Par Adam Zagorin – Le 8 mai 2018 – Source Pogo
On s’attend à un arbitrage imminent de la Cour des comptes du gouvernement des USA, sur un contrat litigieux s’élevant à plus d’un milliard de dollars et concernant l’approvisionnement alimentaire des soldats américains dans le Moyen Orient.
La décision, portant sur des sommes astronomiques, marquera le dernier rebondissement dans une bataille concernant les accords logistiques militaires américains titanesques, signés il y a bientôt une décennie. Le litige porte également sur des contournements de lois de sanctions, des pratiques de corruption, et d’escroquerie. Le jugement pourrait porter à conséquences néfastes jusque pour le département de la défense, qui est sous le feu de critiques depuis plusieurs années par rapport à ses contrats avec des sociétés logistiques établies dans les pays du Golfe, que l’appareil militaire a utilisé pour approvisionner en nourriture les soldats déployés.
La dernière controverse concerne un contrat remontant à janvier dernier, par lequel l’agence de logistique de la défense du pentagone avait attribué 1.38 milliards de dollars pour la livraison de nourriture à une filiale du mastodonte Kuwait and Gulf Link Transport, également connu sous le nom de KGL, cheville ouvrière des déploiements militaires américains dans la région depuis longtemps. Mais l’attribution de ce contrat était tombée quelques semaines à peine après qu’un avocat représentant KGL au plus haut niveau avait reconnu devant un tribunal américain que la société avait mis en place une « structure fantôme » des années auparavant, c’est à dire, une société prête-nom, lui servant d’intermédiaire avec un joint-venture qu’elle avait établi avec un partenaire iranien frappé de sanctions américaines.
Au moment de cette même attribution, deux dirigeants de haut niveau de la société, fraîchement démissionnés, était écroués dans une prison koweïtienne. Dimanche, ces deux dirigeants, Saed Dashti et Marsha Lazareva, ont été condamnés par un tribunal koweïtien à respectivement 15 et 10 ans de prison.
Le contrat a également fait l’objet d’attentions de la part du Congrès. Peu après son attribution en janvier, Marco Rubio, sénateur républicain de l’État de Floride, a demandé à ce que le bureau d’inspecteur général du département de la défense enquête sur des vastes pans des activités de KGL. Le projet de supervision des activités gouvernementales a pu se procurer une copie de la lettre de Rubio.
Dans la compétition impitoyable à l’attribution des juteux contrats gouvernementaux américains, KGL et ses rivaux opèrent parfois en eaux troubles. Mais au moment où les USA envisagent de nouvelles sanctions contre l’Iran et leur retrait de l’accord nucléaire iranien signé par Obama, les dernières confessions de KGL face à un tribunal font considérer des problèmes plus profonds quant aux partenaires privés de l’appareil militaire américain au Moyen Orient, et ont soulevé des inquiétudes au Congrès.
Les dernières révélations en lien avec l’Iran ne constituent en rien le début des controverses autour de KGL. De fait, les liens illicites entre KGL et l’Iran remontent à des années en arrière, et ont déclenché une enquête sur la même échelle de temps de la part du FBI et du service d’enquêtes criminelles du pentagone. Ces investigations conjointes remontent au moins à 2011.
Aucune des deux agences n’a émis de communiqué public sur les résultats de l’enquête, ni sur son statut.
Les accusations gravitent autour de la relation entre KGL et la Islamic Republic of Iran Shipping Lines, également connue sous le nom de IRISL, et ses succursales, telle Valfajr, frappées de sanctions américaines en septembre 2008 pour leurs implications dans les programmes nucléaire et balistique de Téhéran.
En 2011, le procureur de district de Manhattan inculpait Mohammad Moghaddami Fard, dirigeant de haut niveau de l’IRISL, pour blanchiment d’argent, faux en écriture et d’autres chefs d’inculpations, mais il n’a jamais été jugé. La même année, des fuites de courriels révélaient des liens entre Fard et des dirigeants de KGL, établissant qu’il avait contribué à l’exploitation des joint-ventures de KGL.
En réponse aux questions quant à ses liens avec l’Iran, posées par le Pentagone, des membres du Congrès, et un groupe de suivi des sanctions, KGL a déclaré que les accusations faisaient partie d’une campagne diffamante et a également annoncé publiquement avoir coupé tout lien d’affaires avec les entités frappées de sanctions.
À plusieurs reprises au cours de l’année 2011, Ash Carter, alors sous-secrétaire à la Défense, et ensuite secrétaire à la Défense, écrivit aux des membres du Congrès des deux partis [démocrate et républicain, NdT], indiquant n’avoir « aucune indication que KGL Holding ait violé les lois américaines ». KGL n’a eu de cesse de répéter la même chose.
Les sanctions ont continué de peser sur IRISL et ses filiales jusque mars 2016, les restrictions étant alors levées comme prévu par l’accord sur le nucléaire iranien.
Mais les questions ont continué de fuser vers KGL, et en mai 2016, quand Fouad Dashti – actionnaire important de KGL et frère du président – fut arrêté à l’aéroport international de San Francisco et inculpé de tentatives de faire transiter des pièces détachées d’avions vers l’Iran. Alors qu’il avait été amené à Washington par le FBI pour y être interrogé, le gouvernement des USA l’avait laissé quitter le territoire en catimini, alors que l’administration Obama était sur le déclin.
Le département de la justice n’a jamais fait aucune annonce sur cette affaire, et un avocat de KGL avait alors déclaré que les agissements supposés de Dashti étaient sans lien avec aucune entreprise.
L’an dernier, KGL avait également eu des démêlés avec les autorités koweïtiennes, qui avaient mis la société « sur liste noire » pour avoir utilisé des installations portuaires ou logistiques alors qu’elles étaient potentiellement critiques à la tenue à bien de contrats militaires américains.
KGL conteste la mesure et demande sa réhabilitation.
Cette inscription sur liste noire était accompagnée d’inculpations criminelles à l’égard des représentants de haut de niveau de KGL, pour escroquerie, détournement de fonds gouvernementaux, émission de fausses factures, destruction de documents, assorties d’autres crimes. Les inculpations avaient amené Saed Dashti, président et membre clé de la famille contrôlant KGL, à quitter ses fonctions, mais il est resté l’un des gros actionnaires de la société.
Et les problèmes légaux de KGL ne s’arrêtent pas là pour 2017.
Les accusations envers KGL d’avoir mené des relations d’affaires avec des entités iraniennes sous le coup de sanctions ont repris ces derniers temps du poil de la bête, selon des documents juridiques jusqu’alors non signalés, obtenus par le projet de supervision des activités gouvernementales.
En décembre 2017, l’avocat représentant KGL – nommé Ahmed Adidy Mahoud dans les documents du tribunal – a été amené à témoigner en Pennsylvanie sur une vieille affaire de diffamation, opposant KGL et Agility Defense & Government Services, une société concurrente. (Agility avait été interdite de remporter le moindre nouveau contrat fédéral américain de 2009 au printemps 2017, dans l’attente de résolution des inculpations d’escroqueries criminelles et civiles).
L’avocat de KGL avait reconnu, en réponse à des questions des représentants légaux d’Agility sur la déposition de décembre, que KGL avait établi une « structure fantôme ». Quand on lui avait demandé la destination de cette « structure fantôme », l’avocat de KGL avait affirmé qu’il s’agissait de créer un intermédiaire, reliant les communications vers la joint-venture affiliée à l’IRISL, ce qui tombait sous le coup des sanctions américaines à cette époque.
KGL avait auparavant signalé avoir mis fin à une joint-venture avec l’Iran, mais n’avait semble-t-il pas divulgué le fonctionnement de cette autre joint-venture. De fait, l’avocat de KGL a reconnu, lors de son interrogatoire, que les affaires s’étaient poursuivies avec la joint-venture au moins jusqu’au mois d’avril 2011 – bien ultérieurement à l’établissement des sanctions et alors que ses liens d’affaires avec l’Iran étaient supposés être clos.
L’avocat a également reconnu que la société, ainsi que son président d’alors, Saed Dashti, avait connaissance des sanctions américaines, et avait décidé de s’astreindre à leur obéir « aussitôt que possible ». Mais des intérêts commerciaux avaient retardé la dissolution de la joint-venture, nous dit le témoignage de l’avocat.
Quand on lui demanda si la poursuite de ces activités avaient mis KGL en violation des sanctions américaines, l’avocat ne répondit pas directement, arguant que ce sujet devrait être établi par un tribunal.
Un avocat représentant KGL n’a pas souhaité répondre à nos questions écrites, dans le cadre de la préparation de cet article, au sujet du témoignage de l’avocat de haut niveau de KGL.
Mais alors même que ses problèmes légaux s’empilaient, la société KGL a continué de remporter des contrats juteux. Le Pentagone a accordé à KGL son contrat alimentaire, pour 1.38 milliards de dollars, à la mi-janvier. Le jour de cette attribution, l’ex président de KGL, fraîchement débarqué, et l’autre dirigeant inculpé pour crimes étaient encore en prison au Koweït, en attente de procès. Chacun d’eux clame son innocence.
Le 16 janvier, Rubio écrivait au bureau de l’inspecteur général, surveillant principal du Pentagone, d’enquêter sur la société. Rubio, membre du comité aux relations étrangères du sénat, a soutenu les sanctions visant l’Iran, le Venezuela, la Corée du Nord, ainsi que d’autres pays.
À ce stade, le bureau de l’inspecteur général n’a pas encore répondu formellement à Rubio. Un représentant du bureau n’a pas souhaité commenter l’affaire.
La lettre de Rubio, qui fait référence à un rapport précédent du projet de supervision des affaires gouvernementales, demande à l’inspecteur général de vérifier si KGL ou ses filiales « ont violé les sanctions imposées par les USA à l’État d’Iran », faisant référence à « d’autres accusations » en lien avec des dirigeants de haut niveau de KGL, parmi lesquelles des affaires avec l’Iran.
Malgré ces questionnements, le 28 février, KGL remportait encore un nouveau contrat, pour 550 millions de dollars, cette fois pour des prestations de transports. À cette étape, Dashti et l’autre dirigeant, ressortissante russe portant le nom de Marcha Lazareva, étaient libérés sous caution pour chacun environ 10 millions de dollars.
La mise sur liste noire de KGL par le Koweït, et les crimes de ses deux dirigeants sont également devenus le point central d’une protestation officielle émise par un concurrent, visant à remettre en cause l’attribution de l’énorme contrat gagné en janvier, selon des documents non identifiés collectés par le projet de supervision des affaires gouvernementales.
Anham, concurrent de KGL, une autre grosse société de logistique ayant fait face à d’autres accusations quant à des liens avec l’Iran, dénonce formellement l’attribution du contrat. Anham déclare que KGL n’a pas révélé les inculpations criminelles visant ses deux dirigeants. Dès février, KGL remplissait une « certification » officielle américaine, cochant une case déclarant par écrit à l’appareil militaire américain qu’aucun de ses dirigeants n’avait été mis en inculpation ni n’avait été condamné pour des crimes au cours des trois années précédentes, dont « détournements, faux et usages de faux, ou destruction de documents ».
Anham dénonce également que KGL aurait du déclarer que le gouvernement koweïtien avait mis la société sur liste noire, ce qui pouvait entraver ses opérations dans le cadre du contrat.
Un avocat établi à Washington engagé par KGL n’a pas souhaité commenter ces dénonciations.
En réponse aux préoccupations que KGL ne sera pas en mesure d’exécuter ses obligations contractuelles, Patrick Mackin, porte-parole de l’agence logistique de la défense, a écrit dans un courriel que la proposition de KGL pour le contrat d’approvisionnement en nourriture était évalué sur la base du prix, des capacités techniques, et des résultats passés. L’agence a choisi d’attribuer le contrat à KGL parce que la société apportera « le meilleur service au gouvernement », a-t-il écrit.
Malgré la mise sur liste noire de KGL, Mackin déclare que l’agence logistique continue de s’appuyer sur les déclarations de KGL, selon lesquelles la société « conserve sa capacité à honorer les termes du contrat ».
Mackin note que la législation impose que le contrat ne soit accordé qu’à des sociétés considérées comme « responsables », un terme couvrant les notions d’intégrité, d’éthique dans les affaires, et d’autres critères. « L’agence a évalué [la filiale de KGL] comme contractant responsable avant d’attribuer ce contrat », déclare-t-il.
L’agence logistique était au fait des accusations criminelles impliquant la société mère et certains de ses dirigeants, dit-il, et l’agence avait « dûment considéré ces informations dans le cadre de son évaluation des critères de responsabilité ».
Le présent article a été élaboré et publié par Foreign Policy.
Traduit par Vincent, relu par Cat, vérifié par Diane pour le Saker Francophone