Quelques réflexions sur le rôle des États-Unis en Ukraine et en Europe


Par Moon of Alabama − Le 7 juin 2022

Craig Murray affirme, à juste titre, que le président américain Joe Biden s’emploie à prolonger la guerre en Ukraine :

La nouvelle position ukrainienne, selon laquelle il n’y aura pas d’accord de paix sans récupération de la Crimée, a mis fin pour l’instant à tout espoir de cessez-le-feu rapide. Il s’agit d’un objectif militairement irréalisable. Je ne peux imaginer aucun scénario dans lequel la Russie perdrait de facto la Crimée sans risquer une guerre nucléaire mondiale.

 

Ce coup porté au processus de paix a été un revers pour Ankara, et je dois dire que toutes les sources avec lesquelles j’ai parlé pensent que les Ukrainiens agissaient sur la base d’instructions transmises à Zelensky par le secrétaire à la défense Lloyd Austin, qui a ouvertement déclaré vouloir que la guerre épuise les capacités de défense russes.

 

Une longue guerre en Ukraine est bien entendu dans l’intérêt du complexe militaro-industriel américain, dont les sources de revenus qu’étaient l’Afghanistan, l’Irak et la Syrie se sont taries. Elle répond également à l’objectif stratégique d’endommager gravement l’économie russe, même si une grande partie de ces dommages sont mutuels.

Ce que Craig ne comprend pas, c’est que cette guerre va au-delà de l’intérêt de l’industrie de l’armement. Elle permet aux États-Unis de contrôler, au moins temporairement, l’Europe et ses sources d’énergie.

Wolfgang Streeck jette un regard sur le destin de l’UE après l’Ukraine. Décrivant son évolution au fil des décennies, il prend note de l’énorme erreur commise par l’UE lors de la guerre en Ukraine, en permettant aux États-Unis et à l’OTAN de « diriger » la réponse :

Alors que les tensions augmentaient autour de l’Ukraine, visibles dans le rassemblement des troupes russes aux frontières ukrainiennes, les pays d’Europe occidentale, prenant cela pour une évidence, ont donné procuration aux États-Unis, leur permettant par le biais de l’OTAN d’agir en leur nom et pour leur compte. Maintenant, alors que la guerre s’éternise, l’Europe, organisée en une Union européenne subordonnée à l’OTAN, va se retrouver dépendante des bizarreries de la politique intérieure des États-Unis, une grande puissance en déclin qui se prépare à un conflit mondial avec une grande puissance montante, la Chine.

L’UE n’a absolument pas reconnu que la guerre est menée pour les intérêts des États-Unis qui l’utilisent comme une arme contre la souveraineté de l’Europe :

Quels seront les buts de guerre des États-Unis, agissant pour et avec l’Europe par le biais de l’OTAN ? Ayant laissé à Biden le soin de décider en son nom, le sort de l’Europe dépendra du sort de Biden, c’est-à-dire des décisions, ou des non-décisions, du gouvernement américain.

 

À défaut de ce que les Allemands de la Première Guerre mondiale appelaient un Siegfrieden – une paix victorieuse imposée à un ennemi vaincu, comme en rêvent probablement aux États-Unis les néoconservateurs et les impérialistes libéraux de l’école d’Hillary Clinton – Biden pourrait opter, voire préférer, une impasse prolongée, une guerre d’usure qui maintiendrait la Russie et l’Europe occidentale, en particulier l’Allemagne, engagées l’une contre l’autre.

 

Une confrontation durable entre les armées russes et ukrainiennes, ou « occidentales », sur le sol ukrainien, unirait l’Europe sous l’égide de l’OTAN et obligerait commodément les pays européens à maintenir des niveaux élevés de dépenses militaires. Elle obligerait également l’Europe à maintenir des sanctions économiques de grande envergure, voire paralysantes, à l’encontre de la Russie, ce qui aurait pour effet secondaire de renforcer la position des États-Unis en tant que fournisseur d’énergie et de matières premières de toutes sortes à l’Europe.

 

En outre, une guerre permanente, ou une quasi-guerre, empêcherait l’Europe de développer sa propre architecture de sécurité eurasienne, incluant la Russie. Elle cimenterait le contrôle américain sur l’Europe occidentale et écarterait les idées françaises de « souveraineté stratégique européenne » ainsi que les espoirs allemands de détente, qui présupposent tous deux une sorte de règlement avec la Russie. Enfin, et ce n’est pas le moins important, la Russie serait occupée à préparer des interventions militaires occidentales, en dessous du seuil nucléaire, à sa périphérie étendue.

Cette reddition inconditionnelle de l’UE et de ses États membres au commandement et au contrôle américains est bizarre. Lorsque les effets de la guerre se feront sentir, il y aura un sérieux retour de bâton contre Bruxelles. Au vu de toutes les contradictions au sein de l’UE et de son conflit interne avec ses membres de l’Est, la viabilité du projet européen est désormais sérieusement remise en question. Il pourrait encore l’être, sous une forme réduite, si la Russie décidait de réduire la taille de l’OTAN.

L’erreur la plus grave a été commise lorsque l’UE, avant la guerre, a convenu avec les États-Unis d’imposer à la Russie des sanctions qui feraient plus de mal à l’Europe qu’à la Russie. On est passé complètement à côté de la situation dans son ensemble.

Alastair Crooke écrit que cela va entraîner un changement dans la façon dont le monde « occidental » a fonctionné jusqu’à présent :

Les dirigeants européens doivent se rendre compte de leur situation difficile : Ils ont peut-être « raté le coche » pour obtenir une « solution » politique. Mais ils n’ont pas « raté le coche » en ce qui concerne l’inflation, la contraction économique et la crise sociale dans leur pays. Ces orages se dirigent dans leur direction, à pleine vitesse. Les ministères des affaires étrangères de l’UE ont-ils réfléchi à cette éventualité ou ont-ils été emportés par l’euphorie et le récit crédible du « méchant Poutine » émanant des pays baltes et de la Pologne ?

 

Voilà où nous voulons en venir : La fixation sur l’Ukraine n’est essentiellement qu’un vernis collé sur les réalités d’un ordre mondial en décomposition. Ce dernier est la source du désordre général. L’Ukraine n’est qu’une petite pièce sur l’échiquier, et son issue ne changera pas fondamentalement cette « réalité ». Même une « victoire » en Ukraine ne conférerait pas l' »immortalité » à l’ordre néolibéral fondé sur des règles.

Crooke cite l’ancien chroniqueur du Financial Times, Wolfgang Münchau, qui admet que « l’Occident », et lui-même, ont complètement sous-évalué le rôle économique de la Russie sur le marché mondial :

Les sanctions occidentales étaient fondées sur une prémisse formellement correcte mais trompeuse, à laquelle j’ai moi-même cru, du moins jusqu’à un certain point : La Russie est plus dépendante de nous que nous le sommes d’elle. La Russie a plus de blé qu’elle ne peut en manger, et plus de pétrole qu’elle ne peut en brûler. La Russie est un fournisseur de produits primaires et secondaires, dont le monde est devenu dépendant. Le pétrole et le gaz sont les principales sources de revenus des exportations russes. Mais notre dépendance est plus aiguë dans d’autres domaines : l’alimentation, mais aussi les métaux et terres rares. La Russie n’est monopoliste dans aucune de ces catégories. Mais lorsque le plus grand exportateur de ces produits disparaît, le reste du monde connaît des pénuries physiques et une hausse des prix. …

 

Avons-nous réfléchi à tout cela ? Les ministères des affaires étrangères qui ont élaboré les sanctions ont-ils discuté à un moment donné de ce que nous ferions si la Russie bloquait la mer Noire et ne permettait pas au blé ukrainien de quitter les ports ? Avons-nous élaboré une réponse commune au chantage alimentaire russe ? Ou avons-nous pensé que nous pouvions répondre de manière adéquate à une crise de famine mondiale en pointant du doigt Poutine ? …

 

J’en ai conclu que nous sommes tous trop liés pour pouvoir nous imposer des sanctions les uns aux autres sans nous faire du mal. Vous pouvez soutenir que cela en vaut la peine. Si c’est le cas, vous ressemblez à un professeur d’économie titulaire qui affirme qu’une hausse du chômage est un prix à payer.

Les résultats catastrophiques des sanctions étaient prévisibles et ont été prédits.

Maintenant que le cheval est sorti de l’écurie, nous ne devons pas fermer la porte, dit M. Münchau, mais offrir quelque chose qui incite le cheval à revenir volontairement :

Si nous ne concluons pas un accord avec Poutine, avec la levée des sanctions à la clé, je vois le risque que le monde soit soumis à deux blocs commerciaux : l’Ouest et le reste. Les chaînes d’approvisionnement seront réorganisées à l’intérieur de ces deux blocs. L’énergie, le blé, les métaux et les terres rares de la Russie seront toujours consommés, mais pas ici. Nous garderons les Big Macs.

 

Je ne suis pas sûr que l’Occident soit prêt à affronter les conséquences de ses actions : inflation persistante, réduction de la production industrielle, baisse de la croissance et hausse du chômage. Pour moi, les sanctions économiques ressemblent au dernier hourra d’un concept dysfonctionnel connu sous le nom d’Occident. La guerre en Ukraine est le catalyseur d’une déglobalisation massive.

Au lieu de cela, l’Europe discute de la meilleure façon de brûler son écurie.

Moon of Alabama

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.

   Envoyer l'article en PDF   

1 réflexion sur « Quelques réflexions sur le rôle des États-Unis en Ukraine et en Europe »

  1. Ping : Quelques réflexions sur le rôle des États-Unis en Ukraine et en Europe – PAGE GAULLISTE DE RéINFORMATION . Les médias nous manipulent et nous mentent, sachons trier le bon grain de l ivraie

Les commentaires sont fermés.