Quelle politique étrangère pour l’Allemagne?

Par Toma pour le Saker Francophone – 17 janvier 2015

Du milieu du XIXe siècle jusqu’en 1989, la question allemande a été au cœur de la diplomatie et des conflits européens et donc la politique étrangère de l’Allemagne a joué un rôle important dans la formation de l’Europe contemporaine.

Pourtant, l’Allemagne en tant qu’État-nation n’a véritablement existé que depuis 1871, lorsque le Reich a été proclamé dans la galerie des Glaces du château de Versailles. Mais la construction de l’unité allemande a été un enjeu important des relations européennes avant cette date, avec la révolution de 1848 d’une part, et l’arrivée au pouvoir de Bismarck d’autre part. Elle a conditionné les relations austro-prussiennes puis les relations franco-prussiennes. Otto von Bismarck, chancelier prussien à partir de 1862, a voulu faire l’unité allemande par « le fer et le sang », ce qui a provoqué des tensions avec les États susceptibles de faire obstacle à cette unité et à la grandeur de l’Allemagne. Le jeune Empire allemand n’aura ensuite de cesse d’être reconnu à l’égal des autres nations dans la diplomatie européenne. Cette volonté est une constante de la diplomatie allemande même si, de 1945 à 1990, elle n’a pu s’exercer que dans le cadre d’une « souveraineté limitée. » (1)

La politique allemande moderne semble débuter en 1948. Et aujourd’hui, la question revient: quelle politique l’Allemagne veut-elle appliquer après 1990 et sa réunification?

Il est difficile d’aborder cette problématique sans savoir qui domine la scène politique allemande depuis cette époque, et donc sans parler de la CDU (Droite chrétienne-démocrate). Sur vingt-deux élections à la Chancellerie depuis 1949, ce parti, bâti sur des restes politiques du Troisième Reich – comme le SPD (Gauche Sociale-Démocrate) –, n’en a perdu que sept. Il existe d’ailleurs une liste des anciens nazis de la NSDAP (Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei), actifs dans les gouvernement de l’après-guerre. (2)

Est-ce important de nos jours? À mon avis, oui, comme on le verra plus loin.

Longtemps vue comme un modèle, en France et ailleurs, l’Allemagne joue-t-elle un rôle politique en adéquation avec ce que l’Europe veut et ce dont elle a besoin aujourd’hui et pour le futur? La capacité de l’Allemagne à rassembler la gauche et la droite dans une grande coalition afin de sortir le pays des troubles consécutifs  à sa réunification a souvent été présentée comme une solution pour surmonter les moments difficiles. Actuellement, cette capacité se manifesterait davantage par la volonté de faire payer la réunification au peuple allemand, par la mise au pas de la gauche et de la droite et par l’imposition de son modèle économique basé sur l’importation, qui fait souffrir tous les peuples de l’Union européenne.

Est-ce encore le cas aujourd’hui? Le modèle représentatif et décentralisé allemand comporte sûrement des avantages. Pourtant, ces dernières années, quelques changements ont eu lieu, notamment après les dernières élections européennes et le retour de ce qu’on nomme les « extrêmes ». Je mets le terme entre guillemets parce que nous ne sommes pas en présence de partis se basant sur une idéologie antidémocratique au premier sens du terme. En effet, ils proposent une alternative rafraîchissante au discours monotone ambiant, qui fait se confondre tous les grands partis dans un ventre mou. Le parti  conservateur de Merkel va-t-il apprécier?

Les extrêmes pourraient-ils recentrer le débat?

L’Allemagne en dehors des deux plus grands partis, du type de ceux présents un peu partout en Europe, une gauche et la droite, possède aussi un champ politique qui a évolué ces dernières années.

Les petits partis en Allemagne

Classiquement allié de la CDU-CSU, le FDP (les libéraux) propose généralement plus de liberté pour tous, mais surtout pour le marché et le big business, ce qu’il masque sous de beaux slogans. Le parti a été écrasé aux dernières élections par Merkel et le nouveau parti AfD (Alternative pour l’Allemagne) – on y reviendra plus bas. La crise bancaire de 2008 a fini d’achever ce parti considéré comme celui des banquiers.

Les Verts (Grüne) semblent en perte de vitesse partout. Ils paient le prix d’une boboïsation certaine du parti et d’un oubli opportun des problèmes prolétaires et basiques des Allemands après les dures années Schröder (lois Hartz). On note aussi la fin de l’effet Fukushima, qui avait vu le parti atteindre des sommets et même réussir à faire sortir le pays du nucléaire. Hélas, quatre ans plus tard, on observe un doublement du prix de électricité, dû à la volonté politique de la majorité de la CDU et de Merkel de ne pas réorganiser un marché des énergies alternatives sponsorisé par l’État (donc les impôts), qui coûte très cher à subventionner et profite aux grands producteurs. Tout cela semble avoir détourné beaucoup d’électeurs des Verts, qui voulaient décentraliser une énergie verte productible par tous, et pas uniquement par les géants du secteur.

Le parti d’extrême droite, le NPD, n’a que peu de chance de gouverner. (Mais on ne sait jamais: après l’Ukraine, tout est possible!)

Le Parti des Pirates ne connaît, hélas, pas le même succès que dans certains pays scandinaves.

Mais les deux partis qui m’intéressent plus particulièrement sont l’AfD (Alternative für Deutschland) et Die Linke, la vraie gauche.

L’AfD a été fondée le 15 septembre 2012, elle est donc le dernier parti ayant pris une place importante dans le paysage politique allemand. Lors des élections européennes de 2014, après sa première campagne (!), le parti recueille 6,5% des voix et peut donc envoyer ses premiers représentants au Parlement. Formé au départ par des chercheurs, des analystes de divers horizons et autres professeurs et docteurs, il se compose de personnalités qui n’ont pas trouvé les réponses adéquates aux problèmes actuels de l’Allemagne dans les formations politiques présentes. Les médias les rangent rapidement à droite de la droite conservatrice du parti de Merkel, la CDU, et certains les voient même comme carrément à l’extrême-droite. Comme s’il ne devait pas y avoir d’espace démocratique disponible à la droite de la CDU…

Selon moi, ils oscillent entre la droite de la CDU sur certains points, et le SPD sur certaines questions sociales. Leur discours semble d’une logique toute simple, un peu comme un Poutine des petites gens. Peu de langue de bois: même quand ça fait mal, tant pis, si c’est la vérité, il faut la dire.

Les grandes lignes de l’AfD que retiennent de nombreux électeurs sont l’euroscepticisme et un certain refus du laisser-faire dans la politique migratoire. Pas d’analogie avec le FN français, pourtant, aucun dérapage du genre de ceux de Jean-Marie Le Pen. Ce parti se rapprocherait plutôt de l’UKIP anglais de Nigel Farage, tout en gardant à l’esprit que la position de l’Allemagne est différente: elle est dans la zone euro et davantage au centre de l’UE que la Grande-Bretagne. L’AfD veut une Europe et un euro différents plutôt que d’en sortir comme le demande le FN, sans savoir expliquer exactement comment y parvenir.

Le parti reste extrêmement conservateur, mais nullement anti-démocratique dans son programme politique: il prône la réduction de la dette, la non-thématisation de l’homosexualité et du genre à l’école primaire, une immigration choisie de diplômés formés, l’introduction de consultations populaires et du référendum sur un modèle suisse…

Concernant la politique étrangère, l’AfD écrit sur son site internet officiel:

Dans les domaines de la politique internationale où le droit européen rend les nations responsables, la politique étrangère et sécuritaire doit être orientée selon les intérêts nationaux (des pays membres).

La politique extérieure de l’UE doit représenter un compromis des différents intérêts nationaux. A partir de là, l’Allemagne doit garder un bon voisinage avec la France ainsi qu’avec tous ses autres voisins, dont les USA. Le rapport avec la Russie est nuancé. Le lien de l’Allemagne avec l’Ouest ne doit pas l’empêcher de porter attention à ses voisins de l’Est, les problèmes entre la Russie et ses anciens voisins de l’Union soviétique doivent être résolus entre eux. Cela concerne aussi toutes discussions sur un accord d’association ou l’accès a une organisation.

L’AfD soutient l’OTAN comme organisme de défense commune.

Sur l’Europe, l’UE ne signifie pas nécessairement devoir choisir entre Europe et Allemagne, et cette dernière n’a pas pour but de se diluer dans l’UE. L’idée de l’UE était très positive a ses débuts, la direction dans laquelle elle s’est développée est loin de cette idée. (3)

L’AfD décide de soutenir une solution diplomatique et refuse l’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN.

Lors de son discours, Bernd Lucke, porte-parole du parti, oppose sa volonté de trouver une solution diplomatique à l’affaire ukrainienne plutôt que l’immixtion grossière prônée par certains pays européens en s’invitant place du Maidan, avec pour seule conséquence d’envenimer les choses. Il compare la situation ukrainienne avec le référendum germano-danois du début du XXe siècle qui a établi la frontière entre les deux pays, et le référendum en Crimée, rappelant que la décision d’intégrer celle-ci à l’Ukraine fut prise par l’URSS de manière non démocratique. (4)

Le parti le plus à gauche est Die Linke.

Die Linke, parti soi-disant d’inspiration communiste et héritier du SED est-allemand (Parti socialiste unifié d’Allemagne), est plus à gauche que le SPD. Il a su se rénover, mais a longtemps traîné les vieilles casseroles des anciens cadres est-allemands: beaucoup d’entre eux avaient eu un lien avec la Stasi ou avec une personne trop proche d’elle, ou ayant travaillé avec elle. On oublie cependant qu’une grande partie de la classe politique allemande d’après-guerre, et notamment dans la CDU, est issue des rangs de la NSDAP, le parti nazi. La CDU devrait donc rester discrète dans ses propos contre Die Linke et Oskar Lafontaine, par exemple. La dénazification a probablement été aussi efficace que la loi de lustration de Kiev, avec plus d’exceptions que de règles, comme le rappelle assez justement La Voix de la Russie . (5)

C’est encore un exemple de la mémoire sélective de l’histoire des grands partis classiques. Selon Madame Göring Eckhardt de la CDU, l’évaluation par Die Linke de la politique de Washington, qui serait perfectible, de la colonisation israélienne, son refus de soutenir les drones étasuniens, qu’elle met en parallèle avec les fautes de la DDR comme Etat de non-droit, fait de ce parti, dans la politique allemande actuelle, une formation anti-atlantiste, anti-américaniste, antisémite, raciste et dictatoriale – rien que ça! –, et donc non démocratique. (6) Quand on vous dit que la CDU adore Die Linke et particulièrement Oskar Lafontaine!

La position en politique étrangère de Die Linke est encore plus tranchée que celle de l’AfD.

Depuis des semaines, on assiste à une escalade du conflit en Ukraine, et cela va continuer, car les intérêts de l’OTAN, de l’UE, des USA et de la Russie déstabilisent le pays. D’un  côté, l’UE et l’OTAN essaient d’attirer l’Ukraine dans leur orbite. D’un autre, la Russie tente de garder accès a ses points stratégiques en tenant l’OTAN à distance. L’avancée de l’OTAN vers l’Est est vue comme une menace. Des forces fascistes ont pu utiliser ce momentum à leur avantage… Quarante-six personnes sont mortes dans l’incendie provoqué par des extrémistes de droite dans la maison des syndicats d’Odessa. (7)

Même si Merkel semble ignorer certaines choses jusque dans son camp, c’est sûrement avec son accord, et pour ne pas laisser le champ libre à 100% à une AfD qui monte, que Hans Peter Friedrich, chef de file du parti en Bavière, s’est exprimé en opposition au discours de Nouvel An de Mme Merkel.  Il a critiqué le mouvement pour son support à Pediga, la manifestation fourre-tout qui débuta a Dresde. En effet,  Aleksandr Gauland, de l’AfD, trouve que « Merkel est en train de juger des gens qu’elle ne connaît pas, en les regardant de haut ».

Si on ajoute à cela le dérapage verbal sur l’obligation faite aux immigrés de parler allemand jusque dans leur salon, il semble que depuis peu, la CSU bavaroise aime les incidents « à la FN ». Bizarre. A l’opposé, les « Verts » disent que la CDU le fait exprès, dans le but de renforcer l’AfD. Pour le moment, la CDU crie haut et fort qu’une alliance AfD-CDU/CSU-Liberalen est impossible. Mais en politique… Je vous renvoie à ce que j’écris plus bas sur Die Linke et le SPD.

En bon mauvais perdant, la CDU a réagi à la première nomination historique d’un ministre-président émanant de die Linke – désormais allier avec le SPD et Grüne – Bodo Ramelow (8), en Thuringe, par une photo-montage publiée sur Tweeter. Tankred Schipanski, chef de la CDU en Thuringe, a publié l’image de Peter Fetcher, mort en essayant de traverser le mur de Berlin en 1962. Dans un style très Die Linke, puisque ce tweet reprend le dessin de l’affiche électorale de ce parti, de manière non officielle évidement, avec le texte: « Nous vous porterons à bout de bras durant les années qui viennent, promis! » (9)

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Enfin, cerise sur le gâteau, il est impossible de faire discuter ensemble, sur un plateau de télévision, des membres de la CDU et de Die Linke: les premiers demandent systématiquement aux seconds de prononcer la phrase suivante: « Je reconnais que la DDR était un Etat de non-droit. » Personne, chez Die Linke, ne semble vouloir le faire sans y apporter des précisions (à ce propos, je renvoie de nouveau à mon commentaire sur les origines nazies des partis et à la vidéo (5)). Les hommes et les femmes politiques de la CDU blâment les membres du SPD et leur demandent comment ils osent s’allier à ce parti qui ne reconnaît pas « ses fautes » et ils posent la même question aux Verts. Jusqu’à maintenant, les Verts et le SPD ont toujours démenti s’associer avec Die Linke, mais hélas ils ont dû le faire, vu que Die Linke était le premier parti du Land, contre toutes les prédictions du parti de Merkel.

PERSPECTIVES

Si la débâcle de la CDU devait être aussi impressionnante que les réactions inadéquates et disparates de ces derniers jours, il est possible qu’on se dirige vers un rééquilibrage de la politique allemande, forcée par une coalition qui ne serait pas gauche-droite. Et au-delà, cela modifierait la politique étrangère en Europe, dans un sens plus réaliste et plus terre-à-terre, surtout à l’égard de la Russie et de l’islam. Malheureusement, ce changement risque de se conjuguer avec un durcissement dans la politique des partis, ceux-ci auront tendance à radicaliser les opinions dans la population en recourant à de nombreux amalgames. Pour ma part, je serais soulagé si une partie de la population, qui ne soutient pas les positions politiques illogiques du système actuel, avait enfin la possibilité de s’exprimer en votant pour l’AfD et Die Linke, et le faisaient! Bien sûr, cela déplaîrait fortement à tout l’appareil politico-médiatique. On remarque déjà une émulation mutuelle – et cela risque de durer jusqu’aux élections de 2017 – pour ne pas débattre ouvertement des choses. Et notamment de la question de Pediga, qui empoisonne la vie politique de la CDU depuis deux mois et qui sera encore plus mise en avant après la tuerie très professionnelle de Charlie Hebdo. (NB: cet article est antérieur à l’ événement).

Toma Relu par jj

(1) Introduction à la politique étrangère allemande, source wikipedia.org
(2) Personnel politique issu du NSDAP, source wikipedia.org
(3) Site officiel du parti AfD, Alternative fuer Deutschland
(4) Vidéo du discours de Bernd Lucke, porte parole de l’AfD
(5) Le théatre de l’absurde en politique Ukrainienne
(6) Vidéo du débat télévise entre Eckhart et Lafontaine
(7) Site officiel du parti Die Linke
(8) Election Die Linke, Bodo Ramelow
(9) Le tweet de Shipanski

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