La dernière escalade en Syrie – que se passe-t-il vraiment ?


Saker US

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Par le Saker – Le 23 juin 2017 – Source The Saker

À présent, la plupart d’entre vous avez entendu les dernières mauvaises nouvelles de Syrie : le 18 juin, un F/A-18 Super Hornet (1999) américain a utilisé un AIM-120 AMRAAM (1991) pour abattre un avion SU-22 (1970) syrien. Deux jours après, le 20 juin, un F-15E. L’excuse présentée chaque fois était qu’il y avait une menace sur les troupes des États-Unis et celles qu’ils soutiennent. La réalité est, évidemment, qu’ils essaient tout simplement de stopper l’avance de l’armée syrienne. C’était donc une « démonstration de force » américaine typique. Excepté que, bien sûr, abattre un chasseur bombardier SU-22 de 47 ans et datant de l’ère soviétique n’est pas un exploit vraiment impressionnant. Abattre un drone sans pilote ne l’est pas non plus. Il y a un schéma ici, cependant, et ce schéma est que toutes les actions américaines jusqu’à présent ont été exclusivement pour le spectacle : l’échec total du bombardement de la base aérienne syrienne, le bombardement de la colonne de l’armée syrienne, abattre le chasseur-bombardier syrien et le drone iranien – toutes ces actions n’ont aucune valeur militaire. Elles ont toutefois une valeur de provocation puisque chaque fois les yeux se tournent vers la Russie pour voir si elle va répondre ou non.

La Russie a répondu cette fois encore, mais d’une manière très ambiguë et mal comprise. Les Russes ont annoncé, parmi d’autres mesures, qu’à partir de maintenant « tout objet volant, y compris des avions et des véhicules sans pilotes de la coalition internationale [dirigée par les États-Unis], situés à l’ouest de l’Euphrate, seront suivis par les forces de défense terrestres et aériennes comme des cibles aériennes », ce que j’ai transcrit par « le ministère de la Défense russe déclare qu’il abattra tout avion volant à l’ouest de l’Euphrate ». Alors que je donnais la citation russe exacte, je n’ai pas expliqué pourquoi je paraphrasais les mots russes comme je l’ai fait. Maintenant, c’est le moment de l’expliquer.

Tout d’abord, voici le texte original russe exact :

« В районах выполнения боевых задач российской авиацией в небе Сирии любые воздушные объекты, включая самолёты и беспилотные аппараты международной коалиции, обнаруженные западнее реки Евфрат, будут приниматься на сопровождение российскими наземными и воздушными средствами противовоздушной обороны в качестве воздушных целей. »

Le traduction littérale serait :

« Dans les zones des missions de combat de l’aviation russe dans le ciel syrien, tout objet volant, y compris un avion et un véhicule sans pilote de la coalition internationale repéré à l’ouest de l’Euphrate sera suivi par les actifs russes terrestres et aéroportés comme des cibles aériennes. »

Qu’est-ce que cela signifie exactement en termes technico-militaires ?

Un coup d’œil rapide dans le cockpit d’un avion de combat américain

Quand un F/A-18 survole la Syrie, les détecteurs d’émission de bord (appelés récepteurs radar d’alerte ou RWR dans leur sigle anglais) informent le pilote du genre de signaux radar que l’avion détecte. Au-dessus de la Syrie, cela signifie que le pilote verrait beaucoup de radars de recherche regardant dans toutes les directions, essayant d’obtenir une image complète de ce qui se passe dans le ciel syrien. Le pilote américain sera informé qu’un certain nombre de batteries S-300 syriennes et S-400 russes scannent le ciel et très probablement le voient. Jusqu’ici tout va bien. S’il y a des zones de désescalade ou n’importe quel genre d’accord bilatéral pour s’avertir mutuellement sur des sorties planifiées, alors ce genre d’émissions radar n’est pas important. De même, les radars américains (au sol, en mer ou dans les airs) scannent eux aussi le ciel et « voient » les avions des Forces aérospatiales russes sur leurs radars et les Russes le savent. Dans cette situation, aucun côté ne traite personne de « cible aérienne ». Lorsqu’une décision est prise de traiter un objet comme une « cible aérienne », un signal radar complètement différent est utilisé et un faisceau d’énergie beaucoup plus étroit est dirigé sur la cible qui peut maintenant être suivie et prise. Le pilote en est, bien sûr, immédiatement informé. À ce stade, le pilote est dans une position très inconfortable : il sait qu’il est suivi mais il n’a aucun moyen de savoir si un missile a déjà été lancé contre lui ou non. Selon un certain nombre de facteurs, un AWACS pourrait être capable de détecter un lancement de missile, mais cela pourrait ne pas suffire et il pourrait aussi être trop tard.

Le genre de missileS tiréS par les batteries S-300/S-400 sont extrêmement rapides, plus de 4000 miles à l’heure, ce qui signifie qu’un missile lancé à 120 miles vous atteint en deux minutes ou qu’un missile lancé à 30 miles vous atteint en 30 secondes. Et rien que pour aggraver les choses, le S-300 peut utiliser un mode radar spécial appelé « piste par missile », où le radar émet une impulsion vers la cible, dont le reflet est ensuite reçu non par le radar au sol mais par le missile approchant rapidement lui-même, qui renvoie ensuite sa lecture au radar basé au sol, qui transmet alors des corrections de direction au missile. Pourquoi est-ce mauvais pour l’avion ? Parce qu’il n’y a aucun moyen de dire, à partir des émissions, si un missile a été lancé et approche déjà à plus de 4000 milles à l’heure ou non. Les S-300 et les S-400 ont aussi d’autres modes, y compris la Seeker Aided Ground Guidance – SAGG (guidage au sol assisté par un renifleur), où le missile calcule aussi une solution de guidage (et pas uniquement le radar au sol) et ensuite les deux sont comparés et un mode Home On Jam (HOJ) intervient lorsque le missile brouillé pointe directement sur la source du brouillage (comme un dispositif de brouillage à bord). D’autres modes radars sont en outre disponibles comme le Ground Aided Inertial (GAI) qui guide le missile à proximité immédiate de la cible, où ce dernier commute sur son propre radar juste avant de frapper la cible. Enfin, il y a une assez bonne preuve que les Russes ont perfectionné un système complexe de transmission qui leur permet de fusionner en un seul tous les signaux qu’ils obtiennent de leurs missiles, de leurs avions en vol (chasseurs, intercepteurs ou AWACS) et de leurs radars au sol. Cela signifie qu’en théorie, si un avion américain est hors du domaine de vol (de la portée) des missiles basés au sol, les signaux obtenus par ces radars pourraient être utilisés pour tirer un missile air-air sur l’avion américain (nous savons que leurs MiG-31 sont capables de tels engagements, donc je ne vois pas pourquoi leurs Su-30/Su-35 ne le pourraient pas). Cela servirait à compliquer encore la connaissance de la situation par le pilote puisqu’un missile pourrait venir de n’importe quelle direction, littéralement. À ce stade, la seule réaction logique serait, pour le pilote américain, d’informer ses commandants et de sortir de là, rapidement. Bien sûr, en théorie, il pourrait simplement poursuivre sa mission, mais ce serait très difficile, en particulier s’il soupçonne que les Syriens pourraient avoir une autre défense aérienne, mobile, sur le chemin ou près de sa cible.

Essayez d’imaginer : vous volez, en toute illégalité, au-dessus d’un territoire hostile et vous vous préparez à frapper une cible, lorsque soudain, votre radar récepteur d’alerte se déclenche et vous dit : « Vous avez 30 secondes ou (beaucoup) moins pour décider si une ogive de 150 kg vient sur vous à 4000 miles à l’heure (6400 km/h) ou non ». Comment vous sentiriez-vous si c’était vous qui étiez assis dans ce cockpit ? Penseriez-vous toujours à exécuter l’attaque planifiée ?

La stratégie habituelle des États-Unis est de parvenir à ce qu’on appelle la « supériorité/suprématie aérienne » en supprimant totalement les défenses aériennes ennemies et en prenant le contrôle du ciel. Si je ne me trompe pas, la dernière fois que les chasseurs américains ont opéré dans un espace aérien véritablement contesté, c’était au Vietnam…

Par ailleurs, ces technologies ne sont pas uniquement russes, elles sont bien connues en Occident, par exemple le Patriot SAM américain utilise aussi TVM, mais les Russes les ont très bien intégrés dans leur redoutable système de défense aérienne.

Le résultat est le suivant : une fois que l’avion américain est « traité comme une cible », il n’y aucun moyen de savoir si les Syriens, ou les Russes, sont seulement insolents ou s’il lui reste quelques secondes à vivre. Pour le dire autrement : « traiter comme une cible » équivaut à coller un pistolet sur votre tempe et vous laisser deviner si/quand il va presser sur la gâchette.

Donc oui, la déclaration russe était très certainement une « menace d’abattre » !

Ensuite, un coup d’œil au côté russe de l’équation

Pour comprendre pourquoi les Russes ont utilisé les mots « traiter comme une cible aérienne » plutôt que « abattra », vous devez vous rappeler que la Russie est encore la partie plus faible ici. Il n’y a rien de pire que de ne pas tenir une menace. Si les Russes avaient dit : « Nous abattrons » puis ne l’avaient pas fait, leur menace aurait été vide. Au lieu de quoi ils ont dit : « traiterons comme une cible aérienne » parce que cela leur laisse une porte de sortie s’ils décidaient de ne pas presser sur la gâchette. Cependant, pour le pilote de la Marine ou de la Force aérienne américaine, ces considérations sont sans importance une fois que ses détecteurs lui communiquent qu’il est « peint » par le faisceau d’un engagement radar !

Donc ce que les Russes ont fait est de déconcerter gravement les équipages américains sans avoir à abattre personne dans les faits. Ce n’est pas une coïncidence si les Américains ont presque immédiatement cessé de voler à l’ouest de l’Euphrate tandis que les Australiens ont décidé officiellement de se retirer de toute future sortie aérienne.

On ne soulignera jamais assez que la toute dernière chose dont la Russie a besoin est d’abattre un avion américain au-dessus de la Syrie, ce qui est exactement ce que certains éléments du Pentagone semblent vouloir. Non seulement la Russie est la partie la plus faible dans ce conflit, mais les Russes comprennent aussi les importantes conséquences politiques de ce qui se passerait s’ils franchissaient le pas décisif d’abattre un avion américain : un rêve devenu réalité pour les néocons et un désastre pour tous les autres.

Un rapide coup d’œil sur le Néoconistan américain et la recherche d’une « guerre tiède »

La dynamique en Syrie n’est pas fondamentalement différente de celle qui se joue en Ukraine. Les néocons savent qu’ils ont échoué à atteindre leur objectif principal : contrôler le pays entier. Ils savent aussi que leurs divers schémas financiers se sont effondrés. Enfin, ils sont totalement conscients qu’ils doivent cette défaite à la Russie et, en particulier, à Vladimir Poutine. Donc ils se sont rabattus sur le plan B. Le plan B est presque aussi bon que le plan A (contrôle total), parce qu’il a des conséquences beaucoup plus larges. Le plan B est également très simple : provoquer une crise majeure avec la Russie mais rester en deçà d’une guerre à grande échelle. Idéalement, le plan B devrait tourner autour d’une « réaction » « ferme » à l’« agression » russe et d’une « défense » des « alliés » des États-Unis dans la région. En pratique, cela signifie simplement : obtenir que les Russes envoient ouvertement des forces en Novorussie ou obtenir que les Russes prennent des mesures militaires contre les États-Unis ou leurs alliés en Syrie. Une fois que vous saisissez cela, vous pouvez facilement voir que les dernières attaques en Syrie ont un but local mineur – effrayer ou ralentir les Syriens – et un but global important – provoquer les Russes à utiliser la force contre les États-Unis ou un allié. Il faut répéter ici que ce que veulent réellement les néocons est ce que j’appelle une guerre « tiède » avec la Russie : une escalade de tensions à des niveaux même pas encore vus dans la Guerre froide, mais pas une Troisième Guerre mondiale « chaude » à large échelle. Une guerre tiède requalifierait l’OTAN au moins pour un certain type de buts (protéger « nos amis et alliés européens » de la « menace russe ») : les politiciens de l’UE, déjà définitivement invertébrés, seraient tous amenés à un état de soumission encore plus avancé, les budgets militaires augmenteraient même et Trump serait en mesure de dire qu’il a « rendu à l’Amérique sa grandeur ». Et, qui sait, peut-être le peuple russe finirait par se soulever contre Poutine, on ne sait jamais ! (Il ne le fera pas – mais les néocons n’ont jamais été dissuadés de leurs théories loufoques par des choses aussi mineures et totalement négligeables tels que les faits ou la logique).

Aparté
J’ai remarqué cette fois encore que chaque fois que les États-Unis essaient d’appâter la Russie pour l’inciter à un certain type de réaction hostile et que la Russie refuse l’appât, cela provoque une augmentation immédiate du nombre de commentaires qui déplorent avec véhémence que la Russie agit comme un chaton, que Poutine est un faux, qu’il est « de mèche » avec les États-Unis et/ou Israël et que les Russes sont faibles ou qu’ils ont « bradé ». J’ai l’impression que nous avons affaire à des opérateurs de PSYOP américains stipendiés dont la mission est d’utiliser les médias sociaux pour essayer de mettre le Kremlin sous pression avec ces éternelles accusations de faiblesse et de lâchage. Puisque je n’ai aucun intérêt à récompenser ces gens de quelque façon que ce soit, j’envoie la plupart du temps leurs récriminations là où elles doivent être : à la poubelle.

Est-ce que la stratégie russe fonctionne ?

Pour répondre, ne regardez pas ce que les Russes font ou ne font pas immédiatement après une provocation américaine. Prenez de la hauteur et regardez uniquement ce qui se passe à moyen et long terme. Exactement comme aux échecs, attaquer d’entrée n’est pas toujours la stratégie correcte.

Je soutiens que pour évaluer si la politique de Poutine est efficace ou non, pour voir s’il a « vendu » ou « cédé », il vous faut, par exemple, regarder la situation en Syrie (ou en Ukraine, d’ailleurs) telle qu’elle était il y a deux ans puis la comparer à ce qu’elle est aujourd’hui. Ou, sinon, regarder la situation telle qu’elle est aujourd’hui et revenir pour la réexaminer dans six mois.

Une immense différence entre la culture occidentale et la manière dont les Russes (ou les Chinois, d’ailleurs) considèrent la géostratégie est que les Occidentaux regardent toujours tout à court terme et au niveau tactique. C’est fondamentalement la raison principale pour laquelle Napoléon et Hitler ont perdu leurs guerres contre la Russie : un accent presque exclusif sur le court terme et la tactique. En revanche, les Russes sont les maîtres incontestés de l’art opérationnel (dans un sens purement militaire) et, tout comme les Chinois, ils tendent à toujours garder les yeux sur l’horizon à long terme. Regardez les Turcs qui abattent un Su-24 russe : tout le monde a déploré le manque de réaction « énergique » de Moscou. Et ensuite, six mois plus tard – qu’avons-nous, Exactement ?

La culture occidentale moderne est centrée sur diverses formes de gratification instantanée, et c’est également vrai pour la géopolitique. Si l’autre type fait quelque chose, les dirigeants occidentaux fournissent une réponse « ferme ». Ils aiment « envoyer des messages » et ils croient fermement que faire quelque chose, quel qu’en soit le degré symbolique, vaut mieux que même l’apparence de ne rien faire. Quant à l’apparence de ne rien faire, c’est universellement interprété comme un signe de faiblesse. Les Russes ne pensent pas comme ça. Ils ne se soucient pas des gratifications immédiates, ils ne se soucient que d’une chose : la victoire. Et si cela signifie paraître faible, c’est bien : d’un point de vue russe, envoyer des « messages » ou prendre des mesures symboliques (comme quatre des récentes attaques américaines en Syrie) ne sont pas des signes de force, mais de faiblesse. En général, les Russes n’aiment pas utiliser la force, qu’ils considèrent comme intrinsèquement dangereuse. Mais lorsqu’ils le font, ils ne menacent ou n’avertissent jamais, ils prennent des mesures immédiates et pragmatiques (non symboliques) qui les rapprochent d’un objectif spécifique.

Conclusion

La réaction russe à la dernière attaque américaine sur la Syrie n’était pas conçue pour susciter l’approbation maximale des nombreux stratèges en chambre sur Internet. Elle était destinée à rendre maximum l’inconfort de la « coalition » dirigée par les États-Unis en Syrie, tout en minimisant les risques pour la Russie. C’est précisément en utilisant un langage ambigu que les civils interpréteraient d’une manière et le personnel militaire d’une autre que les Russes ont introduit un élément très perturbateur d’imprévisibilité dans la planification des opérations aériennes américaines en Syrie.

Les Russes ne sont pas sans fautes et mauvaises habitudes et ils commettent des erreurs (reconnaître la junte ukronazie à Kiev après le coup d’État était probablement une de ces erreurs), mais il est important de différencier entre leur réelle faiblesse et leurs erreurs et leurs stratégies très soigneusement conçues. Qu’ils n’agissent pas à la manière dont leurs « partisans » putatifs en Occident le voudraient ne signifie pas qu’ils ont « cédé, cillé en premier » ou autre absurdité. La première étape pour comprendre comment les Russes fonctionnent est de cesser d’attendre qu’ils agissent exactement comme des Américains le feraient.

The Saker

PS : En passant, le pilote syrien abattu s’en est sorti vivant. Voici une photo de lui après son sauvetage par les forces spéciales syriennes.

MISE À JOUR Je reçois plusieurs messages me disant que le pilote n’a pas été sauvé par les forces gouvernementales mais qu’il est prisonniers des « Forces démocratiques syriennes ». Caveat emptor [ « Que l’acheteur soit vigilant », NdT], comme toujours.

L’article original est paru dans Unz Review

Traduit par Diane, vérifié par Wayan, relu par Catherine pour le Saker francophone

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