Par Hervé – Source le Saker Francophone
L’anarchisme est un courant de philosophie politique développé au XIXe siècle sur un ensemble de théories et de pratiques anti-autoritaires d’égalité sociale. Fondé sur la négation du principe d’autorité dans l’organisation sociale et le refus de toute contrainte découlant des institutions basées sur ce principe, l’anarchisme a pour but de développer une société sans domination et sans exploitation, où les individus-producteurs coopèrent librement dans une dynamique d’autogestion et de fédéralisme.
Entre sa présentation sulfureuse dans les médias et cette définition appétissante pour tout homme libre, l’anarchisme véhicule beaucoup de fantasmes et de peurs. Pierre Kropotkine est un des pères de cette philosophie politique et il était donc assez utile pour creuser le sujet de revenir à sa source dans un livre écrit comme un témoignage de la force de l’entraide comme facteur de l’évolution.
Pierre Kropotkine promis à une belle carrière en Russie Tsariste choisira la Sibérie et une carrière d’anthropologue, de géographe et de naturaliste pour se plonger dans cette immense Russie. Ce livre est écrit en réponse à Thomas Henry Huxley [Grand-père d’Aldous, le célèbre écrivain, NdT] et son livre La lutte pour l’existence dans la société humaine, et à Thomas Hobbes ou encore une intéressante analyse de Charles Darwin. C’est un recueil d’articles publiés de 1890 à 1896.
L’entraide parmi les animaux
Ce premier chapitre sur les animaux commence par une relecture du livre de Darwin sur L’origine des espèces par Darwin lui-même, insistant sur les risques à simplifier la notion de lutte pour la vie. La lutte individuelle disparaît, remplacée par une coopération qui aboutit au développement de facultés individuelles et morales qui assurent à l’espèce de meilleures conditions de vie. Mais comme il le reconnaît lui-même, l’histoire garde déjà une version étroite de la pensée darwinienne, promue par une élite qui a intérêt de faire la promotion de l’exacerbation des relations sociales et l’individualisation des gens, déjà, pour optimiser le taux de profit du capital. Il renvoie même dos à dos, l’optimisme de Rousseau et le pessimisme de T.H. Huxley. Loin de nier la réalité de luttes entre les espèces, il analyse comment ces 2 forces lutte/entraide cohabitent et comment l’entraide est un facteur aussi puissant que la lutte pour assurer la reproduction des espèces et même leur bonheur.
L’argument du rendement énergétique, cher à notre blog, est aussi analysé. L’entraide optimise la consommation d’énergie. La suite du chapitre est une longue description de sociétés animales concernant tous les aspects sociaux de leurs organisations, se nourrir, dormir, se protéger et être. Il nous emmène dans les grandes steppes de l’extrême orient russe, aux fin fonds des forêts tropicales, chez les invertébrés comme chez les plus grands mammifères, partout le même constat, l’entraide domine. Les description sont très poétiques, un agréable voyage dans le règne animal.
L’entraide parmi les sauvages
Il s’oppose à une école de pensée qui s’appuie sur les thèses de Hobbes, détournant les travaux de Darwin et menée par Huxley, école qui prétend que la seule règle sociale qui vaille est le « libre combat continuel » ou qu’« en dehors des liens temporaires de la famille, la guerre de chacun contre tous est l’état normal de l’existence ». Ce qui a échappé d’après lui à ces gens, [outre leur désir de justifier le capitalisme pour certains et le contrôle par une élite pour d’autres, NdSF] c’est que la base de ces sociétés n’est pas la famille mais la tribu, intégrant déjà l’entraide et la solidarité. Les clans puis la famille ne vont apparaître qu’après un long processus. Le mariage est déjà une institution complexe pour contrebalancer les effets de la consanguinité. Pour lui, l’individualisme effréné est une production moderne et non une caractéristique de l’humanité primitive. Si les relations dans une tribu sont plutôt apaisées, les conflits inter-tribaux existent malgré la faible densité. Les superstitions pour expliquer le monde sont déjà l’occasion de détourner la colère « des dieux » vers les boucs émissaires à portée de main ou de massue. La règle, c’est chacun pour tous.
L’entraide parmi les barbares
Le barbare au sens des romains était celui qui ne parlait pas latin. On va voir avec Kropotkine que la langue ne fait pas tout. L’auteur part des sauvages dont la faiblesse individuelle criante donnait toute sa raison au groupe et à l’entraide « naturelle » et lui oppose d’emblée que l’augmentation du niveau de civilisation fait apparaître les despotes, les guerres, l’asservissement et semble donner raison de loin aux philosophes « pessimistes » précédemment cités. De plus près, cette violence omniprésente est biaisée par un phénomène de la nature humaine qui est de se souvenir de ces traumatismes. Les événements dramatiques ont surtout été chroniqués, bien plus que la vie heureuse de tous les jours. Il en est ainsi des grandes épidémies, des guerres, des massacres, des catastrophes naturelles. Ce biais d’analyse est la source de bien des erreurs d’analyses. Si le Saker Francophone survit à la nuit des temps, il n’y sera question que des pires affres de notre temps alors que les petits bonheurs simples de chaque jour sont cachés derrière par pudeur.
L’auteur fait remonter son analyse à la fin de l’empire romain et l’époque des grandes migrations venant d’Asie centrale ou des peuples entiers pour des raisons mal connues (assèchement de grand fleuve, [Déjà le réchauffement climatique ? Mais que fait la police/barré al Gore ? NdSF] se sont mis en marche. Les anciennes tribus « sauvages » vont être soumises à la pression de la famille naissante c’est-à-dire la transmission du patrimoine et l’accumulation de richesse avec le risque de voir les inégalités faire exploser le clan. Beaucoup de ces organisations sociales vont ainsi disparaître et la nature ayant horreur du vide et le besoin de collaborer et d’entraide étant toujours une nécessité, une autre organisation sociale va apparaître, la commune villageoise qui devait perdurer 15 siècles.
Il note déjà à la fin du 19ème siècle des tentatives d’accoler cette organisation libre au servage et à la féodalité alors qu’elle existait bien avant et qu’elle a même été un facteur de résistance à la féodalité et aux pouvoirs abusifs d’ordre militaire ou religieux. Il existait même des mécanismes d’incitation à l’effort individuel mais dans un cadre collectif. Un champ défriché par exemple était au service de ceux qui y avaient travaillé mais pour un laps de temps donné avant de revenir à la communauté. Les assemblées communales permettaient de réguler l’envie d’exploiter la nature mais aussi la redistribution des terres avec sans doute des formes de roulement ou encore la construction des maisons et leur entretien lourd. N’appartenait vraiment à une famille en bien propre finalement que ce qui était brûlable. La notion de propriété inaliénable va arriver avec l’introduction du droit romain. La commune gérant aussi le droit, les mœurs, l’auteur avance que c’était une universitas, un mir (un monde en soit).
Il fait aussi une longue description des Kabyles, des Ossètes dans le Caucase ou les tribus amazoniennes expliquant longuement leurs structures sociales. Cela explique bien des choses que l’on peut voir actuellement. Les lieux ou les communes sont restées les plus longtemps actives sont ceux qui résistent le mieux à la globalisation. Il ne faut pas non plus oublier que ces lois coutumières viennent de très loin, de l’expérience des hommes. Elles contiennent la mémoire de nos erreurs et elles sont adaptées au lieu de vie.
L’entraide parmi la cité du Moyen-âge
Dans la lente ascension de l’échelle de la complexité qui amène au monde actuel, Kropotkine rappelle comment la féodalité s’est implantée via la création d’une caste guerrière nourrit par ses paysans qui sont devenus des serfs avec le temps. On en est toujours un peu là, une classe laborieuse travaille pour une élite censée organiser la vie de la « cité ». À certaines périodes, il y a une vraie symbiose, à d’autres, le contrat est rompu et cela amène à des révoltes ou des révolutions. C’est la phrase célèbre de Voltaire : « L’esprit d’une nation réside toujours dans le petit nombre qui fait travailler le grand, est nourri par lui, et le gouverne ».
À partir du Xème et XIème siècle sous la pression des guildes – associations de secours mutuel entre marchands, artisans, bourgeois – un mouvement de cités libres va se développer au nord de l’Europe avec la Hanse mais aussi à l’Est en Russie, au Sud en Italie. Le maître mot est l’auto-juridiction. Les habitants non contents de s’organiser en guildes par métiers, définissent aussi leur code juridique pour ne plus dépendre d’un droit seigneurial. Ces villes vont se fortifier pour résister aux invasions diverses et en profiter pour se libérer de la féodalité, forte de leur nouvelle puissance.
Ces guildes permettent un soutien mutuel envers les malades et la prise en charge des veuves et des orphelins. À l’inverse, ceux qui trahissaient le confiance étaient exclus avec « le renom d’un rien du tout ». Ces villes décidaient en assemblée de chartes de gestion pour garantir des droits à tous. Par exemple, le blé, acheté en gros, était accessible à tous le temps du marché à un prix garanti et seulement après les marchands pouvaient spéculer dessus. Ce droit garanti par les rois de France devait être aboli par la révolution française et déjà attaqué par Turgot.
En dehors de ce cadre idyllique, il traite aussi des risques oligarchique issus de ces guildes devenues puissantes. Les nouveaux métiers devaient aussi se faire une place dans la vie de la cité et souvent de haute lutte. Ce n’était pas une cité utopique mais un cadre garantissant à chacun le droit d’exercer ses talents sans se faire piller par un « non-travailleur ».
En parallèle, ce sont les campagnes qui allaient devenir des enjeux de pouvoir, des lieux de batailles entre les cités libres et les seigneurs féodaux aidés parfois par l’empereur local ou la papauté. Certaines villes réussiront à s’allier durablement aux communautés paysannes, d’autres non mais le vie dans les campagnes va s’en ressentir durablement. Parfois même les villes se substitueront aux féodalités sans abolir le servage.
Après plusieurs siècles d’expansion, ces cités libres vont tomber une à une, victime de la force naissante des États, de divisions internes. La vision romaine centralisatrice va commencer sa nouvelle domination. Pour Kropotkine, c’est au travers des mouvements communistes que cet esprit d’entraide qui a soufflé si longtemps sur l’Europe, subsiste. On est en 1902.
L’entraide chez nous
À la sortie du moyen-âge, ce sont les États naissants qui vont prendre le dessus sur les organisations communautaires, villages, guildes. La puissance de ces États va s’abattre sur ceux qui prétendaient vivre par eux-mêmes. Les débuts de la Réforme vont être la tentative dans le bassin alémanique d’imposer les valeurs de l’entraide à la contrainte de l’État. Ces revendications vont être le début d’une révolte paysanne, une partie de l’Histoire soigneusement enterrée par la doxa actuelle.
« Pas d’État dans l’État », la gestion du bien commun est l’apanage du pouvoir étatique. C’est là l’origine de cet individualisme forcené qui gangrène notre société moderne et comble de l’ironie, la base « philosophique » du libéralisme pour justifier cette guerre de tous contre tous et la nature « par essence » violente de l’homme.
Dans toute l’Europe, autour de la révolution Française en France où de multiples lois vont spolier les paysans ou par les Enclosures en Angleterre. Il aura fallut beaucoup d’énergie aux différents pouvoir pour casser ces solidarités et détruire les institutions communales. Mais malgré toutes ces entraves, Kropotkine nous fait faire un long tour d’Europe des réalités du système communal et de l’entraide qui y régnait.
L’entraide de nos jours
En 1902, c’est un siècle d’industrialisation qui s’achève. L’auteur nous invite à revoir ce siècle à la lumière des solidarités ouvrières qui s’y sont développées. Il commence par narrer les tentatives de réglementations et d’arbitrage des États de leur armée de fonctionnaires (déjà …) pour tenter de remplacer les accords et les techniques mises au point patiemment par les guildes à travers les siècles passés.
L’interdiction d’association des ouvriers et des apprentis va être la règle dans toute l’Europe et traitée comme un acte de félonie par les États. Malgré cela, les ouvriers n’auront de cesse de réclamer et pour finir d’obtenir le droit de se syndiquer.
Ailleurs des structures d’entraide ont perduré comme les artels en Russie qui ne sont pas « soviétiques » comme Wikipédia l’écrit, ou encore les esnafs en Turquie et d’autres ailleurs. Un vaste mouvement associatif émerge aussi partout dans ce monde « moderne » pour que chacun puisse exprimer un sentiment qui nous habite tous, l’entraide, ce besoin vital du don et du contre-don. Les associations sportives ou les initiatives pour restaurer le patrimoine en sont des expressions bien vivantes.
L’entraide parmi les modernes
Dans ces heures sombres ou perle une menace totalitaire insidieuse parée des vertus de « liberté », qu’il est rafraîchissant de lire ce livre improbable qui résonne en nous comme une évidence. L’entraide n’est pas une question de circonstances ou d’intérêts, c’est un facteur social majeur qui vient du fond des temps et transcende le règne animal. Chaque parent qui a eu le privilège et le bonheur indicible de plonger son regard dans celui de son enfant pour y trouver un amour absolu connaît la force de ce lien qui nous unis. Ce livre nous explique page après page pourquoi et comment la nature utilise l’entraide bien plus que le conflit pour gérer les relations sociales. Il ne reste qu’à redécouvrir collectivement que le Nous est aussi important à chaque homme que le Je.
Interview de Pierre Kropotkine
Bonjour Pierre, merci d’être notre désinvité pour votre livre Entraide.
PK : désinvité ?
Oui c’est un peu un hommage aux interviews menés par l’équipe de Sloboodan Despot dans sa newsletter antipresse, une interview où l’auteur est là sans vraiment être là.
PK : Oui … Slobodan. C’est un ami.
Comment ça un ami ?
PK : On se connaît lui et moi, il m’a aidé à rassembler du matériel de recherche pour préparer l’analyse des tribus « barbares » des Balkans. C’est un spécialiste vous savez. Il connaît aussi bien les Bouriates dont je parle dans mon livre.
Pour ma première question, j’ai envie de vous demander quelle vision avez vous de l’entraide aujourd’hui alors que le monde semble se diriger vers cette guerre de tous contre tous annoncée par le « choc des civilisations » ?.
PK : C’est amusant que vous le présentiez comme cela. J’en parle justement dans mon livre. Je l’ai d’ailleurs écrit entre autre en réaction aux analyses de Hobbes qui ne voyait que la violence et la mise en concurrence dans l’histoire alors que toute l’histoire jour après jour n’est que l’accumulation de l’entraide des hommes et des animaux les uns envers les autres en toute amitié. C’est d’ailleurs à mon sens le moteur de l’évolution. Sans entraide, il est impossible de survivre longtemps et de traverser les âges. On peut ponctuellement piller le travail et les efforts de ceux qui nous ont précédés mais sur le long terme seule l’entraide DANS l’effort permet la vie.
Ça veut dire que de nos jours, la société de consommation ayant atomisé nos vies et nos relations sociales, notre espérance de vie, si je puis dire, est compromise.
PK : Vous êtes pessimiste mon jeune ami. Vous me faites pensez à Georges …
Georges … Georges Orwell !!
PK : Oui mon ami Georges. Il a une santé un peu fragile mais quand il est en forme, il nous arrive d’avoir de longue discussion et parfois même en novlangue. Il a beaucoup d’humour.
Que pouvons-nous faire pour enrayer ce déclin ?
PK : C’est tout l’enjeu de la réinformation, convaincre les populations partout que leur mise en concurrence est artificielle, que cette société de consommation est factice et que les tensions exercées entre nous sont instrumentalisées. Si on gagne ce combat, si on gagne la guerre des idées, on fera ressurgir ce qui est en nous tous et que le Système ne peut pas arracher, l’envie d’être ensemble et de partager. Après il sera toujours temps de laisser des armées d’historiens se replonger dans l’Histoire ou les histoires pour que chaque peuples puisse dire la sienne et que l’on trouve enfin le chemin du consensus et de la réconciliation.
Comme la djemmâa des tribus Kabyles dans le chapitre sur les sociétés primitives …
PK : Oui exactement.
Tout ce chemin pour revenir à notre point de départ.
PK : Non pas forcément, nous avons parcouru un chemin extraordinaire, parsemé d’erreurs certes mais aussi de grandes réussites. Les peuples n’ont jamais été aussi proches de se comprendre et de respecter leurs différences. Et l’important n’est-il pas de parcourir le chemin ?
Et si je reviens sur votre idée de consensus. Votre livre décrit admirablement bien ce consensus et cette entraide dans des petites sociétés, des clans mais comment peut on l’extrapoler à l’humanité toute entière. J’ai traduit il y a quelques temps une série d’article de Dmitry Orlov sur le nombre de Dunbar et notre incapacité cognitive à dépasser quelques dizaines voire quelques centaines de relations personnelles intenses. Comment peut-on imaginer de dépasser nos propres limites ?
PK : Avec tout cette technologie, vous avez sans doute les moyens d’inventer un futur où se sera possible. Je ne suis plus qu’un vieux monsieur qui regarde l’Histoire se faire sous ses yeux.
Mais n’est-ce pas aussi un piège que de se reposer sur une technologie ? Le premier pas vers le transhumanisme ou un pas de plus dans une techno-sphère qui a déjà presque pris le contrôle de nos vie. Je dirais même plus, finalement l’Anarchie n’est-elle pas une utopie ?
K : Bien sûr qu’elle l’est aussi mais je démontre dans mon livre que cette utopie a eu et à toujours des racines profondes dans la réalité.
Merci Pierre Kropotkine pour cet interview et pour nous avoir accordé un peu de votre précieux temps.
K : En fait j’ai tout mon temps maintenant. C’est le gros avantage d’être mort. J’ai même toute la vie.
Interview menée par Hervé pour le Saker Francophone
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