Qui sont les gagnants et les perdants en Syrie ?


Par M.K. Bhadrakumar – Le 8 novembre 2024 – Source Indian Punchline

L’Iran et la Russie sont les deux grands perdants de l’éviction du président syrien Bachar al-Assad, dimanche, par les groupes islamistes sunnites affiliés à al-Qaïda. Assad s’est enfui à point nommé après avoir donné l’ordre qu’il y ait une passation pacifique du pouvoir. La probabilité est qu’il soit en Russie. En tout cas, un recul de la prise de contrôle islamiste en Syrie est inenvisageable.

Les oligarchies arabes de la région du Golfe sont pleines d’appréhension face à la montée d’une variante de l’islam politique qui pourrait potentiellement leur poser un défi existentiel. Sans surprise, ils se sont tournés vers l’Iran, qu’ils considèrent comme un facteur de stabilité régionale, répondant à l’appel de Téhéran aux États de la région à mettre leurs wagons en cercle pour parer au défi des groupes “Takfiri” (nom de code pour al-Qaïda et l’État islamique dans le récit iranien.) 

Israël et la Turquie sont les plus grands gagnants, ayant établi des liens avec les groupes d’al-Qaïda. Les deux sont bien placés pour projeter leur pouvoir sur la Syrie et s’y tailler leurs sphères d’influence respectives. La Turquie a exigé que la Syrie appartienne au seul peuple syrien — un appel à peine couvert pour le départ de toute présence militaire étrangère (Russe, américaine et iranienne.)

De même, l’administration Biden peut tirer satisfaction du fait que la présence militaire russe ne restera désormais pas incontrôlée avec une situation intenable de perte d’influence entoure les bases militaires de Moscou dans la province syrienne occidentale de Lattaquié.

Il ne fait aucun doute que l’administration sortante à Washington se réjouit par procuration que la présidence entrante de Donald Trump doive faire face à une instabilité et à des incertitudes prolongées au Moyen-Orient, une région riche en pétrole qui est cruciale pour le slogan “l’Amérique d’abord” de la nouvelle politique étrangère de l’administration.

Pour sûr, caché sous la surface de la grande image, il y a plusieurs sous-intrigues, dont certaines au moins sont de disposition contraire. Tout d’abord, les appels renouvelés qui sont entendus conjointement par le groupe d’Astana (Moscou, Téhéran et Ankara) et les capitales régionales pour un dialogue intra-syrien menant à un règlement négocié ont un son irréel dans la mesure où le climat international actuel exclut pratiquement de telles perspectives dans un avenir prévisible. Les États-Unis sont satisfaits du changement de régime à Damas et poursuivront leurs efforts pour les bases russes en Syrie soit fermées.

Deuxièmement, la Turquie a des intérêts particuliers en Syrie en ce qui concerne le problème kurde. L’affaiblissement de l’État syrien, en particulier de l’appareil de sécurité à Damas, offre pour la première fois à la Turquie un passage libre dans les provinces frontalières du nord où opèrent des groupes séparatistes kurdes. Il est évident que l’occupation turque du territoire syrien peut revêtir un caractère permanent et même une quasi-annexion de certaines régions est possible. Ne vous y trompez pas, le Traité de Lausanne (1923) que la Turquie considère comme une humiliation nationale a expiré et l’heure des comptes est venue pour récupérer la gloire ottomane.

Selon toute probabilité, ce qui est en jeu, c’est donc la souveraineté et l’intégrité territoriale du pays et la désintégration de la Syrie en tant qu’État. Il a été rapporté que des chars israéliens ont traversé la frontière vers le sud de la Syrie. Selon les médias israéliens, Tel Aviv a des contacts directs avec les groupes islamistes opérant dans le sud de la Syrie. Ce n’est un secret pour personne que ces groupes ont été encadrés par l’armée israélienne pendant plus d’une décennie.

Ainsi, au mieux, une Syrie tronquée, un État croupion, est à prévoir avec une ingérence extérieure à grande échelle, et dans le pire des cas, le revanchisme turc et l’agression israélienne pris ensemble – plus l’occupation américaine de l’est de la Syrie et une autorité centrale faible à Damas – le pays dans sa forme actuelle, fondé en 1946, pourrait tout à fait disparaître de la carte du Proche-Orient.

En fait, les États du Golfe et l’Égypte ont des raisons de s’inquiéter d’un Printemps arabe 2.0, c’est-à-dire des oligarchies renversées et remplacées par les groupes islamistes militants. Leur niveau de confort avec Téhéran s’est sensiblement approfondi. Mais, bien sûr, les États-Unis vont contrer cette tendance régionale qui, autrement, isolerait Israël dans la région.

La Russie est pragmatique et une déclaration du ministère des Affaires étrangères dimanche a fortement laissé entendre que Moscou avait un plan B pour renforcer sa présence militaire en Syrie. Fait intéressant, la déclaration a souligné que Moscou est en contact avec tous les groupes d’opposition syriens. La déclaration a scrupuleusement évité d’utiliser le mot “terroriste”, que les responsables russes utilisaient pourtant librement pour caractériser les groupes syriens qui ont pris le contrôle de Damas.

L’ambassade de Russie à Damas n’est pas en danger. Il est tout à fait concevable que les services de renseignement russes qui sont traditionnellement très actifs en Syrie — pour des raisons évidentes — aient déjà commencé à sensibiliser Moscou à une transition du pouvoir à Damas et aient maintenu des contacts avec les groupes islamistes d’opposition, nonobstant la rhétorique publique stridente.

En comparaison, l’Iran subit un sérieux revers dont il lui sera difficile de se remettre de sitôt, car l’ascendant des groupes sunnites entraînera un nouveau calcul du pouvoir en Syrie, viscéralement hostile à Téhéran. L’évacuation des diplomates suivie de la prise d’assaut de l’ambassade d’Iran à Damas parle d’elle-même. En effet, Israël n’épargnera aucun effort pour s’assurer que l’influence iranienne soit vaincue en Syrie.

Le cœur du problème est que l’influence régionale de l’Iran diminue considérablement à mesure que les groupes de résistance (qui sont en grande partie chiites) deviennent sans gouvernail et désillusionnés. Cela fonctionne non seulement à l’avantage d’Israël, mais déclenche également un changement dans l’équilibre des forces au niveau régional.

Ce qui est étonnant, c’est que l’Iran n’ait pas anticipé la tournure des événements. Le conseiller du guide suprême Ali Larijani s’était en fait rendu à Damas et avait rencontré Assad pour réitérer le soutien total de Téhéran pour arrêter les forces islamistes qui s’approchaient déjà des portes de la ville.

M.K. Bhadrakumar

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone

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