Par François Roddier − Le 20 mars 2017 − Source dedefensa.org
Le scientifique François Roddier, astronome et physicien, spécialiste des questions de thermodynamique et de leurs rapports avec l’évolution des civilisations, donne ici une interprétation thermodynamique de l’hypothèse de l’effondrement de notre civilisation. Bien plus qu’un « sujet à la mode » et malgré qu’il le soit parfois dérisoirement, l’hypothèse de l’effondrement de notre civilisation est d’abord une très haute et très pressante exigence intellectuelle et spirituelle des événements de notre temps présent, ceux que nous voyons défiler chaque jour, dans une sorte de vertige métahistorique. Nul ne peut y être indifférent, parmi ceux qui n’acceptent pas une soumission aveugle et mécanique au Système. Chacun y apporte la contribution de son savoir et de ses connaissances, dans son domaine et dans l’esprit de la recherche d’une compréhension générale.
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Après avoir lu l’article Welcome To The Next Awakening de Neil Howe, j’ai mis sur la version anglaise de mon blog un texte, About secular cycles, en accord avec les grandes ligne de cet article et en donnant une explication générale. Depuis lors, Pepe Escobar et maintenant Alastair Crooke ont aussi publié des articles sur ce sujet et dedefensa, commentant l’article de Crooke, a écrit : « Il y a maintenant plusieurs années qu’on ne mesure plus les possibilités de crise aux seuls chiffres du chômage, de la Bourse ou de la croissance, mais que le sentiment général est celui d’une crise de civilisation en train de se préparer ou déjà en train de se dérouler, affectant par définition tous les domaines, un bouleversement à la fois métahistorique et eschatologique. »
C’est bien une énorme crise de civilisation qui est en train de se préparer. J’ai donc traduit et en partie repris mon texte pour le présenter ici sur ce blog, dont je me sens très proche : entropie oblige !
Dans un livre intitulé The Fourth Turning : An American Prophecy » 1, William Strauss et Neil Howe affirment qu’en Amérique (et par extension, dans la plupart des autres sociétés modernes), l’histoire se déroule selon un cycle récurrent de quatre générations, impliquant que l’Amérique se dirige maintenant vers un « quatrième tournant » durant lequel le populisme, le nationalisme et l’autoritarisme étatisé pourraient être à la hausse. L’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis est aujourd’hui largement considérée comme un tournant dans la vie politique de ce pays. Cela semble confirmer leur prédiction.
J’ai déjà parlé des cycles économiques et de l’évolution des opinions politiques sur mon propre blog. Comme je suis arrivé à une conclusion analogue à celle de Strauss et Howe, cela m’incite à résumer ici plusieurs billets de ce blog.
Des cycles récurrents ont été signalés depuis longtemps en économie, d’abord par Clément Juglar en 1862, puis par Joseph Kitchin en 1920. Ce sont des cycles économiques dont les périodes typiques sont inférieures à 10 ans. Un économiste russe, Nicolaï Kondratiev, a été le premier à montrer l’existence de cycles économiques ayant une période beaucoup plus longue, typiquement de 45 à 60 ans. L’économiste autrichien Joseph Schumpeter a interprété ces cycles comme dus à la récurrence dans les innovations, processus qu’il a qualifié de « destruction créatrice », tandis que Simon Kuznets et plus récemment Thomas Piketty ont montré leur relation avec la répartition inégale du revenu.
Dans leur livre publié en 2009 2, les historiens Peter Turchin et Sergei A. Nefedov ont montré l’existence de cycles séculaires en Histoire. Ces cycles démographiques sont de même longueur que ceux de Howe et Strauss, avec des virages successifs, appelés « phases », décrits comme une phase de dépression suivie d’une phase d’expansion puis d’une phase de stagflation. Selon leur description, l’élection de Trump marquerait le début d’une phase de crise.
Dans mon propre livre 3, j’ai expliqué que les sociétés humaines sont des « structures dissipatives », un terme d’abord inventé par Ilya Prigogine. Les physiciens réalisent aujourd’hui que toutes les structures dissipatives de l’univers s’auto-organisent, suivant un processus universel appelé « transition de phase continue ». Ce processus a été mis en évidence pour la première fois en physique des particules et en cosmologie. Un physicien danois nommé Per Bak 4 a montré qu’il s’applique aussi bien aux écosystèmes, à notre cerveau ou à l’économie humaine. Il l’a nommé « criticalité auto-organisée ».
La criticalité auto-organisée consiste en cycles de même nature que les cycles de Carnot d’un moteur thermique, autour d’un point critique. Les oscillations consistent en une transition de phase lente dite continue, suivie d’une transition rapide dite abrupte. La transition continue, aussi appelée macro-évolution, donne naissance aux grands animaux, aux plantes de longue durée de vie, ou aux grandes structures économiques telles que l’URSS et l’Europe. Les biologistes appellent cette phase « sélection K ».
Au cours de la transition de phase abrupte, appelée aussi microévolution, les grandes structures se dégradent ou disparaissent et donnent naissance à des structures plus petites et plus adaptables telles que des petits animaux, des petites plantes ou des structures économiques comme les villes en transition. Les biologistes appellent cette phase « sélection r ».
Selon ce schéma, nos civilisations actuelles aborderaient une transition de phase abrupte, durant laquelle les États-Unis ou la communauté européenne pourraient se scinder, au moins partiellement comme l’a fait le bloc soviétique. Suivra ensuite une lente transition de phase dite continue, durant laquelle l’humanité tout entière pourrait progressivement former une seule et même civilisation planétaire.
Pour explorer davantage ce processus, j’ai identifié les cycles économiques à des cycles de Carnot décrits par les variables traditionnelles P, V, T, mais pour lesquels P reflète ce que les économistes appellent la « demande » et joue le rôle d’une pression sociale. La variable V représente le « volume » de la production (quantité d’objets manufacturés). La variable T mesure ce que j’ai appelé la « température » de l’économie, et que l’on peut assimiler à ce que les économistes appellent « l’offre ». Le revenu $ joue le rôle de l’entropie. Dans un état stable, l’équilibre entre l’offre et la demande est donné par l’équation P.dV = T.d $. (avec les variables habituelles l’équation est P.dV = T.d S).
À un instant donné, l’état d’un ensemble économique peut être représenté par un point dans l’espace (P, V, T). L’ensemble des points se trouve sur une surface décrite par une équation d’état de l’économie. Cette équation d’état est analogue à celle des fluides condensables. Comme un fluide, une économie peut se condenser en deux phases distinctes : une économie de gens riches et une économie de gens pauvres. Ces deux économies se dissocient l’une de l’autre, à l’intérieur d’un certain domaine représenté en sombre sur la figure 2a ou à l’intérieur du pli dans la figure 2b.
La figure 2a représente l’équation bien connue de Van der Waals pour les gaz réels, mais tournée de 90° dans le sens direct. Les trois axes de coordonnées sont toujours P, T, V maintenant désignés sous leur appellation économique de demande, offre et production. La production économique étant une grandeur extensive, celle-ci est maintenant portée sur un axe vertical en fonction des deux grandeurs intensives que sont l’offre (vers l’arrière) et la demande (vers la gauche). Les courbes dites « isothermes » sont les lignes le long desquelles l’offre reste constante. La figure 2b représente la même surface avec une vue perspective. À mesure que l’économie évolue, son point représentatif tourne autour du point critique C, passant d’une phase de dépression à une phase de dilatation, puis à une phase de stagflation, processus qui rappelle l’image de Schumpeter d’une tornade.
La figure 2 montre que pendant la phase de crise, deux économies coexistent dans le même pays, de la même manière que deux phases, comme le liquide et le gaz, coexistent dans le même fluide lors d’une transition de phase abrupte. À tout moment, la production peut chuter du niveau supérieur, où l’ancienne économie basée sur les énergies fossiles s’effondre, jusqu’au niveau inférieur où une nouvelle économie fondée, espérons-le, sur des énergies renouvelables, prend le relais.
Ce schéma se compare bien au « modèle de métamorphose » développé par l’économiste allemand Gerhard Mensch dans les années soixante-dix 5. Ce modèle est représenté sur la fig. 3 reprise de son livre. Aujourd’hui, le modèle de métamorphose de Mensch est largement utilisé chez les économistes schumpeteriens. Il a même été utilisé par des historiens tels que Giovanni Arrighi. 6
Le circuit de la figure 2a représente un cycle économique arbitraire autour du point critique. Projetée dans le plan production/demande, son aire représente l’énergie dissipée au cours d’un cycle. Celle-ci étant positive, la rotation a nécessairement lieu dans le sens des aiguilles d’une montre. Par analogie avec les fluides, la partie du cycle située dans la zone sombre a été représentée par une « isotherme » de condensation, ici un segment de droite verticale.
Cette zone sombre est dans un plan vertical. Il paraît naturel de l’identifier à une zone d’effondrement de l’économie, zone baptisée « falaise de Sénèque » par Ugo Bardi. Dans cette zone d’instabilité, la production s’effondre verticalement, quelle que soit l’offre (température) ou la demande (pression) correspondante. L’effondrement de la production s’interprète alors par le fait que les gens pauvres ne peuvent plus acheter ce que produisent les gens riches. Peu à peu, l’ensemble de la population s’appauvrit.
Le cycle économique de la figure peut être suivi et interprété de la façon suivante. Si l’on part du pied de la falaise, la production économique commence par passer par un minimum. Cette partie du cycle se caractérise par une pénurie de biens matériels et une demande grandissante. Elle est clairement identifiable à la phase de dépression de Turchin et Nefedov. On arrive ensuite dans la partie gauche du cycle durant laquelle la production économique reprend. Cette partie se caractérise par des inégalités de richesses faibles et une absence quasi-totale de chômage. L’offre tend à satisfaire la demande et la production augmente. La paix et le bien-être s’étendent, de sorte que la population tend à croître. C’est la phase dite d’expansion de Turchin et Nefedov.
Une fois satisfaite, la demande tend à décliner mais, liée aux investissements, l’offre se maintient. On arrive dans la zone chaude de l’économie de luxe. Celle-ci suit des lois proches de celles des gaz parfaits. L’offre y maintient la demande, de la même façon que la température maintient la pression dans une chaudière. Les gens riches sont de plus en plus nombreux, mais peu à peu la production stagne et le chômage s’installe. C’est la phase de stagflation de Turchin et Nefedov. On arrive alors au bord de la falaise de Sénèque, du haut de laquelle la production économique s’effondre. Les sociétés tombent en faillite, les populations se soulèvent et les gouvernements sont renversés. C’est la phase de crise de Turchin et Nefedov.
Semblables à Sisyphe, les civilisations portent le fardeau de la production le long de leur ascension économique, jusqu’au sommet de la falaise d’où elles voient le fruit de leur labeur s’écrouler. Au pied de la falaise, de nouvelles civilisations prennent le relais.
François Roddier
Notes
- The Fourth Turning : An American Prophecy, Broadway (1997). ↩
- Secular cycles, Princeton (2009). ↩
- La thermodynamique de l’évolution, un essai de thermo-bio-sociologie, Parole (2012) ↩
- How Nature Works, Springer (1996). ↩
- Stalemate in Technology, Ballinger, English ed. (1979). ↩
- The Long Twentieth Century, Verso (1994, 2010). ↩
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