Par Leonid Savin − Le 16 avril 2021 − Source Oriental Review
Tous les quatre ans, les analystes de la communauté du renseignement américaine tentent de prédire ce qui va se passer dans les 20 prochaines années. Bien que des événements se produisent régulièrement et montrent à quel point il est difficile de faire des prédictions, même pour les cinq prochaines années (je parle de prédictions, pas de plans), la communauté du renseignement américaine continue de rédiger ces rapports en utilisant un modèle fixe.
Dans le résumé du rapport publié en mars, il est indiqué que la démographie sera le principal facteur influençant les processus géopolitiques dans le monde. Il indique :
Les tendances les plus certaines au cours des 20 prochaines années seront des changements démographiques majeurs, alors que la croissance de la population mondiale ralentit et que le monde vieillit rapidement. Certaines économies développées et émergentes, notamment en Europe et en Asie de l’Est, vieilliront plus rapidement et seront confrontées à une contraction de leur population, ce qui pèsera sur la croissance économique. À l’inverse, certains pays en développement d’Amérique latine, d’Asie du Sud, du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord bénéficient d’une population en âge de travailler plus nombreuse, ce qui offre des possibilités de dividende démographique, à condition d’améliorer les infrastructures et les compétences. Le développement humain, notamment la santé, l’éducation et la prospérité des ménages, a connu des améliorations historiques dans toutes les régions au cours des dernières décennies. De nombreux pays auront du mal à tirer parti de ces réussites, voire à les pérenniser.
Les améliorations passées se sont concentrées sur les éléments fondamentaux que sont la santé, l’éducation et la réduction de la pauvreté, mais les prochains niveaux de développement sont plus difficiles et doivent faire face aux vents contraires de la pandémie de Covid-19, d’une croissance économique mondiale potentiellement plus lente, du vieillissement des populations et des effets des conflits et du climat. Ces facteurs mettront au défi les gouvernements qui cherchent à fournir l’éducation et les infrastructures nécessaires pour améliorer la productivité de leurs classes moyennes urbaines croissantes dans une économie du XXIe siècle. Alors que certains pays relèvent ces défis et que d’autres n’y parviennent pas, l’évolution des tendances démographiques mondiales aggravera presque certainement les disparités en matière d’opportunités économiques au sein des pays et entre eux au cours des deux prochaines décennies, et créera davantage de pressions et de différends en matière de migration.
La pandémie de coronavirus est examinée séparément et fait l’objet d’une section distincte. Selon les auteurs, elle a créé de nouvelles incertitudes en matière d’économie, de gouvernement et de technologie, et ses conséquences continueront à se faire sentir dans les années à venir.
Le résumé souligne également que les précédents rapports de la communauté du renseignement prévoyaient le potentiel de nouvelles maladies et de scénarios pandémiques, mais qu’ils n’ont pas réussi à donner une image complète de ce à quoi la propagation de la Covid-19 pourrait conduire et de son influence sur la société.
De manière générale, la pandémie a entraîné les tendances suivantes :
- la catalyse des tendances économiques en raison des confinements et de la fermeture des frontières ;
- une montée du nationalisme et de la polarisation ;
- une aggravation des inégalités ;
- un déclin de la confiance dans les gouvernements ;
- l’exposition des faiblesses et des incapacités d’organisations internationales comme l’ONU et l’OMS ; et
- une augmentation du nombre d’acteurs non étatiques.
En conséquence, le rapport indique que « dans ce monde plus contesté, les communautés sont de plus en plus fracturées, les gens cherchant la sécurité auprès de groupes partageant les mêmes idées, sur la base d’identités établies ou nouvellement mises en avant ; les États de tous types et de toutes régions s’efforcent de répondre aux besoins et aux attentes de populations plus connectées, plus urbaines et plus autonomes ; et le système international est plus compétitif – façonné en partie par les défis posés par la montée en puissance de la Chine – et plus exposé aux conflits, les États et les acteurs non étatiques exploitant de nouvelles sources de pouvoir et érodant les normes et les institutions de longue date qui ont assuré une certaine stabilité au cours des décennies passées. Ces dynamiques ne sont cependant pas figées à perpétuité, et nous envisageons une variété de scénarios plausibles pour le monde de 2040 – d’une renaissance démocratique à une transformation de la coopération mondiale stimulée par une tragédie partagée – en fonction de la façon dont ces dynamiques interagissent et des choix humains en cours de route. »
Les auteurs parviennent à réduire leurs scénarios d’avenir à cinq thèmes. Les défis mondiaux, qu’il s’agisse du changement climatique, des maladies, des crises financières ou des perturbations technologiques, seront plus fréquents et plus intenses dans chaque région et pays du monde. L’augmentation continue des migrations, qui ont augmenté de 100 millions en 2020 par rapport à 2000, aura un impact sur les pays d’origine et de destination. Les systèmes de sécurité nationale des pays seront contraints de s’adapter à ces changements.
La fragmentation croissante affectera les communautés, les États et le système international. Bien que le monde soit plus connecté grâce à l’utilisation des technologies de communication, les gens seront divisés selon des critères différents. Les principaux critères seront une communauté de vues et de croyances, et une compréhension commune de la vérité.
Cela entraînera un déséquilibre. Le système international n’aura pas le pouvoir de répondre à ces défis. Un fossé se creusera au sein des États entre les demandes des populations et les capacités des gouvernements et des entreprises. Les gens descendront dans la rue partout dans le monde – de Beyrouth à Bruxelles et Bogota.
Les différends au sein des communautés s’intensifieront, entraînant des tensions croissantes. La politique au sein des États deviendra plus litigieuse. Dans la politique mondiale, la Chine défiera les États-Unis et le système international dirigé par l’Occident.
L’adaptation sera à la fois un impératif et une source clé d’avantages pour tous les acteurs du monde. De la technologie aux politiques démographiques, tout sera utilisé comme stratégie pour améliorer l’efficacité économique, et les pays qui réussiront le mieux seront ceux qui auront réussi à établir un consensus et une confiance sociétale.
Les auteurs suggèrent donc de prêter attention aux évolutions démographiques, environnementales, économiques et technologiques, car elles détermineront les contours de notre monde futur. L’urbanisation va se poursuivre et, d’ici 2040, deux tiers de la population mondiale vivront dans des villes. Le nombre de villes de plus d’un million d’habitants augmentera également. L’urbanisation ne sera pas synonyme d’amélioration de la qualité de vie. L’Afrique subsaharienne et l’Asie du Sud représenteront respectivement environ la moitié et le tiers de l’augmentation du nombre de pauvres dans les villes.
Dans l’ensemble, les problèmes de pauvreté que l’ONU avait promis de résoudre il y a 20 ans (avec ses objectifs du millénaire pour le développement et ses objectifs de développement durable, par exemple) vont non seulement subsister, mais aussi s’aggraver. L’accès à l’éducation, aux soins de santé, au logement, etc. sera réduit et les besoins fondamentaux augmenteront.
Dans la section consacrée à la dynamique du système international, une attention particulière est accordée à la rivalité entre la Chine et les États-Unis, les deux pays qui auront le plus d’influence et qui occuperont les côtés opposés du futur ordre mondial. Leur rivalité ne sera cependant pas la même que celle qui existait dans le monde bipolaire de l’URSS et des États-Unis, car il existe aujourd’hui un plus grand nombre d’acteurs capables de défendre leurs propres intérêts, notamment dans leurs propres régions. Les pays les plus susceptibles de tirer des avantages géopolitiques et économiques sont l’UE, l’Inde, le Japon, la Russie et le Royaume-Uni, tandis que la Corée du Nord et l’Iran sont considérés comme des « fauteurs de troubles » qui, en défendant leurs intérêts, augmenteront l’incertitude et la volatilité. Le rapport note également que « La Chine et la Russie essaieront probablement de continuer à cibler les publics nationaux aux États-Unis et en Europe, en promouvant des récits sur le déclin et la surenchère de l’Occident. Elles sont également susceptibles de se développer dans d’autres régions, par exemple en Afrique, où elles ont déjà été actives. »
Il est intéressant de noter que Richard Haass, président du Council on Foreign Relations (CFR), et son collègue le professeur Charles Kupchan ont récemment publié un article évoquant la nécessité d’établir un nouveau concert de puissances qui inclurait les États-Unis, l’UE, le Japon, la Russie et le Royaume-Uni. Ils ont même reconnu ouvertement le début de la multipolarité, qui doit être gérée dans l’intérêt du monde entier.
Cette position correspond-elle à celle de la communauté du renseignement américaine ? Eh bien, oui, puisque c’est de là que le CFR tire ses employés, et qu’il joue également un rôle actif dans l’élaboration de l’agenda politique et scientifique aux États-Unis.
Le rapport cite l’Australie, le Brésil, l’Indonésie, l’Iran, le Nigeria, l’Arabie saoudite, la Turquie et les Émirats arabes unis comme les puissances régionales qui tenteront d’obtenir des avantages et d’assumer des rôles leur permettant d’influencer la stabilité régionale.
Outre les États, les ONG, les groupes religieux, les grandes entreprises technologiques et d’autres acteurs non étatiques seront également actifs sur la scène internationale. Disposant de ressources, ils construiront et promouvront des réseaux alternatifs qui, en fonction de leurs fonctions et de leurs objectifs, concurrenceront ou aideront les États.
Dans le même temps, les organisations intergouvernementales mondiales qui servaient autrefois à soutenir l’ordre international dirigé par l’Occident, notamment l’ONU, la Banque mondiale et l’OMC, vont se désagréger. Les dirigeants nationaux préféreront les coalitions spéciales et les organisations régionales.
Le leadership occidental sur les organisations intergouvernementales va également décliner, car la Russie et la Chine sapent délibérément les initiatives occidentales, parmi lesquelles les auteurs du rapport citent l’initiative « Belt and Road », l’Organisation de coopération de Shanghai, la Nouvelle banque de développement et le Partenariat économique global régional.
Quant aux conflits futurs, le risque d’un conflit interétatique sera plus élevé qu’auparavant, malgré la volonté des grandes puissances d’éviter une guerre totale, en raison des nouvelles technologies, de l’élargissement de l’éventail des cibles, du grand nombre d’acteurs, de la complexité de la dynamique de dissuasion et de l’affaiblissement des normes.
L’éventail des conflits pourrait aller de la coercition économique, des cyber-opérations (non cinétiques) et de la guerre hybride, y compris le recours à des insurgés, à des entreprises privées et à des mandataires armés, à l’utilisation de forces armées régulières et d’armes nucléaires (conventionnelles et stratégiques).
Le terrorisme ne va pas disparaître, mais les auteurs du rapport font preuve de très peu d’imagination et se limitent aux groupes djihadistes mondiaux bien connus, aux groupes chiites iraniens et libanais, et aux groupes d’extrême gauche et d’extrême droite en Europe, aux États-Unis et en Amérique latine.
Au final, cinq scénarios sont proposés. « Trois des scénarios décrivent des avenirs dans lesquels les défis internationaux deviennent de plus en plus graves et les interactions sont largement définies par la rivalité entre les États-Unis et la Chine.
- Dans « Renaissance des démocraties », les États-Unis sont à la tête d’une résurgence des démocraties.
- Dans « Un monde à la dérive », la Chine est l’État leader mais pas dominant au niveau mondial, et
- dans « Coexistence compétitive », les États-Unis et la Chine prospèrent et se disputent le leadership dans un monde qui a bifurqué.
Deux autres scénarios décrivent des changements plus radicaux. Tous deux découlent de discontinuités mondiales particulièrement graves, et tous deux défient les hypothèses sur le système mondial. La rivalité entre les États-Unis et la Chine est moins centrale dans ces scénarios, car les deux États sont contraints de faire face à des défis mondiaux plus importants. De plus la globalisation s’est effondrée et des blocs économiques et de sécurité émergent pour protéger les États des menaces croissantes. « Tragédie et mobilisation » est l’histoire d’un changement révolutionnaire qui part de la base, au lendemain de crises environnementales mondiales dévastatrices. »
Bien entendu, en plus d’essayer de se projeter dans l’avenir en utilisant les données disponibles et en étudiant les décennies précédentes, la communauté du renseignement américaine avait d’autres objectifs : 1) identifier des menaces spécifiques afin que les autorités américaines (et les partenaires de Washington) puissent se concentrer sur celles-ci et allouer les ressources nécessaires aux contractants concernés ; et 2) diaboliser certains États, idéologies et systèmes politiques.
On observe une préoccupation notable quant à l’effondrement d’un système international qui profite actuellement à l’Occident. La plupart des pays verraient d’un bon œil des changements importants qui réduiraient le rôle des États-Unis et de l’Union européenne. Alors que les deux précédents rapports sur les tendances mondiales parlaient de multipolarité, celle-ci est écrite entre les lignes dans celui-ci. C’est probablement en raison de la matérialisation progressive de cette multipolarité que les auteurs ont essayé d’éviter le mot et se sont contentés de mentionner les alliances régionales dans un contexte de désunion mondiale.
D’autre part, les prédictions pour les 20 ans à venir sont discutables et rappellent davantage la science-fiction que la modélisation géopolitique.
Le célèbre scientifique américain Steve Fuller, par exemple, a relevé plusieurs points qui annulent la possibilité même de prédire l’avenir :
- l’avenir est essentiellement inconnaissable car il n’existe pas encore, et nous ne pouvons connaître que ce qui existe ;
- l’avenir sera différent du passé et du présent à tous égards. Cela est probablement dû à l’incertitude de la nature, à laquelle le libre arbitre apporte également une contribution substantielle ; et
- l’interaction entre les prédictions et leurs résultats est si complexe que chaque prédiction génère des conséquences involontaires qui font plus de mal que de bien.
Par conséquent, chacun peut tirer ses propres conclusions de ce rapport en fonction de ses opinions et préférences personnelles.
Traduit par Hervé pour le Saker Francophone
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