Nous vivons en pleine guerre mondiale et nous ne savons pas qui est l’ennemi


Nous vivons au milieu d’une guerre mondiale. Mais, horreur, on ne sait plus qui est ami ou ennemi.


Le 5 novembre 2016 – Source Neue Wirtschafts Nachrichten

Les présidents Poutine et Obama en septembre 2015 à New York

«Nous sommes face à une Troisième Guerre mondiale rampante», a déclaré l’ancien vice-chancelier autrichien Erhard Busek dernièrement cet automne, dans une interview pour le portail internet Euractiv.

En effet, le monde est aujourd’hui plus belliqueux que jamais. La possibilité de mener des guerres avec des «moyens modernes» a éveillé l’envie de nombreux gouvernements de provoquer des changements par la force. Le caractère des conflits armés a notamment dramatiquement changé. Les systèmes d’armement ne sont plus commandés par des soldats, mais par des spécialistes en informatique.

Grâce à des moyens technologiques, il est possible aujourd’hui de tuer proprement. Apparemment. Les drones sont dirigés à distance au moyen d’un joy-stick [littéralement un bâton de joie, une manette, en français, NdT] – quel nom obscène dans ce contexte – et ils tuent. Il n’y a pas de déclaration de guerre. La différence entre civils et militaires est abrogée. Les auteurs des assassinats ciblés restent dans l’ombre. Il n’y a plus non plus d’armées régulières : des mercenaires combattent partout, des sectes politiques sont envoyées dans des guerres par procuration. Les seuls qui ont encore un visage sont ceux qui doivent en supporter les conséquences. Les morts nous restent cachés la plupart du temps – à moins qu’ils ne soient encore une fois utilisés à des fins de propagande.

Les guerres sont menées comme des guerres financières : avec une seule spéculation financière ciblée, une économie entière peut être mise à genoux. Les guerres sont menées comme des cyberguerres dans l’espace virtuel. Une attaque sur l’alimentation en électricité peut paralyser tout un pays. Les guerres sont orchestrées dans des batailles de propagande qui font rage dans les médias et sur internet.

Les méthodes modernes se caractérisent par le fait que la violence peut être exercée sans que les victimes ne connaissent ses auteurs. Les méthodes modernes mettent les parties en guerre dans une situation où elles peuvent rester anonymes, inconnues ou même apparaître sous le masque d’un autre. Les guerres ne sont pas menées à visage découvert.

Les réfugiés et les migrants sont les premiers qu’on voit, témoins muets des guerres modernes. Ils nous mettent sous les yeux que la paix mondiale est une illusion. Ils nous rappellent que l’Allemagne aussi profite de guerres dont rien n’a été perçu sur son propre sol – avec des profits se chiffrant en milliards pour l’industrie de l’armement. Nous ne pouvons plus détourner le regard.

La modernité de nos guerres est devenue possible grâce à la fusion de la technologie et de l’industrie, un processus global commencé en l’an 2000.

La première vague de cette révolution a correspondu aux premières années de l’internet. Aujourd’hui, c’est la deuxième vague : toutes les possibilités de la mise en réseau, de la saisie des données et des communications mondiales sont reliées entre elles. Cette vague a conduit à ce que de grandes entreprises technologiques commencent à dominer l’économie mondiale.

La révolution technologique et industrielle a une composante civile et une composante militaire : dans la civile, de nouveaux produits sont créés, qui changent autant la vie quotidienne que le travail dans les entreprises. Dans sa composante militaire, tous les éléments sont combinés pour satisfaire des intérêts politiques et économiques par la violence. Dans les guerres modernes de ce genre, la technologie et les produits industriels sont utilisés comme des armes, testés et perfectionnés. Nombre de grandes entreprises technologiques sont aussi actives dans le secteur civil que dans l’industrie de l’armement. La guerre est l’avant-garde de cette révolution. Les dommages collatéraux sous la forme de victimes civiles, de déportation de populations et de destruction sont acceptés pour faire valoir des intérêts et gagner des avantages économiques.

La révolution techno-industrielle se répand mondialement, simultanément et sans emblème. Il ne s’agit plus de reconnaître qui est le créateur d’une action. Les conséquences de chaque action peuvent apparaître partout dans le monde.

Les guerres modernes sont d’un tout autre caractère que les guerres classiques, qui étaient menées pour le pouvoir et les territoires. Les guerres modernes sont conduites virtuellement, comme crise financière, comme cyberbatailles et luttes de propagande. Ce ne sont pas les armées qui décident de l’issue des combats, mais les images, les illusions et l’intelligence artificielle.

Les guerres modernes créent de nouvelles réalités. Elles sont menées avec les moyens de la révolution techno-industrielle. La guerre a toujours été un champ d’expérimentation important pour la société civile. Les guerres sont à rejeter fondamentalement pour des motifs humanistes autant que religieux ou politiques. La Déclaration universelle des droits de l’homme stipule que le droit à la vie pour chaque être humain est universel et ne devrait être refusé à quiconque. Et pourtant, les nations font des guerres depuis que l’humanité peut penser. Dans son livre Capitalisme, socialisme et démocratie, Joseph Schumpeter explique comment la structure des entreprises et de l’économie civile se modifie avec la modernisation des guerres – jusqu’au type de l’entrepreneur, qui correspondait auparavant au type du général qui va lui-même au combat. Plus les guerres sont techniques et abstraites, plus deviennent également anonymes les généraux, ou les princes au nom desquels les armées mènent leurs batailles.

Cet anonymat, le sentiment de ne plus savoir qui est ennemi, qui est ami, caractérise la révolution techno-industrielle, dont la seconde vague nous submerge aujourd’hui.

En raison de la nature universelle de ces guerres, personne ne peut échapper à cette évolution – et l’Allemagne non plus. La force de l’économie allemande, la stabilité politique et le bien-être ne sont plus des garanties pour l’avenir. Au contraire : habituée au succès et accueillant toute nouveauté plutôt avec scepticisme qu’avec le courage de prendre des risques, l’Allemagne a dormi tranquillement pendant les deux premières vagues de la révolution techno-industrielle. Cela a des conséquences graves : les nouveaux grands groupes mondiaux ne s’appellent plus Volkswagen ou BMW, mais Google, Apple, Yandex, Symantec, Palantir ou Alibaba. Les nouveaux géants exportent leurs produits dans le monde entier. L’Allemagne est menacée d’un avenir où elle sera l’atelier de grandes entreprises de technologie mondialement actives, avec des changements majeurs pour l’économie et la société.

La faiblesse de l’Allemagne réside aussi dans son establishment politique, confortable et vermoulu en plusieurs endroits. Les réussites des sujets ont rendu les gouvernements paresseux et complaisants. «Aujourd’hui, nous pouvons constater que l’Allemagne va bien comme elle ne l’a plus fait depuis longtemps», a déclaré Angela Merkel dans sa déclaration de politique générale en janvier 2014. En automne 2013, la chancelière avait dit avant les élections : «Fondamentalement, nous n’avons pas besoin de nouvelles réformes sociales et économiques.»

Sous Angela Merkel l’Allemagne s’est transformée en post-démocratie. Ce concept du sociologue Colin Crouch désigne un état dans lequel la politique officielle ne fonctionne plus que comme marketing. Les questions de fond sont décidées dans des cercles élitaires sans la participation des électeurs. La politique ne se soucie pas de ce que pensent les électeurs sur des questions politiques importantes. La politique et la société divergent.

Les lignes de fracture montrent que les forces conservatrices en Allemagne agissent contre la volonté de la population. Les décisions politiques dominées par les partis politiques tendent uniquement à maintenir le statu quo. Pourtant la population a besoin d’une perspective pour son avenir dans la confusion de la révolution techno-industrielle. Dans une telle situation, cela dépend beaucoup de la capacité d’un gouvernement et de l’ouverture d’esprit des élites. Il doit lever la peur de la population et créer un cadre dans lequel un pays peut se renouveler.

Ce texte est un extrait du nouveau livre du rédacteur en chef des Deutsche Wirtschafts Nachrichten, Michael Maier.

Traduit par Diane, vérifié par jj, relu par Cat pour le Saker francophone

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