Le recours à des mesures extrêmes contre la contagion islamiste dans la région autonome du Xinjiang, dans l’ouest de la Chine, pourrait entraver l’initiative One Belt, One road (la nouvelle Route de la soie).
Par Pepe Escobar – Le 16 mars 2017 – Source Asia Times via entelekheia.fr
Quand le battage médiatique sur la rencontre au sommet Trump–Xi prévue à Mar-a-Lago se transformera en fait de terrain, le mois prochain, les deux présidents devront bien se mettre d’accord sur au moins une question : le « terrorisme islamiste radical » – comme le désigne la terminologie de Trump.
Donald Trump s’est appuyé sur une interdiction d’entrer dans le territoire des USA adressée aux ressortissants de certains pays musulmans ; une décision controversée, destinée – en théorie – à restreindre l’afflux de radicaux islamistes potentiels dans le pays ; son homologue chinois, Xi Jinping, avec des députés du Xinjiang rencontrés en marge du congrès de l’Assemblée nationale populaire à Pékin, a annoncé une « Grande Muraille de fer » métaphorique pour protéger le Far West de la Chine.
L’affaire concerne principalement le Mouvement d’indépendance du Turkestan oriental (MITO), actif dans le Xinjiang, que Cheng Guoping, Commissionnaire d’État pour le contre-terrorisme et la sécurité, décrit comme « le plus grand défi à la stabilité sociale, au développement économique et à la sécurité nationale de la Chine ».
Le Mouvement d’indépendance du Turkestan oriental est une organisation terroriste séparatiste, qui selon Cheng, vise à « l’indépendance du Xinjiang. »
Il a été désigné organisation terroriste par l’UE, les USA, la Russie, la Chine, les EAU, le Pakistan, le Kazakhstan et le Kirghizistan, entre autres. Il est discutable que le mouvement soit réellement un groupe séparatiste unifié, mais les services de renseignement chinois le voient comme tel.
L’affaire concerne aussi, comme c’était à prévoir, ISIS/ISIL/Daech.
Daech a récemment sorti une vidéo en ouïgour, le langage turcique écrit en caractères arabes parlé par les musulmans du Xinjiang, qui montrait des djihadistes à l’entraînement quelque part en Irak, avant de trancher la gorge à un informateur supposé.
Mais le point essentiel de la vidéo est un segment de 30 secondes qui contient la première menace directe de Daech adressée à Pékin. Quelques instants avant l’exécution, un combattant – dans la traduction qu’en a fait le SITE Intelligence Group, une compagnie américaine qui suit les activités en ligne des organisations terroristes – s’exclame :
Oh, vous les Chinois qui ne comprenez pas ce que dit le peuple ! Nous sommes les soldats du califat, et nous viendrons clarifier notre message envers vous avec la langues de nos armes, faire couler des rivières de sang et venger les opprimés.
Les services de renseignement chinois surveillent de près les Ouïgours qui se sont métastasés en djihadistes dans le « Syrak », après avoir fait le voyage illégalement via l’Asie du Sud-Est et la Turquie. Pékin est aussi alarmé à l’idée de leur retour sur le sol chinois que Moscou à propos du retour des djihadistes tchétchènes ou d’autres djihadistes issus du sud du Caucase.
Et puis il y a un troisième élément surprenant. La vidéo de Daech signale l’excommunication formelle du Parti islamique du Turkestan (PIT), qui est essentiellement al-Qaïda au Xinjiang.
Les leaders et le noyau dur des combattants du PIT, basés dans les zones tribales du Pakistan et protégés par les Tehrik-e-Taliban (les Talibans du Pakistan), ont lancé plusieurs attaques transfrontalières au cours de ces dernières années. Leur but déclaré est d’installer un califat en Asie centrale, mais soumis au chef actuel d’al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri, et non au calife autoproclamé de Daech, al-Baghdadi.
Une question-clé consiste à savoir si le Mouvement d’indépendance du Turkestan oriental et le Parti islamique du Turkestan sont une seule et même entité. Les djihadistes ouïgours sont notoirement secrets et fuyants. J’en avais rencontré quelques-uns dans les prisons du commandant Massoud, le « lion du Pandjchir », dans le nord de l’Afghanistan, seulement trois semaines avant les attentats du 11 septembre – et ils n’admettaient même pas l’existence du Mouvement d’indépendance du Turkestan oriental. Ils niaient aussi tout lien avec al-Qaïda, suivant en cela l’exemple du leader de l’époque du MITO, Hasan Mahsum. Ils insistaient seulement sur leur but principal déclaré, l’indépendance envers la Chine.
Pékin considère essentiellement le PIT comme une nouvelle forme du MITO ; les hauts officiels comme Cheng Guoping continuent à se référer à tous les djihadistes ouïgours sous le nom de MITO. Comme il s’agit d’un mouvement fluide qui concentre des visions multiples dérivées du séparatisme, il est plus sûr de dire que le « MITO » désignait les quelques centaines de combattants ouïgours actifs avant l’annonce officielle de la création du PIT en 2006.
L’histoire se complique de connotations supplémentaires. Le MITO était auparavant connecté au Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO), co-fondé par le célèbre djihadiste Juma Namangani, un ex-parachutiste soviétique mort en Afghanistan en 2001. Le MIO, pour sa part, était connecté aux Talibans afghans. Puis, au milieu des années 2000, il y a eu une séparation ; et la connexion/protection du MITO est passé aux Talibans pakistanais.
La vidéo de Daech choisit de se référer au PIT, pas au MITO. Bien qu’il ne soit pas aussi sophistiqué que Daech, le PIT possède aussi sa propre opération médiatique multilingue, Sawt al-Islam (la Voix de l’Islam), qui comprend même la publication d’un magazine du Turkestan islamique.
Au delà du bourbier de la terminologie, les services de renseignement chinois devront peut-être finir par élever une Grande Muraille de fer sur deux fronts : contre Daech et les djihadistes ouïgours combattant à ses côtés en Syrie et en Irak, qui peuvent revenir au Xinjiang ou au Pakistan, et contre les ramifications/variantes d’al-Qaïda dénommées PIT. Selon Michael Clarke, un expert du Xinjiang au National Security College de l’université nationale australienne, les suggestions d’un éclatement des factions ouïgoures pourrait « intensifier la menace envers la Chine » parce qu’elles indiquent que les terroristes ouïgours pourraient à l’avenir accéder aux moyens d’al-Qaïda aussi bien que de Daech.
Daech s’est donné pour but de séduire des meutes de chiens de réserve non seulement en Afrique du Nord, mais aussi en Indonésie, au Pakistan et dans le nord-ouest de la Chine. Il y a au bas mot 23 millions de musulmans, pour la plupart des sunnites, en Chine – quand nous y ajoutons les Ouïgours principalement basés au Xinjiang et les Huis, une minorité ethnique résidant dans les provinces de Gansu, Qinghai et Ningxia, c’est deux fois la population de la Tunisie, un terrain de recrutement fertile. Depuis 2014, al-Baghdadi a désigné la Chine comme cible du djihadisme. Daech a décapité un otage chinois en novembre 2015. Daech a sorti des vidéos en mandarin pour séduire les Huis.
Entre le marteau séparatiste et l’enclume djihadiste
La vidéo de Daech, produite par l’unité de la province d’al-Furat du groupe, dans l’ouest de l’Irak, dans laquelle des djihadistes ouïgours promettent de revenir à la maison et de « faire couler des rivières de sang », est sortie le dernier jour (27 février) d’une série de démonstrations de masse de forces de police militaire, dans le Xinjiang, destinées à souligner l’engagement du gouvernement contre les menaces à la sécurité.
Une coïncidence ? Peut-être. Mais il y a peu de doutes sur la détermination de Daech à étendre le djihad jusqu’à des endroits lointains, à mesure de sa perte de terrain en Syrie et en Irak, ou de la Chine à empêcher les doléances des Ouïgours de se transformer en djihadisme dans sa plus grande province, et qui plus est, sur le chemin de la nouvelle Route de la soie.
One Belt, One Road, la désignation officielle de la nouvelle Route de la soie, est l’entreprise la plus importante du président Xi, que ce soit au plan des affaires étrangères ou de l’économie. Le Xinjiang, une province du centre de l’Asie, grande comme la Mongolie, la France, l’Italie et le Royaume-Uni réunis, est un maillon géographique crucial, bordé par la Mongolie, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan, l’Afghanistan, le Pakistan et l’Inde. Assis sur de vastes réserves d’énergie et de minéraux, il produit la majeure partie du gaz chinois et deviendra le centre de la connexion entre la Chine et l’Asie centrale et de l’Ouest, le cœur du dédale prévu de voies ferroviaires à haute vitesse, de pipelines et de fibres optiques. Sa capitale, Ürümqi, est en passe d’être transformée en plateforme technologique. Les troubles dans le Xinjiang signalent d’énormes problèmes pour l’initiative One Belt, One Road. On peut parier en toute certitude que Pékin ne le tolérera pas.
Depuis août 2016, la région autonome du Xinjiang ouïgour, comme elle est officiellement appelée, est dirigée par Chen Quanguo, Secrétaire du Parti communiste de la région, membre du 18e Comité central du PCC et candidat prometteur au 19e politburo, où il doit être élu en octobre prochain.
Avant de prendre son poste au Xinjiang, Chen était Secrétaire du Parti communiste de la région autonome du Tibet. Il a l’expérience des troubles dans les régions frontalières multi-ethniques, Pékin lui fait confiance, et il se tenait aux côtés de Xi Jinping lors de l’annonce de la politique de la Grande Muraille de fer.
Lors de son mandat à la tête du Tibet, Chen a repris des méthodes de contrôle social héritées des anciennes dynasties chinoises, le système baojia de groupes de voisins se surveillant mutuellement appelé aujourd’hui « système en grille de gestion sociale », avec des myriades de postes de police à Lhassa et dans les plus petites villes, et des réseaux de citoyens installés dans tous les pâtés de maisons pour se surveiller les uns les autres, imposer des comportements corrects et identifier les étrangers suspects et les fauteurs de troubles potentiels.
Ces méthodes sont aujourd’hui reprises de la capitale Ürümqi jusqu’à Korla, Aksu, Kachgar et Hetian. Et si le contrôle social et la surveillance en grille s’avéraient insuffisants, Chen pourrait avoir recours aux forces de la Police armée du peuple – la police dont les unités ont défilé à la vue de tous à la fin février.
Les enjeux sont élevés. Il y a un compromis à trouver entre des contrôles sociaux judicieusement administrés, et acceptés d’assez bonne grâce pour satisfaire à leurs buts, et des contrôles trop restrictifs, qui seraient vécus comme une répression et finiraient par déclencher des réactions violentes. Il reste à voir si la Grande Muraille de fer de Chen et Xi suffira à endiguer le séparatisme et le djihadisme, ou si une application disproportionnée de fer portera un coup sérieux à l’entreprise d’infrastructures la plus ambitieuse du siècle.
Pepe Escobar
Note du traducteur Selon un article de janvier 2016 de Seymour Hersch dans la London Review of Books, les djihadistes ouïgours entraînés en Syrie et en Irak par les multiples groupes terroristes qui opèrent dans la région auraient été acheminés jusqu’au Moyen-Orient par la Turquie, qui leur aurait fourni le transport, les moyens, des passeports, etc. La guerre en Syrie sert-elle de plateforme d’entraînement pour ensuite mener des actions contre la Russie et la Chine ? Par ailleurs, sur le site de l’une des ONG de « droits de l’homme » dédiées au Ouïgours, la Uyghur American Association (association en partie financée par les USA via le NED), un rapport intitulé End of the Road: One Belt, One Road and the Cumulative Economic Marginalization of the Uyghurs en date du 6 mars 2017 indique que l’initiative One Belt, One Road « imposera la domination de la Chine sur le Turkestan oriental » (autrement dit le Xinjiang) au détriment des droits des Ouïgours, qui seront « marginalisés » (sic)...
Traduction Entelekheia