Sommes-nous sur le chemin de l’effondrement de la civilisation ?


L’étude des grandes civilisations peut nous montrer le degré de risque que nous affrontons en ce moment, explique Luke Kemp, expert en collapsologie. Or, de manière inquiétante, les signaux négatifs s’intensifient.


Par Luke Kemp − Le 19 février 2019 − Source BBC

Abandoned statue in Syria (Credit: Getty Images)
Les grandes civilisations ne finissent pas assassinées. En fait, elles se suicident.

Telle était la conclusion de l’historien Arnold Toynbee dans sa grande œuvre en douze volumes, Une étude de l’histoire, exploration de la croissance et du déclin de 28 civilisations différentes.

Et il avait raison par de nombreux aspects : ce sont souvent les civilisations qui sont responsables de leur propre déclin. Mais cette auto-destruction n’est généralement pas spontanée. Elle a ses déclencheurs.


Par exemple, l’Empire romain souffrit de nombreux maux combinant expansion excessive, changement climatique, dégradation écologique et gouvernance de faible qualité. Mais il fut aussi mis à genoux au moment où Rome fut mise à sac par les Wisigoths en 410, puis les Vandales en 455.

L’effondrement est souvent brusque et la puissance n’assure pas l’immunité. L’Empire romain couvrait une superficie de 4,4 millions de km2 en 390. Cinq ans plus tard, il avait dégringolé à 2 millions de km2 et en 746, le territoire de l’Empire se résumait à néant.

Notre passé lointain est marqué par des erreurs répétitives. Dans mon travail de recherche au Centre for the Study of Existential Risk à l’université de Cambridge, j’essaie de comprendre les raisons de l’effondrement en procédant à des autopsies historiques. Que nous disent la croissance et le déclin des civilisations disparues sur la nôtre ? Et pouvons-nous observer les mêmes constantes de nos jours ?

La première façon d’observer les civilisations anciennes est de comparer leurs longévités. Cette comparaison comporte quelques difficultés, car il n’y a pas de définition précise de ce qu’est une civilisation, ni de critères indiscutables sur sa  naissance et sa mort.

Sur le graphique ci-dessous, j’ai mis en regard la durée de vie de différentes civilisations (que pour ma part je définis par l’agriculture, de nombreuses villes, la suprématie militaire dans leur aire géographique, et enfin une structure politique sur le long terme). À partir de cette définition, tous les empires sont des civilisations, mais toutes les civilisations ne sont pas des empires. J’ai extrait les données de deux études sur la croissance et la chute des empires pour les périodes 3000-600 av. JC et 600 av. JC-600 ap. JC, ainsi que d’un travail de recherche collectif, non validé, mais que j’ai amendé.

Voici la liste complète des civilisations affichées ci-dessus. (Credit : Nigel Hawtin)

On peut alors définir la notion d’effondrement par une perte de population, d’identité et de complexité socio-économique, tous ces phénomènes ayant un caractère rapide et irrésistible. Les services publics s’effritent, et par conséquent le gouvernement perd son monopole de la violence.

Presque toutes les civilisations disparues ont suivi ce chemin. Certaines finissent par se redresser ou se transformer, comme les Chinois et les Égyptiens. D’autres connaissent un effondrement définitif, comme celle de l’Île de Pâques. Parfois les cités situées à l’épicentre du désastre ressuscitent, comme Rome. Dans d’autres cas, comme les Mayas, il n’en reste plus que des monuments vides abandonnés aux touristes.

Qu’est-ce que cela peut nous montrer sur l’avenir de la civilisation actuelle ? Les leçons tirées d’empires agraires peuvent-elles être appliquées à notre ère de capitalisme industriel qui s’est développé après le XVIIIème siècle ?

C’est possible, à mon avis. En effet, les sociétés anciennes et actuelles peuvent être résumées à des systèmes complexes, des composés de peuples et de technologies. Or, la théorie des « accidents normaux » suggère que les systèmes technologiques complexes débouchent régulièrement sur des échecs. Par conséquent, on peut penser que l’effondrement est un phénomène normal pour les civilisations, quels que soient leur taille et leur niveau technologique.

Nous pouvons certes être technologiquement très avancés actuellement, mais ces capacités technologiques récemment acquises ajoutent en fait de nouveaux éléments de danger, totalement originaux, à la combinaison peuples/technologies.

Et bien que notre échelle civilisationnelle soit maintenant planétaire, l’effondrement semble se produire indifféremment dans les empires tentaculaires et les royaumes émergents. Il n’y a aucune raison de croire qu’une grande taille est une protection contre la dissolution de la société. Notre système économique étroitement intriqué et globalisé est en fait encore plus exposé à une crise contagieuse.

Les pressions climatiques s’aggravent (Crédit : Getty Images)

Si le destin des civilisations qui nous ont précédés peut être lu comme une feuille de route vers notre avenir, que nous montre celle-ci ? Une méthode est d’examiner les symptômes qui précèdent les crises historiques et d’étudier leur déploiement de nos jours.

Il n’y a pas de théorie définitivement validée sur la cause des effondrements civilisationnels, et les historiens, les anthropologues parmi d’autres proposent diverses explications, parmi lesquelles :

– Le changement climatique : un changement climatique peut avoir des résultats désastreux, consistant en de mauvaises récoltes, la famine et la désertification. L’effondrement des Anasazi, de la civilisation Tiwanaku, des Accadiens, des Mayas, de l’Empire romain et de bien d’autres ont tous coïncidé avec des changements climatiques violents, et notamment des sécheresses

– La dégradation environnementale : un effondrement peut survenir quand les sociétés surexploitent les capacités courantes de leur environnement. Cette théorie de l’effondrement, qui est le sujet de livres à succès, désigne la déforestation excessive, la pollution de l’eau, la dégradation des sols et l’affaiblissement de la biodiversité comme déclencheurs.

– L’inégalité et l’oligarchie : richesse et inégalité politique peuvent être les facteurs principaux  d’une désintégration sociale, de même que l’oligarchie et la concentration des pouvoirs entre quelques mains. Non seulement cela entraîne une détresse dans la société, mais entrave la capacité collective à répondre aux problèmes écologiques, sociaux et économiques.

L’étude dynamique de l’histoire modélise la manière dont certains facteurs comme l’égalité ou la démographie sont corrélés avec l’instabilité politique. Une étude statistique des anciennes sociétés montre que cette corrélation semble fonctionner par cycles. Ainsi, quand la population augmente, l’offre de travail dépasse la demande, les travailleurs s’appauvrissent et la société prend une forme fortement pyramidale. À son tour, cette inégalité sape la solidarité collective et entraîne des troubles politiques.

– La complexité : Joseph Tainter, expert en collapsologie et historien, fait l’hypothèse que les sociétés finissent par s’effondrer sous le poids de leur complexité interne et de leur bureaucratie. Car les sociétés sont des machines à résoudre des problèmes : elles accroissent leur complexité pour répondre à l’émergence de nouveaux problèmes. Cependant, à partir d’un certain seuil de complexité, leur rendement finit par décroître. C’est le point de départ d’un effondrement.

Une mesure du niveau de complexité est appelée Taux de retour énergétique (TRE). Il se décrit comme le ratio entre la quantité d’énergie produite par une ressource et la quantité d’énergie demandée pour l’extraire. Or, comme pour la complexité, le TRE semble avoir un seuil au-delà duquel commencent les rendements décroissants. Dans son livre The Upside of down, le politologue Thomas Homer-Dixon remarque que la dégradation environnementale dans l’Empire romain entraîna une chute du TRE des aliments de base, blé et alfalfa. La chute de l’Empire fut parallèle à celui du TRE. Tainter le désigne comme le principal responsable des effondrements, dont celui des Mayas.

– Les chocs externes : ou en d’autres termes, les « quatre cavaliers de l’Apocalypse » : guerre, catastrophes naturelles, famine et épidémies. Par exemple, la chute de l’Empire aztèque fut précipitée par les envahisseurs espagnols. La plupart des anciens États agraires étaient fragilisés par des épidémies mortelles : la mixité des humains et du bétail dans des bâtiments clos avec un faible niveau d’hygiène rendait les épidémies inévitables et catastrophiques. De plus, un désastre ne vient pas toujours seul : ainsi les Espagnols introduisirent la salmonellose dans les Amériques.

– Hasard/malchance : l’analyse statistique des empires suggère que les effondrements ont une dimension aléatoire, indépendante de leur durée de vie. Le biologiste de l’évolution, analyste de bases informatiques, Indrė Žliobaitė et ses collègues ont identifié le même type de constante dans leurs données sur l’évolution des espèces. Une explication courante de cette dimension apparemment aléatoire, est illustrée par l’« hypothèse de la reine rouge ». En effet, si les espèces mènent un combat permanent pour la survie contre de nombreux concurrents dans un environnement en mutation, l’extinction est une possibilité sérieuse.

Malgré l’abondance de livres et d’articles, nous n’avons pas d’explication définitive sur les effondrements civilisationnels. Ce qui est certain, c’est que les facteurs décrits ci-dessus peuvent tous y contribuer. L’effondrement se présente comme un point de bascule, ce moment où les déclencheurs se combinent et submergent la capacité de résilience collective.

Observons ces indicateurs de danger pour savoir si notre tendance à l’effondrement progresse ou diminue. En voici quatre, qui ont été élaborés ces dernières décennies :

Graphics showing collapse risk rising

La température est un indicateur direct du changement climatique, le PIB un indicateur indirect de la complexité. L’empreinte écologique mesure la dégradation environnementale. Or chacune de ces mesures montre une tendance à la hausse brutale.

L’inégalité est plus difficile à calculer. Son indicateur courant, le coefficient de Gini, suggère que l’inégalité a légèrement décru en moyenne à l’échelle mondiale (même si elle continue à progresser dans certains pays). Mais le coefficient de Gini a des aspects trompeurs, car il ne mesure que des changements relatifs dans les revenus. Par exemple, si deux personnes gagnent respectivement 1 et 100 000 dollars et doublent chacune leur revenu, le Gini n’indiquera aucun changement, alors que l’écart entre les deux sera passé de 99 999 à 198 998 dollars.

Pour cette raison, j’ai également précisé la part des revenus du centile supérieur à l’échelle planétaire. Ce 1% a accru sa part du revenu global de 16% en 1980 à 20% actuellement. Ce n’est pas tout : les inégalités de richesse ont également empiré. La part de richesse globale du centile supérieur a crû de 25-30% en 1980 à environ 40% en 2016. La réalité est probablement encore plus sombre, puisque ces statistiques excluent la richesse et les revenus évaporés dans les paradis fiscaux offshore.

Les riches s’enrichissent, ce qui dans les civilisations passées a créé un stress supplémentaire sur les sociétés (Crédit : Getty Images)

Les études suggèrent également que le TRE sur les énergies fossiles baisse régulièrement au fil du temps, dans la mesure où les réserves les plus abondantes et les plus faciles d’accès sont en voie d’épuisement. Malheureusement, la plupart des énergies de remplacement, comme le solaire, ont un TRE bien inférieur, en raison de la densité d’énergie, de la rareté des matériaux utilisés sur terre et enfin, des processus de fabrication.

C’est ainsi qu’a été produite une abondante littérature discutant d’un « effet falaise », dans l’hypothèse où le TRE déclinerait jusqu’à un seuil où les niveaux d’abondance ne pourraient plus être maintenus pour la société. L’ « effet falaise » n’est pas une fatalité si les technologies renouvelables poursuivent leurs améliorations et si des campagnes d’efficience énergétique sont rapidement menées.

Indicateurs de résilience

Il y a aussi une nouvelle plutôt rassurante : les indicateurs d’effondrement ne constituent pas l’ensemble du tableau. En effet, la résilience sociale aurait la capacité de retarder ou d’empêcher l’effondrement.

Par exemple, la « diversité économique » (un indicateur de la diversité et de la sophistication des exportations nationales) mesurée  par l’Economic Complexity Index (ECI), est en général plus élevée que dans les années 60 et 70. En moyenne, les nations sont moins dépendantes de mono-exportations qu’elles l’ont été autrefois. Ainsi, une nation qui a diversifié ses exportations et ne vend plus seulement des produits agricoles peut en principe modérer la dégradation écologique ou la perte de partenaires commerciaux. L’ECI permet également de mesurer le degré de connaissances intégrées dans les produits exportés. Or des populations mieux éduquées ont une capacité supérieure à affronter les crises quand elles se présentent.

Dans le même ordre d’idée, telle que le nombre de brevets appliqués par personne la mesurent, l’innovation est également en croissance. En théorie, une civilisation est moins vulnérable à un effondrement si de nouvelles technologies compensent les agressions comme le changement climatique.

Ne perdons pas de vue qu’un effondrement peut advenir sans catastrophe violente. Comme Rachel Nuwer l’écrivait sur BBC Future en 2017, « il arrive que les civilisations s’évanouissent, tout simplement, et deviennent un objet historique sans explosion finale, mais avec un gémissement. »

Factory workers welding (Credit: Getty Images)

Nos capacités technologiques peuvent avoir le potentiel de retarder l’effondrement (Crédit : Getty Images)

Cependant, quand nous observons ces indicateurs d’effondrement et de résilience dans leur ensemble, nous lisons un message clair : nous devrions éviter l’auto-satisfaction. Nous pouvons raisonnablement être optimistes, car notre capacité à innover et à diversifier éloigne de nous les catastrophes. Mais l’état du monde empire dans des régions qui ont contribué à l’effondrement de sociétés anciennes. Le climat change, le fossé entre pauvres et riches s’élargit, le monde devient de plus en plus complexe, et nos besoins excèdent la capacité environnementale à l’échelle planétaire.

Une échelle sans barreaux

Ce n’est pas tout. De manière préoccupante, le monde est maintenant profondément  interconnecté et intriqué. Dans le passé, l’effondrement était confiné à une échelle régionale. C’était une régression provisoire, et la plupart des gens étaient en mesure de revenir à des vies de cultivateurs ou de chasseurs-cueilleurs. Pour beaucoup d’entre eux, c’était même un répit face à l’oppression des premiers États. Ajoutons que les armes disponibles durant les désordres sociaux étaient rudimentaires : épées, flèches, arcs, parfois des fusils.

De nos jours, un effondrement civilisationnel serait une autre paire de manches. Car les armes aux mains d’un État, voire de certains groupes au moment d’une crise violente se déclinent des agents biologiques aux armes nucléaires. De nouveaux instruments de violence, comme les armes létales autonomes, pourraient être activés dans un proche avenir. Les gens sont de plus en plus spécialisés et déconnectés de la production de nourriture et de produits de première nécessité. Enfin, un changement du climat endommagerait irréversiblement la possibilité de revenir aux techniques agricoles les plus simples.

Imaginez donc la civilisation comme une échelle mal bricolée : à mesure que vous grimpez, tombent les échelons que vous venez de gravir. Or, chuter de quelques barreaux n’a rien de grave. En revanche, plus vous grimpez haut et plus dure sera la chute. Et à partir d’une certaine hauteur, toute chute sera fatale.

En raison de la prolifération des armes nucléaires, il se peut que nous ayons atteint le point de « vélocité finale » à l’échelle civilisationnelle, où n’importe quel effondrement, (n’importe quel chute de l’échelle), risque d’être définitif. Une guerre nucléaire, à l’exclusion de tout autre facteur, déboucherait sur un risque vital : ou l’extinction de l’espèce, ou un retour brutal à l’âge de pierre.

Syria ruin

Une femme marche dans les ruines d’une ville de Syrie suite à un conflit entre combattants (Crédit : Getty Images)

Au moment où nous devenons plus puissants et résilients sur le plan économique, nos capacités technologiques présentent des risques tels qu’aucune civilisation ancienne n’en eut à affronter. Par exemple, le changement climatique actuel est d’une autre nature que celui qui détruisit les Mayas où les Anasazis. Il est global, d’origine humaine, plus brutal et plus destructeur.

Le déclencheur de notre propre ruine ne viendra pas de voisins hostiles, mais de notre propre puissance technologique. Ainsi, notre effondrement résulterait d’une ruse du progrès.

Notre effondrement civilisationnel n’est pas inéluctable. L’histoire suggère ce scénario, mais nous avons l’avantage décisif de pouvoir tirer des leçons du désastre des sociétés passées.

Nous savons ce que nous avons à faire : réduire les émissions de gaz, aplanir les inégalités, renverser les processus de dégradation écologique, favoriser l’innovation et diversifier les économies. Des stratégies existent à l’état de projet, c’est la volonté politique qui fait défaut. Nous pouvons aussi investir des ressources dans les capacités de redressement. Il existe déjà des idées très avancées pour accompagner le retour à la normale de certains systèmes (nourriture, connaissance) après une catastrophe. Empêcher la diffusion de technologies dangereuses et accessibles à tous est également une mesure cruciale. De telles décisions diminueront les risques d’irréversibilité liés à un effondrement.

Nous n’irons vers l’effondrement civilisationnel que si nous avançons à l’aveuglette. Et nous ne sommes condamnés que si nous ne voulons pas écouter les leçons du passé.

Luke Kemp

Luke Kemp est chercheur au Centre for the Study of Existential Risk de l’Université de Cambridge. Il twitte @lukakemp.

Note du Saker Francophone

Cet article est avant tout intéressant car il est publié sur la BBC. La collapsologie est en train de devenir un sujet de société. Ensuite les solutions envisagées, « réduire les émissions de gaz ; aplanir les inégalités ; renverser les processus de dégradation écologique ; favoriser l’innovation et diversifier les économies » sont assez profondément déflationnistes et propices à la déconcentration des pouvoirs. Pas sûr que les hommes de Davos trouvent cela compatible avec leur vision du monde.

Traduit par Michel pour le Saker Francophone

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1 réflexion sur « Sommes-nous sur le chemin de l’effondrement de la civilisation ? »

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