Par Dmitry Orlov – Le 14 juin 2018 – Source Club Orlov
Il est un peu déconcertant de découvrir, après avoir étudié un sujet pendant plusieurs années et avoir beaucoup écrit dessus, que vous avez manqué une grande partie de la vision d’ensemble, d’une importance vitale. Le sujet était « Les Communautés qui durent ». Après avoir étudié l’effondrement sous toutes ses formes et phases, j’ai décidé d’examiner quels types particuliers de communautés sont relativement à l’abri de l’effondrement et sont capables de persister pendant des périodes historiquement significatives (une demi-douzaine de siècles environ) en dépit de l’effondrement des empires, des guerres, de la persécution, de la perte de la patrie et autres vicissitudes de la fortune. Après quelques mois passés dans une bibliothèque, j’ai trouvé une courte liste de ces communautés et de leurs caractéristiques, et j’ai été capable de distiller ces caractéristiques dans un ensemble de préceptes que j’ai appelé avec un certain humour « Les XIII Commandements ».
Tout ce que j’ai écrit semble toujours parfaitement valide, mais le message avait tendance à rebondir sur le cerveau des gens au lieu de s’y coller à cause de ce que je vois maintenant comme un obstacle majeur : je n’ai pas pris soin du fait que ces communautés ne font presque aucun effort pour s’intégrer dans les systèmes de valeurs de mes lecteurs. En fait, elles ont vécu leur vie comme si mes lecteurs, avec leurs valeurs chéries, qu’ils considèrent souvent comme universelles, ne comptaient pas du tout. Dans la société de consommation mondiale très développée, c’est un affront majeur pour les individus qui, une fois leurs besoins physiques satisfaits, ont pour ambition de s’amuser et de jouir mais veulent aussi se sentir bien informés, bien intentionnés et, en un mot, supérieurs.
De tels sentiments de supériorité font partie intégrante d’un bon consommateur avide tandis que le doute de soi peut entraver la croissance économique. Mais considérez un consommateur auto-satisfait assis sur des meubles en plastique (tapisserie d’ameublement synthétique), mangeant de la nourriture dans des récipients en plastique (vinyle ou LDPE) et regardant un écran en plastique montrant un documentaire sur « la peste plastique » (parce que, vous voyez, les plastiques détruisent la biosphère). Ce spectacle pourrait amener le consommateur à se sentir un peu coupable. La solution, bien sûr, est d’exhorter le consommateur à utiliser des sacs en plastique « réutilisables » lors de ses achats, et grâce à cette marque symbolique, les sentiments de supériorité sont restaurés et l’achat compulsif d’autres articles en plastique peut reprendre immédiatement. Nous savons comment cette histoire se termine, cependant ; les plastiques, ainsi que la plupart des autres produits chimiques synthétiques, sont fabriqués à partir de matières premières hydrocarbonées à base de pétrole et de gaz naturel, dont les réserves sont limitées et, une fois épuisées, ces anciens consommateurs au complexe de supériorité se retrouveront assis sur un tas de déchets en plastique issus de cartes de débit et de crédit en plastique.
Mais tandis que l’économie de la consommation basée sur le plastique coule des « jours heureux », il reste important d’engendrer chez le consommateur des sentiments de supériorité morale. À leur tour, ces sentiments de supériorité doivent être basés sur un système de valeurs universelles (parce que le consumérisme doit être universel), conçu pour optimiser la consommation consumériste. De plus, pour soutenir ses revendications universalistes, ce système de valeurs doit être imposé, par la force si nécessaire, à toutes les sociétés et communautés qui s’écarteraient de la norme consumériste. L’accès aux biens de consommation doit être façonné en un droit humain universel, et tous les autres droits peuvent alors être dérivés du concept de choix du consommateur. Par exemple, le droit à la vie peut être basé sur le fait que les consommateurs morts ne font pas de shopping, et le droit à la liberté sur le fait que les personnes qui ne sont pas libres, ne peuvent pas acheter et, même si elles le peuvent, il leur est impossible de répondre correctement aux messages subliminaux encodés dans la publicité à laquelle elles sont soumises.
Le système de valeur qui est créé dans le processus est antithétique à la grande variété de systèmes de valeurs des communautés qui durent. Par exemple, toutes les communautés qui durent accordent la priorité aux familles plutôt qu’aux individus, ce qui pousse les adultes à honorer leurs aînés et à maintenir de solides liens familiaux qui protègent leurs enfants. Mais parmi les mangeurs de plastique, un effort important est fait pour découpler la reproduction du sexe et même détruire le concept biologique du sexe, en le remplaçant par un concept synthétique de genre et en soumettant les enfants à un lavage de cerveau, dès le plus jeune âge, pour que des concepts tels que « garçon » et « fille » ne soient plus réels. Oui, les individus sexuellement confus n’ont pas tendance à bien se reproduire, provoquant une crise démographique, mais alors, du moins en théorie, il est toujours possible d’importer plus de consommateurs des pays du tiers monde. (En pratique, cela ne fonctionne pas très bien.) Mais découpler le sexe de la reproduction est très important, car cela coupe les individus des responsabilités traditionnelles, ce qui les rend plus faciles à cibler par la publicité, car leurs décisions d’achat reposent désormais sur des impulsions individuelles plutôt que des considérations d’utilité sociale.
Un tel système de valeurs, qui dissocie la reproduction du sexe, impose la tolérance LGBTQ et dénigre les normes hétérosexuelles traditionnelles, peut être propice à la perpétuation du consumérisme, mais il a une faible valeur de survie pour trois raisons. Premièrement, les populations qui en résultent ne se reproduisent pas aussi bien, provoquant des crises démographiques et cela ouvre la voie à l’afflux de nouveaux venus de cultures incompatibles. Deuxièmement, la tentative d’affirmer que ce système de valeurs est universel et de l’imposer au monde entier place les sociétés traditionnelles au-delà des limites tolérables (et les communautés qui y vivent sont toutes traditionalistes en raison de leur histoire vieille d’au moins une demi-douzaine de siècles) et virtuellement, toutes ont une vision négative des perversions sexuelles, en particulier de la sodomie, et elles ont tendances à lapider et décapiter les sodomites, ou sinon, elles les évitent, les emprisonnent, les expulsent et (presque universellement) font des blagues obscènes à leur sujet en public.
Je ne pense pas que des valeurs universelles existent, mais je suis en mesure de proposer une approche quasi universelle : l’indépendance de la communauté locale par rapport aux valeurs de toutes les autres communautés. (Si U est l’ensemble de toutes les communautés, alors cette valeur s’applique aux communautés U-1, qui est plus petite que U).
À ce stade, vous pourriez me demander de « lever la main » et vous dire quelle est ma position morale sur tout cela. La réponse est que je refuse de prendre position moralement parce que ce n’est pas mon travail. Premièrement, mon seul et unique standard pour les communautés qui durent a toujours été purement utilitaire : je les juge en fonction de leur capacité à durer. Qu’elles le fassent par hasard ou en volant du bétail, en chassant et en cueillant, ou en louant leurs garçons comme mercenaires, ou en travaillant la terre ; qu’elles soient religieuses ou athées ; qu’elles soient excessivement bien élevés ou vulgaires et grossières – tout cela est pour moi à côté de la question. Deuxièmement, si votre communauté ne ressemble en rien à la leur, ce n’est pas un problème pour moi. Il n’y a aucune garantie que la copie d’une autre communauté permettra à votre communauté de durer ; il n’y a pas non plus de contrainte à le faire. La plupart des communautés ne durent pas, et si la vôtre est l’une d’entre elles, c’est le cours normal des choses et je n’ai pas à m’en inquiéter.
Au cas où vous vous demandez comment une telle position peut être moralement justifiable, c’est pourtant une position raisonnée. Je suis un relativiste moraliste normatif universaliste méta-éthique. Laissez-moi analyser cela pour vous. Le terme « universaliste » est de loin le plus simple ; cela signifie simplement que tout ce qui suit s’applique à tout le monde. « Normatif » est le contraire de « descriptif » : je ne décris pas simplement mais je prescris. « Méta-éthique » signifie que je nie la possibilité d’un système rationnel d’éthique parce que les significations de termes clés tels que « bon » et « mauvais » sont subjectives.
Ma considération purement utilitaire – votre communauté dure-elle ? – n’est pas une considération éthique. Si je devais dire que durer est une bonne chose, je ferais un jugement subjectif ; votre jugement subjectif pourrait être que l’extinction est encore meilleure, et je ne serais pas en mesure de trouver une base rationnelle pour argumenter contre cela. Et « relativisme moral » signifie que je reconnais que de nombreuses conceptions différentes de la moralité sont possibles, et n’ont pas de raison objective (mais beaucoup de raisons subjectives) pour donner la priorité à l’une sur l’autre. Et ma prescription générale est simple : n’essayez pas d’imposer votre système de valeurs à des personnes dont les systèmes de valeurs sont différents des vôtres. Vous n’avez pas le droit de le faire. Je ne lèverai pas le petit doigt pour défendre des systèmes de valeurs qui diffèrent des miens, mais je donnerais du fil à retordre à quiconque essaiera d’imposer le sien contre la volonté de quelqu’un d’autre.
Pour vous donner un exemple concret, certes macabre et artificiel, supposons qu’il y ait une communauté qui pratique le cannibalisme ; pas parce qu’ils sont affamés, mais par respect. Vous voyez, dans leur conception commune et subjective de l’univers, les animaux sont spirituels et sacrés, mais les gens le sont moins parce qu’ils ne sont pas tout à fait des animaux. Et, par respect, ils mangent chaque partie de chaque animal, pour absorber tout son esprit sacré. Certaines personnes sont plus, dirons-nous, animalistes – capables de communier avec les animaux sauvages et de survivre dans la nature – et elles méritent le même respect que les animaux et offrent la même possibilité de communion sacrée par ingestion. Par conséquent, quand elles meurent, elles sont mangées, dans une cérémonie solennelle.
Laissons de côté la question de savoir si le cannibalisme est légal (il n’est généralement pas illégal, bien que généralement tabou) ou si les lois contre la possession non autorisée de chair humaine ou la mutilation d’un cadavre devraient s’appliquer dans leur cas. (Il y a beaucoup de pratiques douteuses similaires, telles que les circoncisions effectuées dans des conditions insalubres par des rabbins non formés chirurgicalement, et elles tendent à être protégées par des droits acquis sans trop d’objection.)
J’admirerais cette communauté pour la cohérence interne de ses pratiques internes avec son système de croyance. Je ne ferais rien contre elle pourvu qu’elle n’empiète pas sur le territoire de ma propre communauté. Mais je m’opposerais certainement si elle devait commencer à manger de la chair humaine pour une raison qui n’était pas légitimée par son propre système de croyance.
Cela amène l’autre moitié de ma position philosophique : je suis un absolutiste moral normatif non-universaliste. Encore une fois, laissez-moi le dévoiler pour vous. « Non-universaliste » signifie, dans ce cas, que ce qui suit ne s’applique pas à tout le monde de la même manière ; cela s’applique à tout le monde d’une manière différente. « Normatif » signifie « tu ferais mieux de le faire ! » et « absolutiste moral » signifie que les règles sont les règles, et si tu bafoues ouvertement et avec mépris les coutumes, les normes et les lois de ta propre communauté, tu deviens quelque chose entre un poil louche et carrément une non-entité.
Encore une fois, laissez-moi donner un exemple concret et, cette fois, entièrement non inventé : la migration incontrôlée en Europe. Au moment où j’écris ceci, une querelle diplomatique vient d’éclater entre la France et l’Italie. L’Italie en a assez des migrations incontrôlées ; la France, apparemment, pas encore. Ce sont deux nations qui ont distribué des médailles et érigé des monuments publics aux âmes courageuses qui sont mortes en défendant les frontières sacrées de leurs royaumes. Plus récemment, ces nations ont déshonoré leur mémoire héroïque en prétendant que ces frontières n’existaient plus ou n’avaient plus d’importance ; ce qui comptait, c’est le souci humanitaire pour les migrants, canalisé par les trafiquants d’êtres humains et les ONG.
Je n’ai absolument rien à dire sur le fait de savoir si elles devraient ou non autoriser une migration incontrôlée ; c’est une question interne, à elles de décider. Mais ces nations ont des lois qui contrôlent qui peut légalement y entrer, et elles ont choisi de les ignorer. Cela les rend, selon mes normes élevées, des non-nations. Si elles continuent à faire cela, toutes leurs lois deviendront inutiles, et elles deviendront mûres pour être démembrées, leurs restes étant absorbés dans une autre combinaison de groupes tribaux. Si pour elles, la préoccupation humanitaire l’emporte sur la survie nationale, elles pourraient aussi bien changer leurs lois pour autoriser explicitement la migration incontrôlée, avec le même résultat. Ou elles pourraient recommencer à contrôler leurs frontières, comme l’a fait la Hongrie, et comme l’Italie essaie actuellement de le faire. Je n’ai rien à dire sur la moralité de cette approche, mais je vois son utilité.
Il reste à voir s’il y a un retour en arrière possible, ou s’il est déjà trop tard. Depuis les années 1960, les Européens ont abandonné les normes traditionnelles chrétiennes et les ont remplacées par des règles morales relatives en constante évolution. Ils ont séparé le sexe de la procréation, ce qui a conduit à un déclin de l’importance de la vie familiale et à une crise démographique. Le vide démographique qui en résulte en Europe est actuellement comblé par des migrants, dont beaucoup viennent de pays islamiques, dont les valeurs absolues détruiront à terme toute trace de relativisme moral, ainsi que la société qui l’a épousé.
Ce qui protège l’Islam du relativisme moral est sa source spirituelle : ses doctrines morales sont dérivées d’un ensemble de livres saints qui, à leur tour, sont pris comme prophétie et révélation. Mais ce n’est là qu’un cas particulier d’un schéma général : toute morale a sa source dans la spiritualité. Les valeurs morales ne font pas partie de la réalité ; elles sont, dans un sens strictement rationnel, imaginaires. Le choix est entre la morale fondée sur la foi, le brouillard mental et le nihilisme. Là où l’Islam sort souvent des sentiers battus, c’est en ignorant le fait que la morale fondée sur la foi n’est jamais universelle : elle doit et ne peut s’appliquer qu’à ceux acceptant cette même foi. Si elles veulent maintenir la paix, les communautés de confessions différentes doivent utiliser la raison et le jugement pour traiter les unes avec les autres.
Les faits moraux n’existent pas et toutes les valeurs morales peuvent être expliquées. Pour combler le fossé entre des communautés très dissemblables, le relativisme moral offre la seule voie possible qui ne risque pas de se terminer par un meurtre de masse. Certains prétendent que le relativisme moral est un échec parce qu’il ne peut offrir une base pour des discussions sur la moralité, ou parce qu’il ne peut pas être utilisé pour arbitrer des désaccords sur des questions morales. Mais il peut être utilisé pour éviter les désaccords qui peuvent devenir mortels. Et puisque, en dehors des cultes apocalyptiques, éviter la mort est généralement considéré comme positif, la pratique du relativisme moral entre les communautés semble précieuse. On pourrait même le proposer comme une valeur universelle, n’eût été ces satanés cultes apocalyptiques.
Pour que les considérations morales puissent servir de guide à la conduite au sein d’une communauté, elles doivent faire partie d’un système spirituel complet et cohérent relié à un ordre trans-personnel de famille, de bande, de communauté et de tribu. Au-delà d’une certaine échelle (nombre de Dunbar d’environ 150 individus adultes), il devient incertain où et dans quelle mesure on appartient à une entité. Nous atteignons alors la limite de ce que l’on pourrait appeler la moralité organique, celle qui se développe spontanément et se transmet par les lignées ancestrales.
Nous entrons ensuite dans le domaine de la moralité synthétique, qui peut se perpétuer, pour un temps, à travers divers schémas officiels et impersonnels – religions organisées, identités nationales, empires, etc. Mais de tels stratagèmes tendent à avoir un défaut fatal : en essayant d’être inclusifs mais distincts, ils ont tendance à devenir insensibles : doux à l’intérieur, envers les siens, dur à l’extérieur, envers les étrangers, alors que ce qui est nécessaire est un noyau dur et une périphérie qui n’existe pas ou n’a pas d’importance.
Je ne sais pas si cela rendra les communautés qui durent plus acceptables pour les consommateurs de plastique d’antan, mais je suis heureux d’avoir trouvé et, je l’espère, bouché un trou béant.
Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateur de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.
Traduit par Hervé, relu par Catherine pour le Saker Francophone
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