Échec et mat pour l’hégémon


Par Dmitry Orlov – Le 21 mai 2019 – Source Club Orlov

OrlovSelon les analyses de beaucoup de commentateurs intelligents et bien informés, une guerre entre les États-Unis et l’Iran pourrait éclater à tout moment. Leur preuve en faveur de ce point de vue consiste en quelques porte-avions américains qui sont censés être en route vers le golfe Persique, que l’Iran a menacé de bloquer en cas d’attaque. Pour ce faire, l’Iran n’aurait pas à faire quoi que ce soit de militaire ; il suffirait que ce pays menace d’attaquer certains pétroliers pour que leur couverture d’assurance soit annulée, les empêchant de charger leur cargaison ou de prendre la mer. Cela bloquerait les livraisons de près des deux tiers de tout le pétrole brut transporté par mer et causerait des dommages économiques vraiment stupéfiants – si stupéfiants que les économies pétrolières des pays importateurs de pétrole (et même de certains des pays exportateurs de pétrole) pourraient ne jamais s’en remettre.

Examinons d’abord ces quelques éléments de preuve. À mon avis, le fait de voir des porte-avions américains près d’un adversaire potentiel bien armé comme l’Iran, la Chine ou la Russie est une indication très claire qu’il n’y aura aucune escalade militaire. Le calcul ici est simple. Pour être efficace, un porte-avions américain doit se trouver à moins de 500 km des cibles que ses avions vont bombarder. C’est la portée aller-retour typique d’un avion sans ravitaillement en vol. Mais si ledit porte-avions s’approche à moins de 1000 km dudit adversaire potentiel, il peut être coulé à l’aide de toute une série d’armes modernes contre lesquelles il n’a aucune défense. Évidemment, dans de telles circonstances, le commandement du porte-avion évitera de faire quoi que ce soit de provocateur tout en faisant tout son possible pour afficher son absence totale d’intention hostile.

Certains prétendent (en l’absence de toute preuve) que les États-Unis voudraient en fait que l’un de leurs porte-avions soit coulé pour servir d’excuse à une escalade. Mais comment exactement la situation s’aggraverait-elle ? En faisant couler d’autres porte-avions ? Ajoutez à cela le fait que les États-Unis ne semblent plus construire de porte-avions. Leur dernier projet en ce sens, le Gerald R. Ford, bien nommé d’après le président au « bulbe mou », fait l’objet d’interminables réparations dans l’espoir qu’il deviendra un jour utile à quelque chose. Ajoutez à cela le fait que les États-Unis n’ont plus l’argent pour construire des jouets de guerre aussi gigantesques : vu la façon dont les choses se passent, dans quelques années seulement, le budget fédéral tout entier va être englouti par les paiements d’intérêts sur la dette fédérale.

Apparemment, il est extrêmement difficile pour les Américains d’affronter le fait qu’il y ait une liste longue et croissante de choses qu’ils ne peuvent plus faire :

  • Les États-Unis n’arrivent plus à organiser des révolutions de couleur efficaces. L’Ukraine est un embarras incontrôlable où la moitié de la population est prête à voter pour Poutine alors que certains oligarques juifs très méchants se sont achetés en grande partie un président juif. Et si l’exemple de l’Ukraine est tragique – c’est maintenant le pays le plus pauvre d’Europe – l’exemple du Venezuela est un peu une farce. Là-bas, un larbin formé par les américains, du nom de Juan Guaidó, se promène en prétendant être président depuis son récent poisson d’avril. De nos jours, le discours américain sur le « changement de régime » ne fait que provoquer des roulements les yeux et des gémissements.
  • Les États-Unis ne peuvent plus lancer des attaques sous faux drapeaux et s’en servir comme prétexte. La fausse attaque à l’arme chimique dans la Douma syrienne, qui a servi d’excuse au dernier bombardement inutile de Donald Trump sur la Syrie (lors duquel une partie des missiles de croisière Tomahawk ont été largué en mer alors que l’autre a été abattu par les défenses aériennes syriennes) a été définitivement prouvé comme étant une contrefaçon. Et la dernière tentative de ce genre, qui consistait à causer un peu de dégâts aux pétroliers dans le golfe Persique et à essayer de blâmer les Iraniens, n’a pas eu beaucoup de succès, la ficelle étant trop grotesque.
  • Les États-Unis ne peuvent plus retirer leurs troupes. Leurs troupes sont bloquées en Afghanistan, où elles n’ont plus aucune mission maintenant que les Talibans sont de nouveau victorieux. Pour se retirer, elles doivent trouver une sorte d’accord pour sauver la face, mais il y a ici deux problèmes : premièrement, les dirigeants ne savent pas comment négocier un tel accord ; deuxièmement, personne ne veut négocier avec eux. Et leur stratégie se borne donc à « suppurer sur place ». C’est très mauvais, parce qu’il y a une chance que cela se transforme en « abandon sur place » – arrêt du réapprovisionnement des troupes lorsque l’argent sera épuisé. Outre le fait de sauver la face et de laisser paraître la retraite en autre chose qu’une  déroute honteuse, il y a quelques considérations pratiques à prendre en compte pour retirer tout l’équipement. Il y en a trop pour qu’on puisse l’évacuer par avion. Il y est arrivé par la Russie, mais il serait trop humiliant de supplier à nouveau la Russie d’aider à le retirer. Il pourrait peut-être être récupéré via le Pakistan, mais les relations américano-pakistanaises sont en très mauvais état. Mais laisser tout l’équipement sur place permettrait d’équiper les Talibans à peu de frais, ce qui provoquerait un scandale international. Enfin, le meilleur choix serait de détruire tout l’équipement sur place, mais cela produirait des contre-coups médiatiques terribles tant au pays qu’à l’étranger. Mais l’Afghanistan n’est que la pointe de l’iceberg : il y a plus de 1 000 bases militaires américaines dans le monde qui doivent être démantelées et abandonnées parce que, comme je l’ai déjà dit, dans quelques années à peine, les États-Unis auront un budget de défense nationale d’exactement 0 $, le budget fédéral ayant été entièrement englouti par les intérêts sur la dette nationale.
  • Les États-Unis ne peuvent plus mener de guerres commerciales. Celle avec la Chine s’est spectaculairement mal passée. Depuis le début, la stratégie chinoise a constamment été de gagner du temps, sans jamais accepter d’accord, tout en cherchant fébrilement une manière de remplacer les États-Unis dans leur commerce international vraiment massif. À chaque étape du processus, les États-Unis ont été là pour aider la Chine tout en nuisant à leurs propres intérêts. Il y a trop de choses à creuser ici, alors voici seulement trois points saillants. Premièrement, les agriculteurs américains sont acculés à la faillite parce que leur soja contaminé par des OGM est remplacé par du soja russe écologiquement propre (les OGM sont illégaux en Russie), ce qui présente des avantages sanitaires majeurs pour la Chine. Deuxièmement, les sanctions contre Huawei, qui fabrique la moitié des smartphones et bien d’autres choses, ont coupé les États-Unis de la prochaine avancée majeure dans la technologie des réseaux [La 5G, NdT]. Et depuis la récente décision de Google de ne pas prendre en charge les futures versions des téléphones Huawei ou de fournir des mises à jour aux versions actuelles, les smartphones ne fonctionneront plus sous Android, coupant les États-Unis de la plupart du marché des smartphones. Troisièmement, la prochaine série de contre-sanctions chinoises – une interdiction des exportations de terres rares – mettra à mal les espoirs des États-Unis de pouvoir maintenir la production de technologies énergétiques alternatives, de voitures électriques, de semi-conducteurs et de bien d’autres choses. Enfin, les Américains finiront par payer pour leur folie en pensant qu’ils peuvent encore tenir tête aux Chinois sur le plan économique grâce à des taux d’intérêt beaucoup plus élevés : La Chine continuera de vendre ses réserves d’une valeur de plus de 1000 milliards de dollars de dette fédérale américaine, ce qui fera grimper le taux d’intérêt que les États-Unis doivent payer pour continuer d’emprunter de plus en plus (ce qu’ils doivent faire pour éviter de manquer à leurs engagements sur leur dette existante).

Alors, que peuvent encore faire les États-Unis ? La réponse, je pense, est évidente : les États-Unis sont toujours parfaitement capables de provoquer des catastrophes humanitaires. Le Yémen, où une guerre civile se perpétue à l’aide d’armes américaines et avec la participation de conseillers militaires américains, est peut-être le pire cas. Il y a aussi le camp de réfugiés de Rukban en Syrie, près de la base militaire américaine d’al-Tanf, où des radicaux islamistes soutenus par les États-Unis utilisent des Syriens déplacés comme boucliers humains. Il y a les sanctions économiques contre le Venezuela, qui causent un inconfort considérable à la population de ce pays. Pour être juste, les États-Unis provoquent également des catastrophes humanitaires sur leur propre territoire : si vous regardez les populations de sans-abri en plein essor à Los Angeles, San Francisco, Seattle et ailleurs aux États-Unis, si vous explorez les statistiques sur le suicide, la toxicomanie et les décès par overdose, ou si vous prenez en compte le fait que plus de 100 millions de personnes en âge de travailler aux États-Unis sont sans emploi, il devient clair que les États-Unis ne sont pas seulement en échec dans le monde mais subissent également une véritable hémorragie à l’échelle intérieure.

Tout cela peut sembler déprimant, mais en fait, il y a quelque chose à célébrer. Il est arrivé à maintes reprises au cours de l’histoire que des conflits militaires majeurs éclatent lorsque des empires s’effondrent, causant d’horribles pertes en vies humaines. Mais ce que nous observons aujourd’hui est tout à fait différent : pour les États-Unis, un conflit militaire majeur est devenu impensable alors qu’aucune des autres grandes puissances mondiales n’est particulièrement désireuse de déclencher une guerre et se préoccupe plutôt de développement économique et de coopération. C’est quelque chose dont nous pouvons nous réjouir tranquillement : l’ancien hégémon mondial est en train de s’effondrer sans grande lutte alors que le reste du monde passe à autre chose. Bien sûr, vous pouvez encore vous sentir déprimé par la façon dont les choses vont de mal en pis aux États-Unis, mais ici un peu d’ajustement d’attitude peut être d’une grande aide. C’est une technique très spéciale que les gens utilisent depuis des siècles lorsqu’ils sont confrontés à de telles circonstances. Ça s’appelle « s’en foutre ».

Les cinq stades de l'effondrementDmitry Orlov

Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateur de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.

Traduit par Hervé, vérifié par Wayan. relu par Cat pour le Saker Francophone

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