Trop de revendications de victoire commencent à paraître suspectes
Par Ugo Bardi – Le 1 décembre 2019 – Source CassandraLegacy
Les théoriciens du pic pétrolier ont toujours été le punching-ball préféré des grands experts du pétrole, mais récemment, les attaques contre l’idée du pic pétrolier ont commencé à devenir si fortes et si répandues que je commence à penser qu’il doit y avoir quelque chose qui cloche dans le monde du pétrole aujourd’hui. À titre d’exemple particulièrement significatif, je peux citer un article récent de Michael Lynch sur Forbes. Je comprends que certaines personnes ont un os à ronger et elles veulent le ronger proprement, mais là c’est un peu trop. M. Lynch est certainement convaincu que ses opinions sur le pic pétrolier sont justifiées, mais il est peut-être trop tôt pour faire un tour de piste en criant victoire.
Pourtant, certaines allégations de grande abondance de pétrole semblent fondées non seulement sur le plaisir de dénigrer les théoriciens de la théorie du pic pétrolier, mais aussi sur des données considérées comme réelles. À titre d’exemple, voir un article récent du Financial Times où l’on peut lire ceci :
Les États-Unis ont cimenté leur statut d’exportateur net sur les marchés mondiaux du pétrole, un revirement radical par rapport aux années précédentes qui pourrait affecter leurs liens avec leurs alliés étrangers.
Vous vous interrogez peut-être sur la logique de l’utilisation du terme « cimenté », qui signifie consolider quelque chose qui existe déjà. En effet, les affirmations selon lesquelles les États-Unis auraient atteint leur « indépendance énergétique » en termes de pétrole brut étaient devenues courantes après que la production américaine eut dépassé les importations – ce qui ne signifiait rien, bien sûr, il s’agissait d’un pur forage d’un puits sec. A cette époque, les États-Unis avaient, et ont toujours, un déficit de près de 3 millions de barils de pétrole en termes de balance importation/exportation, comme vous pouvez le voir dans la figure ci-dessous. (image de SeekingAlpha)
Les données de l’EIA pour le pétrole brut confirment qu’en novembre de cette année, les États-Unis avaient un DÉFICIT de 2,7 millions de barils par jour dans le bilan importations/exportations. Alors, comment le FT peut-il prétendre que les États-Unis sont un exportateur net ? Simple : dans la catégorie « pétrole », ils regroupent le pétrole brut et les produits pétroliers. Ces derniers comprennent les produits des raffineries tels que le kérosène, le carburant diesel, les lubrifiants, etc. Et, en effet, récemment, la somme des exportations de ces deux catégories a touché et légèrement dépassé la courbe des importations de pétrole brut.
Cela signifie-t-il que les États-Unis sont désormais « indépendants sur le plan énergétique » en ce sens qu’ils exportent plus de pétrole qu’ils n’en importent ? Pas du tout. Ce ne serait vrai que si les produits exportés étaient entièrement fabriqués avec du pétrole américain – ce qui ne peut évidemment pas être le cas. La production américaine, de nos jours, provient en grande partie du pétrole de schiste, qui est un pétrole léger. Mais les raffineries préfèrent utiliser du pétrole lourd, qui est importé du Canada et d’autres régions en dehors des États-Unis [Notamment du Venezuela ou même de Russie, NdT]. Les produits raffinés fabriqués à partir de ce pétrole peuvent être considérés comme des « exportations de pétrole », mais ce n’est pas du pétrole qui a été produit aux États-Unis. Si ce qui compte, c’est l’indépendance énergétique des États-Unis, il est évident que ce n’est qu’une ruse pour faire croire que les États-Unis produisent plus qu’ils ne produisent réellement.
Il est vrai que la production pétrolière américaine ne cesse d’augmenter, jusqu’à présent, mais pendant combien de temps peut-elle continuer à croître ? En effet, il semble y avoir un excès suspect de jubilation dans ces allégations d’abondance de pétrole. Pourrait-il s’agir d’une tentative de couvrir de gros problèmes ? Difficile à dire, mais une chose est impressionnante : 2019 devrait être la première année depuis dix ans – depuis la grande récession de 2009 – où la production mondiale de pétrole aura diminué (données de Ron Patterson).
L’histoire du pic pétrolier a été une guerre des opinions et nous savons que les guerres sont gagnées par ceux qui gagnent la dernière bataille. Sommes-nous en train de regarder de l’autre côté de la courbe de croissance ?
Ugo Bardi enseigne la chimie physique à l’Université de Florence, en Italie, et il est également membre du Club de Rome. Il s’intéresse à l’épuisement des ressources, à la modélisation de la dynamique des systèmes, aux sciences climatiques et aux énergies renouvelables.
Traduit par Hervé pour le Saker Francophone