Aux yeux de l’artiste contemporain, l’homme n’est plus une âme à la recherche de Dieu ni même une intelligence en quête de Raison. C’est une monade, un fou qui s’ignore dans un monde fou qui l’ignore, et pour ce fou l’art ne peut être que le miroir de son inquiétante étrangeté.
Par Nicolas Bonnal − Juin 2017
Écoutons le diable de Dostoïevski : « Le fantastique me tourmente comme toi-même, moi aussi j’aime le réalisme terrestre. Chez vous, tout est défini, il y a des formules, de la géométrie ; chez nous, ce n’est qu’équations indéterminées. »
L’historien espagnol José Milicua a découvert que, pour torturer et briser psychiquement des détenus politiques, l’avant-garde révolutionnaire avait utilisé l’avant-garde artistique. L’art moderne, éclaireur et compagnon de route des révolutions, se faisant ainsi le complice de leurs dérives totalitaires. C’est un ouvrage introuvable qui est à l’origine de cette révélation paradoxale, les tortionnaires furent les républicains anarchistes et marxistes et leurs rats de laboratoire les prisonniers franquistes.
Chacón consigna la déposition d’un agent français d’origine austro-hongroise, Alphonse Laurencic, devant le Conseil de guerre. Accusé de tortures par la justice espagnole, ce geôlier amateur reconnut en 1938 que, pour pousser à bout ses prisonniers franquistes, il avait, avec deux autres tortionnaires appelés Urduena et Garrigo, inventé des checas, cellules de torture psychique. Il enfermait ses victimes dans des cellules exiguës, aussi hautes que longues (2 m) pour 1,50 m de large. Le sol est goudronné, ce qui, l’été, suscite une chaleur épouvantable (l’idée sera abandonnée parce que, du coup, ces cellules sont moins glaciales en hiver). Les bat-flanc, trop courts, étaient inclinés de 20°, ce qui interdit tout sommeil prolongé.
Le prisonnier, comme l’esthète décadent d’« À rebours », de J.K. Huysmans, plagié par Boris Vian, était accablé de stimuli esthétiques : bruits, couleurs, formes, lumières. Les murs sont couverts de damiers, cubes, cercles concentriques, spirales, grillages évoquant les graphismes nerveux et colorés de Kandinsky, les géométries floues de Klee, les prismes complémentaires d’Itten et les mécaniques glacées de Moholy Nagy. Au vasistas des cellules, une vitre dépolie dispense une lumière verdâtre. Parfois, comme Alex, le héros d’Orange mécanique, ils sont immobilisés dans un carcan et contraints de regarder en boucle des images qui évoquent un des plus célèbres scandales de l’histoire du 7e Art : l’œil découpé par une lame de rasoir du Chien andalou, de Buñuel et Dali et dont l’historien du surréalisme, Ado Kyrou, écrit que ce fut le premier film réalisé pour que, contre toutes les règles, le spectateur moyen ne puisse pas en supporter la vision.
Si la loi de l’art classique fut de plaire et d’ordonner, celle de l’art moderne aura donc été de choquer et de désaxer, un peu il est vrai comme aux temps baroques (voir les tyrans baroques du cinéma soviétique pour enfants). Signe supplémentaire et presque superflu des temps d’inversion. S’étonner que l’avant-garde esthétique serve d’aussi noirs desseins et que l’art moderne « rebelle et libérateur » se fasse complice de la répression serait oublier l’histoire d’un siècle d’horreur. « Ce siècle est un cauchemar dont je tente de m’éveiller », dit d’ailleurs Joyce au moment où se déclenchent en Europe les guerres des totalitarismes. Il publie, comme un exorcisme, l’incompréhensible Finnegan’s Wake, qu’il appelle lui-même « la folle œuvre d’un fou ». Paul Klee, un des peintres utilisés par Laurencic, plaide que « Plus le monde est horrible, plus l’artiste se réfugie lui-même dans l’abstraction ».
En musique, Schoenberg rompt avec un romantisme tardif pour se lancer dans la provocation dodécaphonique, qui aujourd’hui encore reste insupportable au public moderne. Et Ravel entendant une auditrice du Boléro crier « Au fou ! » s’exclame : « Enfin une qui a compris ! »
Au cinéma, la distorsion folle des formes du Cabinet du docteur Caligari accompagne la contestation politique radicale de l’expressionnisme de l’entre-deux-guerres. À la même époque le dessinateur hollandais Escher nous fait perdre la tête.
En architecture, l’art de Le Corbusier, prétendument fondé sur la dimension humaine (le modulor) révèle une obsession carcérale que la spontanéité populaire saisira d’instinct en baptisant son œuvre « la maison du fada ». En somme, toute l’esthétique née dans la première moitié du siècle est un hurlement de dément devant les guerres qui dévastent l’Europe et les totalitarismes qui l’enserrent. Ce pourquoi, aujourd’hui encore, elle impose la mobilisation de brigades médiatiques de soutien esthétique pour s’imposer, tant elle défie le goût du commun.
Aux yeux de l’artiste contemporain, l’homme n’est plus une âme à la recherche de Dieu ni même une intelligence en quête de Raison. C’est une monade, un fou qui s’ignore dans un monde fou qui l’ignore, et pour ce fou l’art ne peut être que le miroir de son inquiétante étrangeté. Dès lors, le malentendu est complet. Une critique naïve ou complice exalte la « rébellion » des artistes quand ceux-ci, au contraire, sont avec les bourreaux pour torturer les hommes et les priver de leurs libertés.
José Milicua fait observer que plusieurs dessins géométriques des checas préfigurent l’art cinétique de Vasarely. Or ce maître des géométries variables est la clé d’un film célèbre, L’Exorciste : lorsque Regan, la jeune possédée (Linda Blair), se rend chez le psychiatre pour subir des examens très techniques (on prétend la réparer comme une machine, au lieu qu’il faudrait la sauver comme une âme en peine), elle s’assied devant une toile de Vasarely, labyrinthe anamorphique qui reflète sa possession en même temps qu’elle la nourrit. Après, sa crise éclate.
Ce lien entre l’art et la démence qui est une possession, est typiquement moderne. L’art, détourné de sa fonction de serviteur du Beau, du Vrai, du Bon, devient une arme de la Folie contre la Raison classique. Voyez la scène de danse de Légende de Ridley Scott, que j’ai explicitée dans mon livre sur ce maître qui est aussi le producteur exécutif des clips de Lady Gaga.
La torture de Laurencic préfigure Le Prisonnier, mythique série télévisée psychédélique des années soixante où des caméras omniprésentes sont là moins pour surveiller des détenus qui ne peuvent pas s’évader que pour déchiffrer leurs réactions à cet univers privé de raison. L’ambiance festive du village y agit comme un antidépresseur qui facilite le travail des cerbères. Et le but de cette torture est d’obtenir un aveu, des « renseignements ».
Puis on découvre que l’art moderne est mis au service du décor urbain de la modernité, lui-même instrument de torture géant soumettant les populations aux flux de circulation, au stress des news, à la consommation éternelle.
Ainsi, dans un décor moderne qui privilégie l’abstraction et l’espace mécanique, l’homme se renferme sur lui-même et fabrique son propre malheur. La « maison du fada » nourrit la dépression des cités, Brasilia, où j’ai vécu euphorique (un laboratoire à ciel ouvert pour moi sur cette sur-modernité), provoque des accès de brasilitis, psychopathie spécifique à la ville moderne, « lieu situé dans un espace déshumanisé, abstrait et vide, un espace impersonnel, indifférent aux catégories sociales et culturelles », écrit justement Zygmunt Bauman. Un plan de ville devient un transistor ou tableau abstrait (Vasarely, encore lui, voyait ses tableaux comme des « prototypes extensibles des cités polychromes de l’avenir »). Le dessin devient dessein. Le plan directeur, un plan de dictateur (le totalitariste Le Corbusier projetait de raser le centre historique de Paris et dédiait « À l’Autorité ! » le plan de sa Cité radieuse). Le sujet isolé dans la cellule de sa banlieue est voué à « l’expérience du vide intérieur et à l’incapacité de faire des choix autonomes et responsables » (Bauman). Dès lors, le bat-flanc du prisonnier de Laurencic, si inconfortable soit-il, l’est cependant moins que l’espace extérieur, surveillé et vitrifié. Pour ne pas parler du décor immonde de son émission de TV préférée.
Dans un maître-ouvrage oublié, Building Paranoïa, publié en 1977, le docteur Steven Flusty remarquait que l’espace urbain est en proie à une frénésie d’interdits : espaces réservés (filtrage social), espaces glissants (labyrinthes détournant les gêneurs), espaces piquants (où l’on ne peut s’asseoir), espaces angoissants (constamment patrouillés ou espionnés par vidéo). Paris est devenue une ville envahie par ces piquets inhibiteurs.
Ce conditionnement paranoïaque est une application à l’échelle urbanistique des intuitions de Laurencic. Le dressage s’y pratique « en douceur », sans la brutalité qui risquerait de provoquer la révolte du sujet. Ainsi, sur les quais du métro, les bancs de jadis font place à des sellettes inclinées à 20° (le même angle que dans les cachots anarchistes) sur lesquelles on peut poser une fesse mais en aucun cas s’attarder, ce qui dissuade le stationnement des clochards.
Laurencic a ainsi créé artisanalement l’arsenal de conditionnement et de manipulation des systèmes postmodernes, avec des individus au comportement prévisible et surtout soumis.
Céline encore : « On aurait dit des grosses bêtes bien dociles, bien habituées à s’ennuyer. »
Nota :
La destruction de Paris, évoquée plus haut fut le fait de Pompidou et du rapport Ozbekhan-Perlmutter (autre descendant de franquiste), explicité par Armand Mattelart, sociologue et ami du président Allende, dans son excellente histoire de l’utopie planétaire. Il fallait détruire ce qui restait de français à Paris, ce qui fut fait. En détruisant le caractère parisien de cette légendaire capitale, on détruisait ce qui en faisait une cité rebelle. Et quand on voit Beaubourg ou les Halles, ne se croirait-on pas dans ces cellules de prison à ciel ouvert ?
Comme dit Mattelart nous reposons maintenant dans l’univers glacé des multinationales.
Sources
Nicolas Bonnal – la culture comme arme de destruction massive ; comment les Français sont morts (Amazon_Kindle)
Armand Mattelart – Histoire de l’utopie planétaire (La Découverte)
Por que hice las checas de Barcelona – R.L. Chacón (Ed. Solidaridad nacional, Barcelone, 1939)