Par Roger Scruton – Le 24 septembre 2020 – Source Modern Culture
La connaissance se présente sous trois formes: savoir que, savoir comment et savoir quoi. Je sais que l’uranium est radioactif; je sais comment monter à bicyclette; et, parfois, je sais quoi faire, quoi dire ou quoi ressentir. La première sorte de savoir est l’information (dont la science est la partie systématique); la deuxième, l’habileté; la troisième est la vertu. Dans l’ordre inverse cela correspond aux trois voies d’accès à une vie selon la raison: les fins, les moyens et les faits.
Savoir quoi faire, disait Aristote, est affaire de jugement droit; mais cela suppose aussi de ressentir avec justesse. La personne vertueuse « sait ce qu’elle se doit d’éprouver » et cela veut dire ressentir ce qu’exige la situation: la juste émotion, vis à vis du bon objet, au bon moment et au juste degré.
L’éducation morale a pour finalité ce type de savoir: c’est une éducation des émotions. La vertu du héros grec ne fait qu’un avec sa certitude émotionnelle, et cette certitude est un don de la culture, et de la hauteur de vue que la culture rend possible. En insérant l’individu dans sa communauté, en lui fournissant les expressions rituelles et en lui ouvrant la voie vers un élan collectif [en lui fournissant les expressions rituelles et en lui ouvrant la voie de l’entente commune, NdT], en l’unissant en pensée avec ceux qui sont morts et ceux qui sont à naître, en imprégnant ses pensées du sens du sacré et du sacrilège, la culture permet au héros d’exprimer avec sûreté et sincérité les sentiments que requiert la vie en société. La culture commune [La « common culture » est constituée par les mœurs, us et coutumes d’un peuple, qui eux-mêmes s’enracinent dans sa langue, ses mythes, sa religion, NdT] lui enseigne ce qu’il faut ressentir, et comment, et ce faisant, elle élève sa vie au plan éthique où la pensée jugeante pénètre tout ce qu’il fait.
On a dit quelque chose de semblable de la haute culture [la « high culture », en revanche, correspond à la « cultura animi » de Cicéron, elle naît de la fréquentation des œuvres de l’esprit, NdT]. Grâce à l’étude de ce que Matthew Arnold a appelé: « le meilleur de ce qui fut pensé et dit », nous étendons notre répertoire émotionnel. Pleurant la mort de Wordsworth, Arnold écrivit: « Qui, ah! Qui éveillera en nous sensations et sentiments ? ». Comme Arnold le savait, le sentiment n’existe pas en et par soi, comme quelque chose de purement subjectif, et nous nous faisons des illusions en croyant le contraire – en croyant que nous sommes des modèles de sensibilité mais privés, par un malencontreux hasard, des moyens de l’exprimer. Les sentiments n’existent que lorsqu’ils trouvent une forme objective, dans des mots, des gestes, des plans et des projets. Un sentiment enveloppe une image du monde et une attitude à son égard. Il se fonde sur l’entendement. Le poète, qui nous conduit, pour un moment, à entrer en résonance avec son émotion et ainsi à la rejouer en nous, peut nous ouvrir les voies de l’expression et en libérer le flux.
(pp. 15-16 de “Modern culture”, Bloomsbury 2018; 1ère édition: 1998)
Roger Scruton
Roger Scruton (1944-2020) est mort en janvier dernier. Philosophe profond, essayiste aux multiples talents, polémiste redoutable, il fut tout cela, en même temps qu’un parfait gentleman anglais… joyeusement conservateur, comme il se doit. Un autre « Tory », « oxfordien » comme lui, docteur en philosophie comme lui, un certain Boris Johnson, fit son éloge. Curieusement, seule une partie de son œuvre politique (« De l’urgence d’être conservateur ») et polémique, contre la « gauche culturelle », dominante en Grande Bretagne comme en France (« L’erreur et l’orgueil », traduction très édulcorée d’un livre dont le titre original: « Fools, frauds and firebrands », soit: « Cinglés, charlatans et boutefeux », est beaucoup plus incisif) a été traduite; à ma connaissance, aucune de ses œuvres proprement philosophiques ne l’ a été. Exception faite, à la rigueur, car c’est une œuvre inclassable, de: « I drink, so I am », « Je bois donc je suis », où Scruton dit surtout son amour de la France, de ses paysages et, bien sûr, de ses vins par lesquels s’exprime, s’exhale, l’âme d’un peuple.
Il y a, dans ce livre des pages merveilleuses sur les vins de Bourgogne en général et sur les sublimes Chassagne et Puligny Montrachet en particulier. Parmi ses livres non (encore) traduits, je ne connais rien d’aussi délicieux que ses « Xanthippic dialogues », parodie éblouissante des dialogues platoniciens, où Xanthippe, la femme de Socrate, Périctionè, la mère de Platon, et Phryné, la célèbre hétaïre, tiennent les premiers rôles: livre à la fois plein d’humour et suprêmement philosophique. Tout Scruton est dans cette remarque malicieuse qui clôt sa présentation des « dialogues »: « Si Jacques Derrida est un philosophe et Michel Foucault un historien, alors il est hors de doute que ces dialogues xanthippiques ont réellement eu lieu. » Scruton est présent jusque dans les « index » de ses livres qui contiennent des « entrées » comme celles-ci:
- Amour: absent de l’œuvre de Sartre comme de celle de Lukacs;
- Common law: don de Dieu aux Anglais;
- Constitution: on se fourvoie en l’écrivant;
- Laplace »: hypothétique savant français dont Dieu n’a pas eu besoin;
- Sartre »: Jean-Pol-Pot;
- Gramsci: un des rares dirigeants communistes à n’avoir jamais eu l’occasion de tuer quelqu’un.
Traduit et présenté par J.A., relu par Hervé pour le Saker Francophone
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