Par Laurence Kotlikoff – Le 21 juin 2018 – Sources Forbes
Dans notre chronique précédente, Mark Skidmore et moi avons écrit au sujet d’environ 21 000 milliards de dollars en transactions gouvernementales non comptabilisées, principalement dans le domaine de la défense. Les bureaux de l’Inspecteur général (OIG) du département de la Défense (DOD) et du département du Logement et de l’Urbanisme (HUD) font référence à ces transactions comme étant des « ajustements non justifiés de pièces de livres de comptes ». C’est un langage de comptabilité poli pour parler d’argent perdu, caché ou volé. Si de tels « ajustements » étaient minimes, ce serait une chose. Mais ils ont totalisé quelque 21 000 milliards de dollars entre 1998 et 2015 !
L’origine de notre chronique était un rapport, publié il y a environ neuf mois, par Mark Skidmore et Catherine Austin Fitts. Catherine est une ancienne secrétaire adjointe (sous Bush 1) du département du Logement et du Développement urbain (HUD). Des milliards de dollars de transactions gouvernementales non comptabilisées (278,5 milliards de dollars pour la seule année 2015 !) émanant du HUD ont initialement attiré l’attention de Catherine en 2000 dans le cadre de ses responsabilités ultérieures de conseillère financière principale de l’Administration fédérale du logement (FHA). Catherine n’a pas été en mesure d’obtenir une explication pour l’argent perdu du HUD et s’est inquiétée que quelque chose de terriblement inapproprié puisse se produire au HUD et au DOD et sur les marchés financiers connexes sans que le public le sache. Elle est restée préoccupée pendant des années et a fait part de ses préoccupations au professeur Skidmore il y a plus d’un an. Depuis lors, Fitts et Skidmore ont demandé à plusieurs reprises à l’OIG de la Défense d’expliquer pourquoi il ne peut pas expliquer des milliards de dollars de dépenses apparemment irrégulières, sinon illégales. Ils n’ont reçu aucune réponse, à part un accusé de réception des demandes.
Récemment, un enregistrement vidéo sur C-Span a été porté à notre attention, dans lequel David Norquist, contrôleur de gestion au département de la Défense, a expliqué au député Walter Jones la nature des 6 500 milliards de dollars d’ajustements non justifiés pour l’Armée en 2015. Vous pouvez voir son témoignage ici. En résumé, Norquist dit que les ajustements non justifiés sont le résultat de changements dans le « livre de propriété » qui peuvent s’élever à des centaines de milliards de dollars. Selon Norquist, étant donné que le système de suivi du livre des biens n’est pas intégré au système de suivi du grand livre des fonds généraux, d’importants ajustements non justifiés sont nécessaires pour le rapprochement. Bien que son témoignage ne soit pas tout à fait clair, il semble que M. Norquist laisse entendre que les changements dans l’évaluation des immobilisations corporelles attribuables à l’amortissement, aux fermetures de bases, à l’équipement devenu désuet, etc. entraînent d’énormes ajustements qu’il n’est pas possible de documenter.
Si nous avions été présents à l’audience, nous aurions posé les questions suivantes à M. Norquist. Le rapport mettant en évidence des ajustements non justifiés de 6 500 milliards de dollars indique en effet que 164 milliards de dollars d’ajustements difficiles à documenter étaient nécessaires pour régler les problèmes liés à la « propriété » (voir page 27 du rapport). De toute évidence, 164 milliards de dollars en rajustements, c’est substantiel. Pourtant, rien n’indique pourquoi les propriétés, l’équipement, etc. ont nécessité des changements d’évaluation aussi importants. De plus, les 164 milliards de dollars représentent moins de 2% des 6 500 milliards de dollars. Pourquoi a-t-on eu besoin de 6 300 milliards de dollars supplémentaires en ajustements non justifiés ? À notre connaissance, il n’existe pas de rapport public contenant des explications détaillées ou des données supplémentaires. De plus, le fait que le Bureau de l’Inspecteur général du ministère de la Défense n’ait pas répondu aux demandes de renseignements raisonnables et que M. Norquist n’ait pas fourni d’explications suffisantes donne à penser que nos comptables gouvernementaux ne peuvent pas comprendre ce qui s’est passé autour de ces milliers de milliards de dollars en dépenses ou transactions « non justifiées ».
Rappelons qu’il ne s’agit pas simplement d’une comptabilité ennuyeuse. Des milliers de milliards de dollars en dépenses non justifées, si c’est ce qui est en cause ici, ce sont des milliers de milliards de dollars de nos impôts qui sont dépensés à notre insu. Si c’est le cas, il s’agit de la plus grande tromperie financière gouvernementale de l’histoire du pays.
Bien que la description par Norquist des ajustements non justifiés ne soit pas la seule à avoir été proposée, il est possible de procéder à une certaine analyse pour évaluer la véracité de cette explication. Prenons le cas de l’Armée, pour laquelle nous avons trouvé 11 500 milliards de dollars d’ajustements non justifiés au cours de la période 1998-2015. Au cours de cette période, les dépenses autorisées du fonds général de l’Armée se sont élevées à environ 2 000 milliards de dollars. Nous savons d’autres sources qu’environ 40% du budget de l’Armée est affecté aux frais de personnel et n’a donc pas été utilisé pour l’achat de biens immobiliers, d’équipement, etc. Aux fins du présent exercice, supposons que le montant restant (60% des 2 000 milliards de dollars, soit 1 200 milliards de dollars) a été utilisé pour acheter des biens, de l’équipement, etc. et supposons que toutes ces dépenses soient entièrement amorties à 100%. Pendant combien d’années l’armée pourrait-elle radier toutes les dépenses non liées au personnel et les qualifier ensuite d’ajustement non justifiés ? Entre 1998 et 2015, le budget annuel moyen de l’Armée s’élevait à environ 118 milliards de dollars, dont environ 71 milliards de dollars par année pour les dépenses non liées au personnel. En divisant 11 500 milliards de dollars par 71 milliards de dollars, on constate que l’Armée aurait pu radier entièrement toutes les dépenses non liées au personnel au cours des 163 dernières années (en supposant une allocation budgétaire stable en termes réels), et qu’elle aurait ensuite qualifié cet ajustement de non justifié. D’après cette évaluation, il semble que l’explication de M. Norquist ne passe pas le test du doigt mouillé.
Fin mai 2018, un étudiant diplômé de Mark Skidmore à l’Université de l’État du Michigan a trouvé le rapport le plus récent pour le DOD sur le site Web de l’OIG. Il résume les ajustements non justifiés pour l’année fiscale 2017. Toutefois, le présent document diffère de tous les rapports précédents en ce sens que tous les chiffres relatifs aux ajustements non justifiés ont été expurgés. En d’autres termes, toutes les informations pertinentes ont été masquées. Le rapport peut être consulté ici. Nous croyons que les expurgations sont le résultat direct du fait que nous avons exposé cette question. Cette exposition était importante. Notre chronique précédente est devenue virale avec plus de 129 000 visites.
Malgré les rapports du bureau de l’Inspecteur général qui font état de milliers de milliards d’ajustements non justifiés, le Congrès continue d’affecter des fonds sans exiger d’améliorations significatives en matière de transparence et de responsabilité. La devise du Washington Post est « La Démocratie meurt dans l’obscurité ». C’est bien vrai. Il est temps pour le Congrès et son organe de vérification, le General Accountability Office (GAO), d’allumer la lumière – d’enquêter et d’expliquer au public américain ces ajustements massifs et non documentés qui peuvent signaler des malversations gouvernementales et des violations légales à grande échelle. Contrairement aux documents fondateurs de certains pays, notre Constitution n’admet pas de perdre de l’argent, de cacher de l’argent ou de voler de l’argent. En effet, l’abus de biens est un délit passible d’une mise en accusation.
Cela dit, les 21 000 milliards de dollars d’ajustements financiers non documentés pourraient avoir une explication innocente. Dans l’affirmative, pourquoi personne ne peut les fournir ? Et pourquoi notre gouvernement cache-t-il maintenant systématiquement ces ajustements aux yeux du public ? Je ne suis pas du genre à voir une conspiration sous chaque buisson, mais l’histoire de nos pays comprend un bon nombre de conspirations gouvernementales bien documentées, la conspiration du Watergate étant peut-être la plus connue.
Laurence Kotlikoff est professeur d’économie à l’Université de Boston, membre de l’American Academy, associé de recherche au NBER et président de Economic Security Planning, Inc. qui commercialise des outils de planification financière personnelle sur maxifiplanner.com.
Cette chronique est rédigée en collaboration avec Mark Skidmore, professeur d’économie à la Michigan State University.
Traduit par Hervé pour le Saker Francophone