Pourquoi Charlie Hebdo m’offense autant que les terroristes

Par Jiwan Kshetry 15 janvier 2015

Il va sans dire que le nouveau cercle d’iconoclastes qui condamnent la bravade injustifiable de Charlie Hebdo, auquel se joint le présent auteur, détestent les terroristes largement tout autant que n’importe qui d’autre et il est hors de question de justifier leurs gestes macabres. Il s’agit seulement de rappeler à ceux qui soutiennent triomphalement la liberté d’expression absolue, que si vous semez du poison vous ne pouvez pas vous attendre à récolter autre chose.

Peut-il y avoir quelque chose de plus haïssable que le meurtre brutal, à la Kalashnikov, de journalistes utilisant leurs crayons et stylos ? Pour emprunter les mots d’un homme ordinaire, peut-il y avoir quelque chose de plus choquant qu’une bande de terroristes essayant d’appliquer à des non-croyants la loi du blasphème avec des AK-47 ? Devrions nous laisser à des psychopathes le soin de décider des limites que nous devrions imposer à notre liberté d’expression?

Tout à coup, de très nombreuses personnes de par le monde se posent ces questions. Les médias de masse du monde entier les ont multipliées et amplifiées d’une telle façon, qu’un autre groupe de personnes, éprouvant vis-à-vis de ce sujet des sentiments ambivalents, se sent de plus en plus coupable de ne pas être aussi choqué par les tueries en France que le groupe précédent, parce qu’il ne contribue ainsi pas suffisamment à la préservation du caractère sacré de la liberté d’expression dans le monde.

Ainsi, ne s’agit-il donc, dans les meurtres de Charlie Hebdo, que de terroristes essayant d’appliquer les lois du blasphème au monde entier pour museler la liberté d’expression? Cela semble être le cas si l’on considère toute la saga hors de son contexte et qu’on se limite à comprendre les événements uniquement dans le champ de la pensée unique conventionnelle, telle qu’elle nous est imposée par les médias de masse [l’industrie médiatique de l’oligarchie, NdT]. La réalité est cependant bien plus complexe et il n’y a pas de réponse évidente aux questions qui sont posées.

Avant d’entrer dans le sujet épineux de la liberté d’expression en opposition à la sacralité des fois religieuses, il me faut tout d’abord clarifier ceci: je ne suis pas musulman. Un peu de quasi-journalisme m’a tanné le cuir et je suis ainsi difficile à offenser. Même lorsque je le suis, je le garde principalement pour moi et il est au delà de mes possibilités de déchiffrer la psyché des gens capable de commettre des actions extrêmes, comme se faire exploser lorsqu’ils sont offensés par d’autres. Vous pouvez me considérer comme le prototype d’un citoyen tolérant dans ce monde de plus en plus intolérant.

S’occuper de ses propres affaires et laisser les autres s’occuper des leurs, c’est ainsi que je montre au monde que je suis un citoyen tolérant et pacifique. Si je commence à dicter aux autres la façon dont ils devraient s’occuper de leurs affaires, je ne suis plus tolérant et pacifique. Si je continue a dire que je suis tolérant, alors il s’agit d’une pure hypocrisie et d’une moquerie des valeurs authentiques de la tolérance. Mon attachement à ma foi ne ressemble pas à celle des musulmans ou à quelque autre foi dans le monde. Elle ne ressemble pas à celle des juifs, des chrétiens, des hindous, des jaïnistes, des bouddhistes, et ainsi de suite. En revanche, je n’ai aucun problème avec leur façon de vivre leurs fois respectives : certain se livrent à l’idolâtrie, d’autres condamnent, certains affirment un dieu unique, d’autres en affirment plusieurs, et ainsi de suite.

Je suis pourtant très offensé par ce que Charlie Hebdo a été et est encore capable de faire et, pour être honnête, bien plus que par ce qu’ont fait les terroristes qui ont dévasté les bureaux du magazine. La dichotomie arbitraire, propagée par les médias de grande audience, entre les gens qui défendent la liberté d’expression en montrant leur solidarité à Charlie Hebdo et ceux qui sont prêts à sacrifier leur liberté, que se soit par indifférence ou par complicité passive avec les terroristes criminels, est à mon sens un canular. Ils apparaissent de plus en plus comme les deux extrêmes du même spectre d’intolérance et d’absence de sensibilité aux croyances et à la foi d’autrui.

Que font Charlie Hebdo et les publications européennes similaires? Ils condamnaient et condamnent encore littéralement les gens pour leur foi. Si 1,3 milliard de musulmans dans le monde croient que dépeindre l’apparence physique de leur Prophète est blasphématoire (sans parler des représentations abominables de Mohammed nu, prosterné avec ses organes génitaux mis en évidence), qu’est-ce-qui permet aux caricaturistes européens d’affirmer le contraire? Qui sont-ils pour s’arroger ce droit de suprématie? [Le Saker Francophone en profite pour rappeler au lecteur l’existence en France du délit pénal d’offense au chef de l’État laïc ainsi que l’offense aux symboles nationaux.]

Les défenseurs acharnés de Charlie Hebdo donnent l’excuse de moquer tout autant, et avec la même ferveur, les dieux et les symboles des autres religions. Cette excuse semble avoir presque convaincu de nombreuses personnes de ce que Charlie Hebdo était, après tout, impartial dès lors qu’il était impitoyable en brocardant toutes les croyances religieuses. Mais on ne peut dire cela qu’en présumant que toutes les fois religieuses ont exactement la même attitude à l’égard de ce genre d’insulte. Mais qui doit en décider?

Apparemment, tout les sujets litigieux du monde actuel doivent être réglés selon les soi-disant valeurs occidentales, le rejeton mutant des Lumières européennes, le dieu de la Raison étant le dieu de tous les dieux. Les musulmans peuvent-ils statistiquement prouver que les horribles caricatures du Prophète sont blasphématoires? Non. Peuvent-ils prouver en laboratoire qu’il est blasphématoire de représenter le Prophète d’une façon particulière? Non. Comment pourrait-ils quantifier le blasphème et assigner un caractère de gravité spécifique pour chacun des actes potentiellement blasphématoires? Ils ne peuvent pas. C’est sur cette base que les caricaturistes européens illuminés font, en jubilant, ces dessins qui offensent rien de moins qu’un milliard et demi de personnes dans le monde.

Il n’y a pas si longtemps, je faisais partie des admirateurs éternels de ce dieu de la Raison. Pour moi, les Lumières européennes et la Révolution industrielle avaient été les meilleures choses qui soient jamais arrivées au genre humain. Après tout, qui peut imaginer le confort et le luxe du monde actuel sans l’avènement de la science aidée par les valeurs des Lumières? Si l’on met de côté les excès perpétrés sur la planète, dans sa course folle pour appauvrir et consumer toute les ressources porteuses de vie avec l’assistance de la science, la contribution de la science moderne et des valeurs libérales pour libérer les gens du joug de la pauvreté, de l’ignorance et de la servilité ont été significatives.

Mais dans le même temps, j’en suis venu à réaliser la triste vérité que le dieu de la Raison a été jusqu’alors si profondément maltraité par les dirigeants anglo-européens (les anciens empires formels jusqu’à un récent passé et les empires économiques informels mais impitoyables d’aujourd’hui), qu’il est maintenant condamné à susciter un sentiment de douleur, de perte et d’humiliation pour une proportion significative des gens dans le monde, probablement d’une majorité hors de l’Europe et de l’Amérique du Nord. La supériorité économique et militaire résultant des prouesses scientifiques des Européens n’a-t-elle pas aidé à soumettre le reste du monde pendant plus d’un siècle? Est-ce que ce ne sont pas les valeurs des Lumières qui ont été appliquées de façon sélective parmi les Européens alors que les mêmes forces civilisatrices éradiquaient les populations entières des races barbares en Amérique du Nord, en Asie, en Afrique et en Amérique Latine ? Est-ce que ce ne fut pas un siècle d’incroyable humiliation envers les Ottomans, qui a ouvert la voie au statu quo sanglant et ouvertement injuste du Moyen Orient actuel ?

Je suis bien conscient du fait que je pourrais être accusé d’étirer mon imagination trop loin alors que je connecte des fils de l’histoire qui ne sont apparemment pas liés les uns aux autres, afin de mettre en contexte la tuerie faite en France. La réalité est que le sentiment d’humiliation et d’injustice ressenti par les musulmans qui ont été soumis au joug de l’Occident lors du dernier siècle, a été mis en évidence par les meurtres massifs que les Occidentaux ont perpétrés durant la dernière décennie dans les pays musulmans dont l’Irak.

Les Ruines de l'Empire

Sur les Ruines de l’Empire

Même si le chaos en Irak et en Palestine est trop grossier pour être caché, la machine de propagande occidentale a été capable de blanchir presque tous les crimes passés que l’Occident à commis au siècle dernier contre les races non blanches, parmi lesquelles des musulmans. Si je n’avais pas lu le livre révélateur de Pankaj Mishra, From The Ruins of Empire, qui détaille de manière implacable l’ascension et la chute des empires anglo-européens, il y a de fortes chances que j’aurais critiqué avec moins de vigueur le soudain engouement de milliers de gens pour le slogan inoffensif de la liberté d’expression, tel qu’il est maintenant répété en boucle.

Les soi-disant valeurs Occidentales ou celles des Lumières, qui sont souvent utilisées de manière interchangeable, ont à ce jour permis la soumission et l’émasculation impitoyable de races entières non occidentales comme cela est brillamment expliqué dans le livre de Pankaj Mishra. L’Empire ottoman soumis et délabré était peut être une chose du passé, tout comme l’a  été une Égypte pillée alternativement par les Français et les Britanniques.

Mais l’héritage de leur histoire afflige les citoyen actuels dans l’ancien Empire ottoman tout autant que leurs prédécesseurs. Compte-tenu des difficultés économiques permanentes sous le règne de despotes brutaux et sclérosés soutenus par l’Occident, du ressenti de l’injustice perpétuelle qui leur est imposée par la violence ou sous la menace de la violence (avec l’existence même de l’État d’Israël comme une insulte au sens le plus élémentaire de la justice dans l’histoire de l’humanité civilisée), ce serait un miracle si les populations du monde musulman n’étaient pas de plus en plus enclines à s’agripper désespérément à leur foi religieuse dans ces moments de tumultes et de difficultés.

La compréhension de cette réalité a incité de nombreux analystes à se demander non pas pourquoi la tuerie de Charlie Hebdo a eu lieu, mais pourquoi il n’y en a pas plus souvent. Ce n’est pas pour dire que les terroristes ont réussi dans leur tentative de faire taire ceux qui portent le drapeau de la liberté d’expression en Europe (il semble que les membres survivants de Charlie Hebdo reviennent avec des désirs de vengeance, aidés par la publicité masochiste donnée à la publication par les attaques), ni pour affirmer qu’il s’agit de la bonne manière de répondre à leurs soi-disant actes blasphématoires. Il va sans dire que le nouveau groupe d’iconoclastes qui condamnent la bravade injustifiée de Charlie Hebdo, auquel se joint le présent auteur, détestent les terroristes tout autant que n’importe qui d’autre, et il est hors de question de justifier leurs macabres actions. Il ne s’agit que de rappeler que si vous semez de la haine, vous ne pouvez pas vous attendre à récolter autre chose que de la haine.

Un autre point maintenant: quelle que soit leur intention, les terroristes ont apporté toujours plus de problèmes aux musulmans vivant en Occident, alors que la majorité d’entre eux était déjà aux prises avec la brutalité de l’islamophobie et de la xénophobie.

Pour en revenir aux caricatures de Charlie Hebdo, leur position au sujet du droit à se moquer du Prophète Mohammad sous prétexte de liberté d’expression, est aussi totalitaire et intolérante que celle des assassins des douze personnes ce jour fatidique du 7 janvier.

D’un côté, les terroristes sont capable de tuer des gens prétendument pour tenter d’empêcher d’autres actes blasphématoires, et de l’autre côté, les dessinateurs sont prêt à être tués pour affirmer que la liberté d’expression signifie exactement ce qu’ils pensent qu’elle signifie et rien d’autre. D’un côté ils ont été endoctrinés par l’idée qu’un califat mondial sous la coupe d’un calife et de la charia est ce dont le monde à besoin, de l’autre, ils ont été endoctrinés par l’idée que les valeurs occidentales autour de la suprématie de la raison et de la liberté d’expression absolue est ce qu’il faut pour se débarrasser de tous le maux actuels.

Aucun, des deux côtés, n’est prêt à tolérer la dissidence, encore moins à faire la paix avec l’opposant. Les manifestations mondiales de solidarité avec Charlie Hebdo sont des tentatives d’institutionnaliser une conformité éhontée dans le monde, où l’interprétation absolutiste de la liberté d’expression incarnée par Charlie Hebdo jure ironiquement de ne pas tolérer quoi que se soit qui s’en écarte; cela aussi au nom de la protection du droit à la dissidence face aux dogmes religieux.

C’est là en effet le symptôme d’une période de souffrance que nous sommes obligés de continuer à supporter.

A part cela, vous devez maintenant être convaincu que je suis sans aucun doute dévoué à ma foi et laissez-moi la confesser juste avant la fin de ce texte: je suis athée.

Jiwan Kshetry
L’auteur de cet article est un journaliste népalais indépendant, basé à Katmandou

Traduit par Lionel relu par jj pour le Saker Francophone
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