Sur un air de milices


Par Philippe Grasset − Le 8 Septembre 2020 − Source dedefensa.org

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On débat beaucoup des violences en France, essentiellement sur les mots précis choisis pour désigner des situations que certains ne voudraient pas trop préciser ; le mot “ensauvagement”, par exemple, agite et oppose deux ministre ‘régaliens’, comme l’on sait, sans nécessairement réduire la dimension et la gravité de la cause de l’emploi de ce mot. Car la France est à l’heure de la montée des violences, à très grande vitesse, comme vont aujourd’hui les événements. A la fin, est-on encore en paix ? Cette question se pose avec insistance et angoisse, d’autant qu’elle détermine des attitudes fondamentales.

Pour l’universitaire et auteur suisse Éric Werner, la question est tranchée : c’est la guerre. C’est d’autant plus la guerre que la frontière est devenue très floue entre guerre et paix dans notre étrange époque où tout doit être redéfini, et que, dans cette incertitude et par les temps qui courent si vite, le pire est toujours probable. Dans l’interview de Werner reproduite ci-dessous, il y a effectivement ces précisions qui tranchent le débat :

C’est très flou [entre est-ce la guerre ou est-ce la paix ?]. Mais il faut aller plus loin encore. C’est la question même de savoir si l’on est en paix ou en guerre qui apparaît aujourd’hui dépassée. Elle l’est pour une raison simple, c’est que tout, aujourd’hui, est guerre. La guerre est devenue “hors limites” (pour reprendre le titre du livre de Qiao Liang et Wang Xiangsui). Il n’y a plus dès lors à se demander si l’on est en paix ou en guerre. Car a priori l’on est en guerre. C’est le cas en particulier au plan interne…

Diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris et enseignant de philosophie politique à l’Université de Genève, rédacteur à L’Antipresse, Werner il a publié Légitimité de l’autodéfense : Quand peut-on prendre les armes ? aux éditions Xenia. On comprend alors combien les questions qu’on peut lui poser à la lumière des événements en cours en France ont leur orientation toute tracée. Le site La Cocarde Étudiante, qui a réalisé l’interview de Werner, également repris par Éléments, dont Werner est un collaborateur régulier, note pour introduire cette rencontre de questions-réponses :

L’été Orange mécanique que la France a vécu a mis au centre du débat politique le concept d’ “ensauvagement”, repris jusqu’au sommet de l’État par le ministre de l’Intérieur. Pour remédier à ce phénomène, l’appel à un renforcement de l’État et à un tour de vis régalien est la solution la plus largement partagée, du moins celle qui paraît aller de soi. Or, à Palavas-les-Flots, à Bordeaux, ou encore à Nantes, des citoyens, désabusés de la dégradation de leur environnement quotidien, se sont constitués en collectifs pour prendre en charge eux-mêmes leur sécurité. Une même unanimité condamne cette voie vers l’“autodéfense”, considérée comme le début de la fin d’une société. Mais faut-il être si inquiet ?

On notera que si la France est prioritairement citée, les USA constituent également un cas en pointe, encore plus qu’en France dans la mesure où des milices sont déjà constituées, et le pays bien avancé sur la voie de la dissolution et/ou de la guerre civile. D’autre part, effectivement l’on assiste aujourd’hui à des conflits de type asymétrique ou hybride (en Syrie, par exemple), extrêmement complexes à définir, où des unités du type-milice, plus ou moins régulières, jouent un rôle très important en répercutant sur le champ des armes les extrêmes complexités ethniques, politiques et religieuses.

Dans tous les cas, il s’agit d’une question plutôt ‘technique’ qui a déjà été débattue dans nos contrés, notamment dans les années 1970, lorsqu’il apparaît que les perspectives de conflits nécessitent des actions “citoyennes” de types non-conventionnels. Dans cette période des années 1970, devant la supériorité conventionnelle du Pacte de Varsovie telle qu’elle était perçue et affirmée par l’OTAN, un important mouvement de réflexion (en France avec le général Copel, en Allemagne, aux Pays-Bas) envisagea des types d’organisation de la sorte qu’on envisage ici. La “modèle suisse” du soldat-citoyen constitua notamment un point de référence (cela explique que des Suisses, comme Werner, soit particulièrement versés dans cette sorte de réflexion). La situation de la “menace” est aujourd’hui très différente ce celle du Pacte de Varsovie, mais l’aspect technique renvoie aux mêmes références.

Au reste, la véritable différence avec les années 1970 comme avec la Suisse, encore plus que dans la “menace”, se trouve dans le rôle de l’État. Dans ce cas et au contraire des cas précédents, l’État n’est pas l’organisateur ou l’interrogateur, il est un “ennemi”, presque autant et même peut-être plus que la “menace” dont il ne sait plus, ni ne veut finalement, protéger le citoyen. Werner est extrêmement tranchant sur ce point et c’est un aspect extrêmement remarquable de son discours, de sa pensée et de ses conceptions puisqu’il va jusqu’à se demander si l’État n’est pas favorable à une guerre civile alors qu’il pensait il y a 20 ans (en 1999, dans son livre L’avant-guerre civile) que l’État voulait s’arrêter au bord de la guerre civile :

L’État ne semble pas prendre la mesure de la gravité de la situation, dites-vous. Il en a au contraire tout a fait pris la mesure, puisqu’il est lui-même à l’origine de cet état de choses, ne serait-ce qu’en l’ayant laissé se développer comme il l’a fait. Mais on pourrait aussi le soupçonner de l’avoir lui-même mis en place.

… On pourrait aussi dire que l’État est aujourd’hui l’ennemi prioritaire. Ce n’est bien entendu pas le seul ennemi : il y en quantité d’autres. Mais c’est l’ennemi prioritaire. Si on ne l’écarte pas en priorité, on n’écartera pas non plus les autres, ne serait-ce que parce qu’il est leur allié et les protège. En tout cas, il n’a rien fait pour en empêcher ou seulement même freiner la mise en place (par un meilleur contrôle des frontières, par exemple, ou encore en veillant à ce que les voyous et les criminels se voient appliquer les peines prévues par la loi : ce qui, on le sait, n’est jamais le cas). Sauf qu’il ne le qualifierait pas, quant à lui, de “grave”. Comme il lui est à tous égards hautement profitable, au moins le pense-t-il (c’est pour cette raison même qu’il l’a laissée se mettre en place), il le qualifierait plutôt de réjouissant.

Cette position est absolument remarquable et tend à se rapprocher de celle des libertariens aux USA. Werner écarte l’idée qu’on puisse voir en lui un anarchiste ; il ne donne pas de raison ni d’argument pour expliquer l’attitude de l’État, sinon qu’il ne respecte plus le pacte social : « L’État n’est pas a priori mon ami. Il ne l’est que s’il se conduit en conformité avec le pacte social, qui lui fait obligation de protéger le citoyen. Autrement non, il ne l’est pas. Il l’est encore moins quand il m’agresse, comme c’est de plus en plus le cas aujourd’hui. Il est alors mon ennemi, et que cela lui plaise ou non je prends toutes les mesures que j’estime utiles et nécessaires pour me protéger contre lui. »

Nous n’avons pas lu le livre de Werner et ignorons donc 1) s’il explique pourquoi il perçoit l’État comme son ennemi, et 2) s’il l’explique quelle est le cause qu’il propose. Mais peu importe, car seule importe ici l’attitude tranchante, absolument décisive de ce commentateur sérieux et spécialiste de la question : “Oui, l’État est notre ennemi”. L’on constatera par ailleurs, au vu des événements, de leur rapidité, des positions des autorités, du sentiment populaire çà l’encontre de ses autorités (et l’on pourrait inclure évidemment les élitesSystème au service du PC), que la thèse selon laquelle, – peu importe la raison, – l’État est notre ennemi, sinon notre “ennemi principal” est largement recevable. Dans ce cas, d’ailleurs mais certainement d’un point de vue très intéressant, la réflexion rejoint celle qui évoque les hypothèses de forces extérieures aux seules manœuvres humaines, et exerçant une influence maligne catastrophique sur notre civilisation, nos sociétés, etc. On a l’État qu’on mérite : celui de l’état des lieux, de l’état des esprits et de l’état de l’ouragan catastrophique qui affecte cette fin de cycle civilisationnel.

Par conséquent, écoutons et lisons attentivement Éric Werner, dans cette interview du 6 septembre 2020 de CocardeEtudiante.com, reprise par Éléments.

Philippe Grasset

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