Relations de l’occident avec la Russie : Un air de déjà vu


Par Patrick Armstrong − Le 10 Janvier 2019 − Sources orientalreview.org et patrickarmstrong.ca

Je viens de terminer la lecture des mémoires du Général Arnaud de Caulaincourt, qui avait accompagné Napoléon dans son aventure en Russie. Il fut Ambassadeur de France en Russie entre 1807 et 1811, et devint assez proche de l’Empereur Alexandre. Il fut rappelé par Napoléon, et finit par reprendre du service pour lui comme Grand Écuyer [il s’agissait de l’un des principaux dirigeants militaires sous l’Ancien régime, qui tomba en désuétude sous Louis XVIII et Charles X, mais fut rétabli sous l’Empire, NdT].

[Cet article a été originellement publié en anglais sous le titre en français « C’est toujours la même chose » NdT]

Son récit s’ouvre sur une longue conversation avec Napoléon. Juste avant son départ de Saint-Pétersbourg, Alexandre l’avait convoqué pour qu’il transmette un avertissement. De Caulaincourt s’emploie de tout son être – mais sans succès – à faire converger Napoléon à ses vues. Il lui explique qu’Alexandre a déclaré avoir appris une chose de la résistance espagnole face à la France : cette chose était que les autres opposants à Napoléon avaient jeté les armes trop tôt ; ils auraient mieux fait de continuer à se battre. Napoléon n’en fut pas impressionné : ses généraux en Espagne sont des incompétents et son frère (à qui il avait donné le trône d’Espagne) est idiot ; il n’en retire pas d’enseignement plus général et considère l’Espagne comme peu importante dans le Grand Jeu. De Caulaincourt se répète : Alexandre revient toujours sur ce point, en prenant d’autres exemples d’abandons trop rapides, et insiste sur le fait que, si Napoléon envahissait la Russie, il ne se laisserait pas faire ; il se battrait jusqu’au Kamchatka s’il le fallait [la province la plus orientale de Russie, NdT] ; la Russie était immense et le climat très rude. Napoléon insiste : une bonne bataille et elle rendra les armes. Et Napoléon aborde la rancœur des Polonais vis-à-vis de la Russie. De Caulaincourt répond que pour les Polonais qu’il connaît, si vivre dans un pays libre et indépendant serait sans nul doute un idéal, ils ont appris que vivre sous la Russie n’est pas si terrible qu’ils ne l’escomptaient, et qu’une vraie liberté leur coûterait plus cher que ce qu’elle leur apporterait. Puis, sans aucun doute reprenant les mots d’Alexandre, il décrit les termes d’un compromis qui résoudrait les différends entre Napoléon et la Russie ; mais cela n’intéresse pas ce dernier. Après cinq heures de débats sur ces sujets, Napoléon le congédie, mais de Caulaincourt demande de pouvoir ajouter un dernier point : « si vous envisagez d’envahir la Russie (il comprend à présent que Napoléon a déjà pris cette décision), réfléchissez bien aux intérêts de la France ». « Voilà », répond Napoléon, « que vous parlez comme un russe ».

Ma foi, cela ressemble à une situation bien connue, ne trouvez-vous pas ? Le rôle de Napoléon revient aujourd’hui à Washington. (On peut espérer que le retrait de Syrie décidé par Trump marque le début d’un vrai changement. Mais on ne peut qu’attendre et constater ce qui en sera). Nous avons assisté à des années de confiance exagérée sur fond d’ignorance à Washington – à l’image du positionnement de Napoléon – après tout, la Russie n’est qu’une station service qui se prend pour un État, elle ne sait rien faire d’autre et même le Canada, l’Espagne, ou d’autres pays pas très importants ont un PNB plus élevé qu’elle. (La vérité, c’est que depuis l’arrivée de la Russie en Syrie, certains faucons se montrent moins confiants : un exemple récent en réside dans les avertissements d’un groupe de réflexion pour qui la Navy étasunienne ne ferait pas le poids face à la Russie et à la Chine). Mais l’attente générale reste qu’il suffit de pousser un peu plus Poutine pour qu’il finisse par céder : il ne résistera pas jusqu’au Kamchatka. Le rôle de la Russie reste joué par la Russie, bien sûr. Quand au rôle de la Pologne, il est assez bien tenu par l’Ukraine (même si la Pologne semble faire de son mieux pour endosser son propre rôle). L’affirmation de Napoléon, qui veut que la Pologne désire faire la guerre à la Russie, est reflétée aujourd’hui par le régime de Kiev, qui fait de son mieux pour parvenir à ces fins. Mais, comme l’objection de De Caulaincourt sur les vrais Polonais, bien peu d’éléments nous indiquent que les Ukrainiens de la rue auraient vraiment envie de faire la guerre, et on peut suspecter que la majorité serait heureuse de revenir aux temps (misérables, mais pas tant que ça) d’avant la « Révolution de la dignité ». Et qui joue le rôle de l’Espagne, le pays qui n’a toujours pas compris qu’il avait perdu ? On voit plusieurs candidats à jouer ce rôle aujourd’hui : choisissez entre l’Afghanistan, l’Irak et la Syrie.

Mais la chose la plus actuelle dans cette scène du passé, et il la répète plusieurs fois, réside dans le sarcasme de Napoléon, qui veut que De Caulaincourt soit devenu russe : il y a deux siècles, bien avant l’ère de Russia Today, de Sputnik et des publicités Facebook, les calomnies qu’étaient les guerre de l’information et les mèmes et infox de Russie polluaient déjà les esprits occidentaux ! À l’époque, comme aujourd’hui, quiconque déviait de la sagesse en place ne pouvait être qu’un écho aux impostures et mensonges russes.

Comme je vous le disais, les ressemblances m’ont frappé rapidement à la lecture de l’ouvrage de De Caulaincourt. D’un coté se trouve l’homme qui sait de quoi il parle, et qui fait de son mieux pour relayer un message important à son supérieur ; de l’autre coté, cet arrogant qui sait déjà tout, et considère que tout désaccord relève de la russophilie poutiniste. Et en image de fond, les petits roquets qui s’emploient à faire bouger le chien impérial. Sans parler, commodément laissées de coté, des accumulations d’années d’échecs sur d’autres fronts.

Mais je crois que nous connaissons la suite. Napoléon met sur pied une armée (comptant de nombreux polonais), et envahit la Russie. Avec De Caulaincourt à ses cotés à chaque avancée et à chaque recul. Et la Russie démontre (et s’y emploiera de nouveau en 1941) qu’elle ne se considère pas comme défaite. De Caulaincourt nous raconte tout ce parcours. La confiance de Napoléon dans le fait que les Russes se retirent, et qu’il les battra un par un. Les pertes horribles en nombre de chevaux, et l’usure progressive des éclaireurs de la cavalerie. L’invisibilité de l’armée russe. La terre brûlée – De Caulaincourt compare la Grande armée à un vaisseau isolé au milieu d’un immense océan. Les approvisionnements qui n’arrivent pas. Les nouvelles pertes en chevaux. Les distances qui s’accumulent, sans aucune victoire. Les guérillas. Pas de prisonnier. Pas d’information.

Penchons-nous sur Smolensk. Napoléon l’occupe et, après un bref combat (et l’incendie de la ville), en prend possession. David Glanz a démontré avec brio que la Bataille de Smolensk, en 1941, considérée comme une victoire allemande, constituait en réalité le tournant de la défaite pour l’Allemagne, parce que dès lors, la victoire éclair sur laquelle comptait Berlin devenait impossible ; dans une guerre longue, les capacités industrielles considérables de l’URSS entraient en jeu. Et il en fut de même pour Napoléon : trop tard, trop peu, et toujours pas de pourparlers. Mais il continuait de se convaincre lui-même que la paix viendrait après six semaines (il est alors le dernier optimiste de la Grande armée). Des messagers sont envoyés à Alexandre. Aucune réponse. La Grande armée poursuit sa progression à l’Est, cherchant l’affrontement. Voici enfin Borodino, l’un des jours les plus sanglants de l’histoire de la guerre – mais l’armée russe disparaît à nouveau. Il prend Moscou – Alexandre devra bien répondre à présent. Il s’est auto-convaincu – on en a une autre réplique de nos jours – que les nobles russes (les gros hommes d’affaires) vont forcer Alexandre (Poutine) à rendre les armes, à cause de l’étendue de leurs pertes. Mais cela n’arrive pas. Le récit de De Caulaincourt nous expose l’inflexible illusion de Napoléon. En fin de compte, Napoléon abandonne, rentre à la maison, et l’armée russe le suit jusqu’à Paris. Consultez le célèbre graphique.

Napoléon n’a toujours pas compris : l’une de ses plaintes les plus ridicules en atteste, selon lui Kutuzov n’entend rien à la stratégie ; mais ce n’est pas Kutuzov qui s’épuise sur les routes gelées jonchées de matériel abandonné, de chevaux abattus pour leur viande et de cadavres de soldats. « Je l’emporte sur les russes à chaque bataille, mais cela ne me mène à rien ». Remporter chaque bataille et perdre la guerre n’est pas si rare : l’histoire en est remplie, de Darius face aux Scythes jusqu’aux USA face à l’Afghanistan.

Et les avertissements de De Caulaincourt prennent corps. Sauf qu’en fin de compte, Alexandre ne se trouve pas acculé au Kamchatka ; au lieu de cela, il entre dans Paris. Il paraît que le bistro français doit son nom au russe быстро! (vite !). Quoi qu’il en soit, l’histoire est là : les soldats russes étaient dans Paris, et demandaient à ce qu’on les serve rapidement. Il y a déjà des bistros à Washington, alors si Napoléon (les USA/l’OTAN) envahit la Russie (la Russie) sans tenir compte des conseils de De Caulaincourt (beaucoup de gens sur ce site), quel terme culinaire restera-t-il au départ des soldats russes (les Russes) quand ils quitteront Paris ? (Washington) Un Ёлки-Палки à chaque rue ? Des vendeurs de Kvas ambulants ?

Oh, et la Pologne, après 70 000 morts lors de la campagne de Russie, resta partitionnée.

Revenons aux temps contemporains. Napoléon (les USA/l’OTAN) déclare à qui veut l’entendre son désir de paix mais… ces saletés de Russes (les russes) posent problèmes en Pologne (en Ukraine – ou peut-être en Pologne une nouvelle fois ?), il faut qu’on les attaque. Les Espagnols (afghans/irakiens/syriens) se déclarent, quoi qu’en dise Napoléon (les USA/l’OTAN) invaincus à ce stade. Alexandre (Poutine) déclare qu’« il ne tirera pas le premier, mais également [qu’]il sera le dernier à rengainer le sabre ».

Pour citer le Maréchal Montgomery, qui connut plus d’expérience des grandes guerres et des victoires que tout autre général étasunien depuis MacArthur : « Règle n°1 de la page 1 du manuel de guerre : ‘Ne marchez pas sur Moscou’ ». (Et sa deuxième règle, pendant qu’on y est, était : « Ne pas envoyer ses forces terrestres en Chine ». Voici que les politiques de Washington rapprochent toujours plus Moscou et Pékin… Mais ça, c’est une autre histoire).

Je ne connais pas l’identité du prochain Secrétaire d’État étasunien à la Défense, mais j’ai néanmoins un conseil de lecture pour lui.

Patrick Armstrong connut une carrière d’analyste au sein de Département de la défense nationale canadien, spécialisé sur l’URSS et la Russie à partir de 1984. Il fut également conseiller à l’Ambassade du Canada à Moscou de 1993 à 1996. Il a pris sa retraite en 2008, et continue depuis de publier des articles sur la Russie et d’autres sujets voisins.

Note du traducteur

La comparaison a beaucoup de sens, mais on atteint peut-être des niveaux de russophobies inégalées de nos jours. Napoléon avait eu l'intelligence de garder près de lui De Calaincourt malgré ses désaccords et ses sarcasmes à son égard. Ce n'est pas un comportement que l'on observerait aujourd'hui.
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