Poutine ne fait pas que de l’esbroufe nucléaire : ses arguments sont bien réels


Par F. William Engdahl – Le 5 mars 2018 – Source New Eastern Outlook

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Le discours annuel du président Russe Vladimir Poutine, le 1er mars 2018, adressé à l’Assemblée fédérale russe et diffusé à la Nation via la télévision, contient une section au sujet des technologies militaires russes innovantes, que les médias pro-OTAN ont préféré minimiser comme constituant ou bien un stratagème propagandiste, ou bien une acrobatie rhétorique de campagne. Compte tenu des allusions aux développements technologiques militaires russes dévoilés en plus sur le théâtre de guerre syrien depuis septembre 2015, Washington ignore ce qui constitue clairement un développement stratégique bouleversant les règles du jeu. Et ceci transforme en gâchis les centaines de milliards de dollars de la soi-disant technologie de défense missilière américaine qui est en train d’être mise en place depuis la Corée du Sud, le Japon et jusqu’à la Pologne et au-delà, rien de plus que de l’argent du budget de défense du Pentagone jeté par les fenêtres.

La section relative à la sécurité militaire, au sein d’un discours de deux heures de Poutine, prononcé face à l’Assemblée fédérale russe le 1er mars, commence environ à ses deux tiers [à partir de 1h15 dans la vidéo officielle du discours retransmise par Russia Today, NdT] après des développements extensifs relatifs à la planification économique, à la transformation du système de santé et à l’amélioration de l’éducation.

La pierre d’angle de Poutine dans ce passage relatif à la sécurité, qui a été ignorée par les médias occidentaux, ce fut la réponse russe au « retrait américain unilatéral du traité sur la défense anti-balistique de 1972, et dans la pratique au déploiement de leurs systèmes de défense anti-balistique à la fois aux États-Unis et au-delà de leurs frontières nationales ».

La signification stratégique de cette décision prise à l’époque par l’administration Bush Jr.–Cheney, n’avait pas échappé aux planificateurs de la Défense militaire russe. Elle a en effet ouvert la voie, pour le Pentagone et pour l’OTAN, à un encerclement de la Russie au moyen d’un ensemble de systèmes de défense anti-balistique [DAB] pointés face aux sites de lancement de missiles nucléaires russes. Poutine a clarifié que ce traité ABM de 1972 avait rendu la guerre nucléaire impensable, car fondée sur la perspective d’une Destruction Mutuelle et Assurée : « Le traité ABM n’a pas seulement créé une atmosphère de confiance, mais il a aussi empêché l’une ou l’autre partie d’utiliser des armes nucléaires imprudemment, ce qui aurait mis en danger l’humanité, parce que le nombre limité de systèmes de défense anti-balistiques rendait l’agresseur potentiel vulnérable à une frappe en réponse. »

En effet, quand Washington s’est unilatéralement retiré du traité ABM en 2002, le gouvernement américain a commencé une série de mouvements agressifs incluant l’élargissement de l’OTAN aux anciens pays communistes d’Europe de l’Est − quitte à fomenter un coup et une guerre civile en Ukraine ainsi que d’autres provocations − qui avaient mené à la construction de bases de missiles anti-balistiques en Roumanie et en Pologne, toutes deux membres de l’OTAN, de même que face à l’Extrême-Orient russe au Japon et en Corée du Sud.

De plus, comme Vladimir Poutine l’a remarqué « le système de défense anti-balistique mondial américain inclut également cinq croiseurs et 30 destroyers, qui pour autant que nous le sachions, ont été déployés dans des régions proches des frontières russes ». Ce n’est pas là un déploiement mineur aux yeux des Russes.

La Revue de la posture nucléaire par Trump

La décision prise par les forces qui gouvernent la Russie à présent de dévoiler un tableau intimidant de ses technologies militaires de rupture, incluant des missiles de croisière hypersoniques à propulsion nucléaire et des drones sous-marins, n’était pas qu’un stratagème électoral. Il s’est agi d’une réponse directe au discours de janvier 2018 sur l’État de l’Union adressée au Congrès par le Président américain, et à la publication quelques jours plus tard par la revue Nuclear Posture Review, et Poutine l’a dit de but en blanc.

Ce document, publié en 2018 sur l’ordre de Trump, constitue un glissement radical par rapport aux administrations précédentes. Il abandonne en effet les déclarations précédentes prenant parti contre une « utilisation en premier » d’armes nucléaires, et donne un coup d’accélérateur aux efforts de modernisation nucléaire, incluant l’intention de mettre en place de « nouvelles armes nucléaires » ; la restauration des capacités des missiles de croisière lancés par sous-marins ainsi que des missiles balistiques lancés par sous-marins à têtes [nucléaires] à rendement explosif faible, tout en prétendant faire fi du contrôle [international] des armements.

Dans une section de cette revue américaine, il est en effet déclaré que « les États-Unis ne considéreraient l’emploi d’armes nucléaires qu’en cas de circonstances extrêmes, afin de défendre les intérêts vitaux des États-Unis, de leurs alliés et de leurs partenaires. Des circonstances extrêmes qui pourraient inclure des attaques stratégiques significatives non nucléaires… » (souligné par l’auteur). Aucune définition de ce que Washington appelle ici une « attaque stratégique significative non nucléaire » n’est proposée. En bref, comme un analyste nucléaire américain l’a remarqué, cette nouvelle doctrine nucléaire américaine est basée sur la compétition et la confrontation. 1.

Après avoir décrit les efforts répétés des Russes vis-à-vis de Washington, afin de voir les Américains réintégrer le traité ABM, après son abandon unilatéral par l’Administration Bush en 2002, Poutine a continué son discours : « À un certain point, j’ai pensé qu’un compromis serait possible, mais il ne devait pas en être ainsi. Toutes nos propositions, absolument toutes, ont été rejetées. Et alors nous avons dit que nous devrions dorénavant améliorer nos systèmes de frappe modernes afin de protéger notre sécurité. En réponse, les États-Unis ont déclaré qu’ils n’étaient pas en train de créer un système de défense anti-balistique contre la Russie… ». 2.

Ceci bien sûr, était un mensonge stratégique calculé. La Russie a conclu, après des efforts répétés de négociation, que Washington, à la suite de la destruction de l’économie et des capacités militaires de la Russie − durant les années 1990 et l’ère Eltsine qui ont suivi l’effondrement économique soviétique − était déterminée à « poursuivre un avantage militaire unilatéral ultime afin d’être en mesure de dicter ses termes dans chaque sphère d’action du futur ». 3

La recherche américaine de la Primauté nucléaire ultime.

La capacité de première frappe nucléaire, aussi appelée techniquement Primauté nucléaire, constitue l’avantage militaire unilatéral ultime dont les stratèges du Pentagone ont rêvé depuis les années 1950, tandis que l’URSS testait sa première bombe H et ses premiers ICBM. Cette primauté consiste en la capacité de lancer une première frappe nucléaire contre la Russie, sans craindre que la Russie soit capable de la contrer de manière convaincante parce que les réseaux de missiles anti-balistiques américains auraient été en mesure de contrer la vaste majorité des armes nucléaires russes lancées en retour.

La défense anti-balistique américaine n’est pas du tout défensive en ce sens. Elle est, au contraire, offensive à l’extrême. Car si les États-Unis étaient capables de se parer effectivement contre toute potentielle frappe en retour russe suite à une première frappe nucléaire américaine, alors les États-Unis seraient en position de dicter leurs termes au monde entier, et pas uniquement à la Russie. Voilà ce qu’est donc la Primauté nucléaire. Comme me l’a dit il y a quelques années dans un échange privé l’ancien lieutenant-colonel Robert Bowman, ancien directeur du programme américain de défense anti-balistique sous Reagan : « La défense anti-balistique est le chaînon manquant avec une capacité de première frappe ». 4.

Dans son dernier discours, Vladimir Poutine décrit donc la réalité stratégique à laquelle les planificateurs de la sécurité militaire russe font face : « Les États-Unis se permettent une croissance constante et incontrôlée du nombre de leurs missiles anti-balistiques, améliorant leur qualité et créant de nouveaux centres de lancement de missiles. Si nous ne faisons rien, ceci conduira finalement à la dévaluation complète du potentiel nucléaire de la Russie. Ceci signifierait que tous nos missiles pourraient simplement être interceptés. »

Quand les enjeux impliquent en effet le déchaînement d’un holocauste nucléaire, quand bien même il commencerait par des armes nucléaires « à faible rendement » avec pour toile de fond les confrontations d’une nouvelle Guerre froide avec la Russie provoquée durant ces récentes années, il n’est pas surprenant que le Conseil de sécurité de la Fédération de Russie (CSFR [Совет Безопасности Российской Федерации – СБРФ]) ait décidé − juste à ce point d’équilibre précaire avant une potentielle confrontation grandissante entre l’Est et l’Ouest, de dévoiler sa sobre réponse.

La réponse russe : la mise en échec de la primauté nucléaire américaine

Poutine a donc dévoilé pour la première fois des contre-mesures sur lesquelles la Recherche et Développement militaire russe ont poursuivi leurs travaux discrètement depuis 2002, afin de contrer l’agenda américain de Primauté nucléaire, qui devenait de plus en plus clair. Poutine a évoqué en effet le fait que la Russie a « développé et travaillé continuellement au perfectionnement de systèmes hautement efficaces mais de coût modéré afin de surclasser toute défense anti-balistique. Ils sont à présent installés dans tous nos complexes de missiles balistiques intercontinentaux ».

Pourtant, le véritable élément nouveau que Poutine a révélé, c’est également une liste stupéfiante de missiles avancés de nouvelle génération, capables de tenir tête aux défenses anti-balistiques américaines et de l’OTAN.

Premièrement, il a montré un film du nouveau missile Sarmat. Pesant plus de 200 tonnes avec une courte phase d’accélération, il est déjà très difficile pour les systèmes anti-balistiques américains de l’intercepter. Le Sarmat peut être équipé avec de puissantes têtes nucléaires, sa trajectoire est hypersonique [normal pour un ICBM, NdT] et dispose des moyens les plus modernes de trajectoires évasives contre toute défense anti-balistique. Il a une portée virtuellement illimitée [satellisable ou trajectoire partiellement satellitaire ? NdT] et est capable d’attaquer tant par-dessus le pôle Nord que le pôle Sud.

Le Sarmat n’a pourtant été que la première des réponses russes mentionnées face à la menace grandissante de l’OTAN. Vladimir Poutine a ensuite décrit le développement par l’industrie de défense russe d’une « unité d’énergie nucléaire de forte puissance mais de faible dimension, susceptible d’être installée dans un missile comme notre dernier missile X-101 tiré depuis un avion, ou bien dans un missile de croisière de la taille d’un Tomahawk américain ; un type de missile russe similaire à son homologue américain mais d’une portée d’une douzaine de fois plus longue, une douzaine ou en fait d’une portée illimitée. Il s’agit d’un missile de croisière furtif volant à basse altitude, capable d’emporter une tête nucléaire, tout en étant capable de contourner les frontières [et autres zones d’interdiction]. Il est invincible contre toutes les défenses anti-balistiques ou antiaériennes, existantes ou prospectives ».

Venaient ensuite les systèmes d’armes sans pilote basés sur des technologies de rupture. Vladimir Poutine a révélé le développement couronné de succès de nouveaux « drones submersibles pouvant se déplacer à grande profondeur, je dirais même à des profondeurs extrêmes, d’un continent à l’autre, à des vitesses de multiples fois supérieure à la vitesse des sous-marins, des meilleures torpilles et de tous types de vaisseaux de surface, incluant les plus rapides. C’est réellement fantastique. Ils sont silencieux, hautement manœuvrables et n’ont quasiment pas de vulnérabilité que l’ennemi pourrait exploiter. Il n’y a simplement rien dans le monde capable de leur résister ». Poutine a ajouté que ces nouveaux submersibles « peuvent emporter des têtes conventionnelles ou nucléaires, ce qui leur permet d’engager des cibles variées, incluant des groupes aériens, des fortifications ou des infrastructures côtières ». C’est beaucoup, face à une doctrine américaine de suprématie par la projection de forces via ses 10 groupes aéronavals conçus autour des porte-avions, qui deviennent à présent autant de cibles faciles.

Poutine a continué en remarquant que les unités de puissance nucléaire pour ces submersibles autonomes, ont été testé sur des périodes de plusieurs années, et qu’elles sont « 100 fois plus petites que les unités qui alimentent les sous-marins modernes, mais pourtant plus puissantes et peuvent passer en mode de combat, c’est-à-dire atteindre des capacités maximum de l’ordre de 200 fois plus rapide ».

Les missiles hypersoniques Kinzahl et Avangard, basés sur des principes physiques nouveaux.

Poutine a encore dévoilé le système de missiles hypersonique russe Kinzhal [кинжал – poignard, NdT]. C’est, comme Poutine l’a décrit « un système de missile aérien hypersonique de haute précision… le seul de ce type dans le monde. Ces tests ont été accomplis avec succès, et de plus le 1er décembre dernier [2017], ces systèmes sont entrés en service actif sur les bases aériennes du district militaire du Sud de la Russie ». En d’autres termes il ne s’agit pas d’un système hypothétique mais bien opérationnel. La définition d’un aéronef hypersonique correspond à cinq fois la vitesse du son. Le Kinzhal va à Mach 10, et comme Poutine l’a décrit : « le missile vole à vitesse hypersonique, 10 fois plus vite que la vitesse du son, mais peut également manœuvrer dans toutes les phases de sa trajectoire de vol, ce qui lui permet également de surclasser tout système de défense anti-balistique ou antiaérien existant et, je pense, prospectif, pour parvenir à délivrer des têtes conventionnelles ou nucléaires sur une portée de plus de 2000 km ».

Finalement, le Président russe a révélé les développements d’« Avant-garde » [авангард], un autre missile hypersonique volant à des vitesses excédant Mach 20 : « Dans sa trajectoire vers sa cible, le bloc de croisière glissant du missile [certainement plutôt : surfant en apparence sur son onde de choc, mais en fait plutôt sur un coussin d’air ionisé formant un plasma, technologie MHD, NdT] peut s’engager dans des manœuvres intenses, à la fois latérales (de plusieurs milliers de kilomètres) et verticales. C’est ce qui le rend absolument invulnérable face à tout système de défense antimissile ou antiaérien. L’utilisation de nouveaux matériaux composites [certainement aussi des supraconducteurs, NdT], ont rendu possible de permettre au bloc ‘glissant’ du missile de réaliser un vol guidé sur une longue distance, pratiquement dans les conditions d’une formation d’un plasma [MHD, confirmation, NdT]. Il vole vers sa cible comme une météorite, comme une boule de feu. La température à sa surface atteint les 1600-2000°C mais pourtant le bloc de croisière demeure guidé avec fiabilité. »

Le discours de Poutine se conclut par cette déclaration, complètement ignorée de l’Occident : « Nous avons dit à plusieurs reprises à nos partenaires américains et européens qui sont des membres de l’OTAN : nous allons faire les efforts nécessaires pour neutraliser les menaces posées par le déploiement d’un système global de défense anti-balistique américain ». Il rappelle clairement au passage que la Russie a averti Washington et l’OTAN depuis 2004 : « Malgré tous les problèmes avec l’économie, les finances et l’industrie de Défense, la Russie est demeurée une puissance nucléaire majeure. Mais non, personne ne voulait réellement nous parler concernant le cœur du problème, et personne n’a voulu nous écouter. À présent, écoutez-nous. »

L’une des appréciations les plus succinctes suite à ces révélations militaires de Poutine est venue du Saker [anglophone], l’un des plus sobres et clairs commentateurs des capacités militaires russes comme occidentales. Sur ce blog, le jour du discours de Vladimir Poutine, il a été remarqué : « Jeu, set et match : il est en effet établi à présent que la partie est finie pour l’Empire [américain] : il n’existe plus d’options militaires contre la Russie. » 5.

William F. Engdahl est consultant en risques stratégiques et conférencier, titulaire d’un diplôme en Sciences Politiques de l’Université de Princeton. Il est l’auteur de plusieurs livres à succès sur le pétrole, la géopolitique et les OGM.

Liens Sputnik/RT additionnels :

Salué par l’Agence Xinhua :

http://www.xinhuanet.com/english/2018-03/05/c_137015989.htm

Note du Saker Francophone

Nous vous proposons aussi, pour faire contrepoids, de lire cette analyse beaucoup moins enthousiaste d'Alexis Toulet sur son blog du noeud-gordien.fr qui penche plutôt sur une analyse en terme de crédibilité et doutant des percées technologiques annoncées.

Poutine et Folamour, le quoi et le pourquoi des nouvelles armes nucléaires russes

Traduit par Jean-Maxime Corneille

Liens

  1. Anna Péczeli, Continuity and change in the Trump administrations Nuclear Posture Review, 20 Février 2018, The Bulletin of Atomic Scientists
  2. Discours du Président Vladimir Poutine, op cit.
  3. Ibid
  4. F. William Engdahl, Full Spectrum Dominance, édité à compte d’auteur, 2009, pp. 159-163
  5. The Saker, Putin’s stunning revelations about new Russian weapons systems, 1er mars 2018, http://thesaker.is/putins-stunning-revelations-about-new-russian-weapons-systems/
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