L’Ukraine se transforme en Liberia 


«C’est ici que nous a amené l’amour de la liberté» 1


Par Oriental Review – Le 25 mars 2016 – Source Oriental Review.

Plus tôt ce mois-ci, en prononçant son discours public à Kiev, Les défis d’un monde en perpétuel changement, l’ancienne secrétaire d’État américaine Condoleezza Rice a fait une remarque inspirante pour quiconque penserait que l’on vit mal en Ukraine : «Vous devriez aller au Liberia, où le niveau de vie est bien plus bas, ensuite vous serez satisfaits.»

Ironiquement, Forbes Ukraine a réagi à cela avec une analyse légèrement perplexe qui a néanmoins conduit à une conclusion d’une parfaite logique : «Bien que le Liberia ait une des économies les plus faibles du monde, il n’a qu’un léger retard par rapport à l’Ukraine en ce qui concerne un certain nombre de paramètres macroéconomiques.» Et le magazine a défendu son argument avec quelques statistiques anémiques (manquant cependant de mentionner que le taux de 85% de chômage du Liberia est bien pire qu’en Ukraine, même aujourd’hui.)

La rapide détérioration de l’économie ukrainienne sur les deux années post-Maïdan n’est plus un sujet tabou dans la presse internationale (l’article de l’éminent académicien américain et ancien diplomate Nicolaï Petro dans le Guardian en est une preuve évidente). Mais, pour faire court, la situation dans son ensemble a l’air encore plus déprimante.

Les gens se bousculent pour quitter l’Ukraine

Une agence d’intérim basée à Kiev affirme que, selon ses sondages, 70% de la population ne voit aucun futur en Ukraine. Dix Ukrainiens sur onze sont prêts à quitter le pays si on leur offre un travail à l’étranger. Quarante pour cent des travailleurs en col blanc de Kiev ne voit aucun avenir assuré. Un autre sondage montre que, comparé à la période pré-Maidan, le pessimisme public augmente. Seuls 19% des sondés s’attendent à ce que 2016 amène des changements positifs (ils étaient 42% en 2013).

C’est un sentiment plutôt compréhensible si nous regardons les revenus moyens en Ukraine. Selon les données officielles du ministère des Finances (du 2 mars 2016), le revenu moyen en Ukraine n’est que de 4 362 hryvnias par mois : approximativement 145 euros. Le salaire mensuel minimum est actuellement à 1 378 hryvnias : 46 euros. La grande majorité des travailleurs ukrainiens doit donc s’en sortir avec un salaire de 2000 à 3000 hryvnias (70-100 euros) par mois. Et le nombre de travailleurs décline chaque jour. En septembre 2015, le ministre ukrainien des Politiques sociales Valery Iarochenko reconnaissait que le taux de chômage avait atteint le plus haut point de l’histoire de l’Ukraine en tant que pays indépendant, avec 23% de jeunes Ukrainiens incapables de trouver un emploi (dans les parties de la région de Donetsk contrôlées par Kiev, ce chiffre s’approche de celui du Liberia : 50% !).

Les bas salaires et le chômage de masse ne sont pas les seules épreuves que l’Ukrainien ordinaire doit affronter. Pour satisfaire les exigences du FMI, le gouvernement ukrainien doit augmenter les charges d’habitation et de service public au moins deux fois par an. En conséquence, la facture moyenne par foyer a bondi de 695 hryvnias il y a un an, à 1 250 hryvnias en janvier 2016 – une hausse de 80%. Ainsi, théoriquement (et souvent dans les faits), une famille reposant sur un seul salaire et vivant dans un modeste appartement, pourrait avoir besoin de survivre avec la somme misérable de 128 hryvnias – à peine plus de 4 euros ( !) – qu’il reste chaque mois après que les impôts et factures ont été payés ! En tenant compte de la différence de latitude (et de climat), l’Ukraine actuelle pourrait effectivement être qualifiée de Liberia du Nord !

Dans le même temps, l’indice du prix des marchandises en Ukraine a augmenté de 40,3% en 2015. Étant donné que cette crise coïncide avec une réduction de 15% des pensions pour les retraités qui ont un emploi d’appoint (cette mesure d’austérité a été annoncée par le Premier ministre Iatseniouk en janvier 2015), la majorité des personnes âgées ukrainiennes est maintenant confrontée à une situation catastrophique. Jusqu’à présent elles ont réussi à s’en sortir grâce à leurs économies personnelles, mais ces ressources s’assèchent : selon la National Bank, en 2015 les Ukrainiens ont vendu 2 233 milliards de dollars et en ont acheté seulement 0,684. Les experts locaux estiment que les citoyens ukrainiens épuiseront leurs ressources personnelles d’ici la fin de 2016.

Il n’est donc pas étonnant de voir les Ukrainiens quitter en masse leur pays pour l’Europe, la plupart vers la Pologne (près de 400 000 ont franchi la frontière l’année dernière), tentant désespérément de trouver n’importe quel travail payé. Là-bas ils sont trompés, arnaqués et cyniquement exploités, mais ils préfèrent endurer un tel traitement plutôt qu’essayer de gagner à peine de quoi mener une misérable vie chez eux.

La désindustrialisation de l’Ukraine prend de la vitesse

La soudaine rupture des liens commerciaux entre la Russie et l’Ukraine, due aux mesures suicidaires que Kiev s’est imposées, a donné lieu à une baisse de 10,7% du PIB en 2014, et de 13,4% en 2015. Le commerce extérieur, import et export, s’est réduit d’un tiers. Les espérances naïves du gouvernement en place à Kiev – que les produits ukrainiens puissent pénétrer les marchés européens – ont été mises en lambeaux (selon Nicolaï Petro, la plus grosse exportation de Kiev vers l’Europe, selon les quotas agricoles établis par le traité de l’association UE-Ukraine, est le miel).

Cette situation de dégénérescence économique et sociale, accompagnée de la libre circulation d’armes de contrebande sorties de la zone de l’OAT [Anti Terrorist Operation Zone, le Donbass en langage kievien, NdT], a conduit à un tsunami de crimes, sans précédent en Ukraine. Dans les deux années qui ont suivi Maidan, le nombre d’actes criminels enregistrés a doublé. Concrètement, les groupes de maraudeurs, les vols à main armée et les meurtres en pleine rue deviennent quotidiens, et beaucoup d’incidents ne sont pas signalés. Selon les derniers résultats de l’Institut de La Haye pour des projets innovants en matière de justice, 44% des Ukrainiens ne font confiance ni à leur système judiciaire, ni aux organismes d’application de la loi. Certains gangs nationalistes (des bataillons de volontaires) semblent opérer hors la loi, et ignorent chaque tentative des autorités publiques pour les contenir. Les scandales récents (la contrebande d’ambre dans la région de Rovno, le blocus de la Crimée et les barrières mises en place pour bloquer les camions de transit russes) ne sont que la face visible de l’iceberg des activités criminelles des groupes radicaux en Ukraine, celle qui a attiré l’attention des médias. La plupart des incidents criminels ne fait pas les gros titres. Par exemple, une centaine d’affaires traîne actuellement au sein du système judiciaire contre les membres du bataillon d’Aidar qui ont commis des attaques criminelles, dont de graves accusations de crimes de guerre au Donbass, chacune d’entre elles prenant la poussière dans les tribunaux ukrainiens.

Les fans de football hollandais qui se sont rendus en Ukraine à l’occasion de l’Euro 2012 et qui partagent en ce moment inconsidérément le hashtag #TakIsJa, devraient réaliser que le pays qu’ils ont vu il y a quatre ans n’existe plus.

Il n’y a effectivement plus d’État en Ukraine

Les autorités sont trop occupées à chercher à amadouer chaque détenteur de pouvoir – l’ambassade US, les oligarques locaux, le Secteur droit, et divers groupes mafieux – voyant en eux la seule force de légitimité du gouvernement et de possibilité de rester au pouvoir. Mais une chose qu’ils ne comprennent apparemment pas, est que n’importe quel gouvernement en manque de soutien populaire, et dépendant d’agents extérieurs, est plus vulnérable qu’ils ne pourraient jamais l’imaginer. Le dictateur libérien Samuel Doe, qui a pris le pouvoir suite à un coup d’État appuyé par les USA en 1980, a-t-il jamais rêvé qu’il serait dix ans plus tard forcé de manger sa propre oreille et serait ensuite publiquement exécuté par une tribu rivale ? Les chefs du Liberia du Nord ont peut-être la main sur leurs propres parcours politiques, mais pas sur le sort qui leur est destiné…

Traduit par Ismael, vérifié par Wayan, relu par nadine pour le Saker Francophone.

Notes

  1. Devise nationale du Libéria
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