires étrangères, Obama, le « guerrier libéral réticent », a envoyé 26 171 bombes – trois bombes par heure, 24 heures par jour. Ayant promis d’aider à « débarrasser le monde » des armes nucléaires, le lauréat du prix Nobel de la paix a construit plus d’ogives nucléaires que n’importe quel président depuis la Guerre froide.

En comparaison, Trump est une mauviette. C’est Obama – avec la secrétaire d’État Hillary Clinton à ses côtés – qui a détruit la Libye en tant qu’État moderne et a provoqué le déferlement de réfugiés sur l’Europe. À la maison, des groupes d’immigrés l’ont surnommé « le chef de la déportation ».

Un des derniers actes d’Obama en tant que président a été de signer un projet de loi qui a alloué 618 milliards de dollars au Pentagone, reflétant l’ascendant croissant du militarisme fasciste dans la gouvernance des États Unis. Trump a approuvé.

Noyé dans les détails, il est prévu la création d’un « Centre d’analyse et de réponse à l’information ». C’est un ministère de la vérité. Il est chargé de divulguer un « récit officiel des faits » qui nous préparera à la possibilité réelle d’une guerre nucléaire – si nous l’autorisons.

John Pilger

Traduit par jj, relu par Catherine pour la Saker Francophone

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