Rapport de situation
Par Ugo Bardi – Le 27 octobre 2019 – Source CassandraLegacy
L’Iran est un pays qui conserve une partie de la fascination autour de son histoire plongeant dans l’Antiquité quand il était à la fois fabuleux et très lointain. De nos jours, ce pays est resté quelque peu éloigné, mais c’est aussi un pays que l’on ne peut ignorer, car il a connu une série d’événements dramatiques, de la révolution de 1979 à la crise des otages, en passant par la guerre Irak-Iran de 1980 à 1988, et bien plus encore. La dernière convulsion politique a été la « Révolution verte » en 2009 qui s’est rapidement apaisée, mais le pays continue clairement à évoluer, surtout dans ses relations avec l’Occident. Il est impossible pour quiconque, y compris peut-être les Iraniens eux-mêmes, d’évaluer tout ce qui se passe dans leur pays. Certes, l’Iran est complexe, changeant, varié et fascinant, peut-être autant qu’à l’époque de Marco Polo où il était le centre des caravanes marchandes transportant la soie et les épices de Chine. Voici quelques notes d’un voyage à Téhéran où je suis resté une semaine en octobre 2019.
La première impression que vous avez quand vous arrivez à Téhéran est celle du chaos : circulation dense, foule de personnes, mouvement et bruit partout. Mais il faut peu de temps pour comprendre que c’est un chaos amical. Surtout si vous êtes italien, vous vous sentez rapidement à l’aise dans cette confusion. Téhéran est exotique par ces bazars, mais aussi calme dans les banlieues, et très moderne dans des endroits comme le centre commercial près du lac Azadi, où l’on pourrait se croire à Paris.
Une chose à propos de l’Iran, c’est qu’il s’agit d’un pays remarquablement amical. Ce n’est pas surprenant : dans la plupart des endroits du monde, la population locale sera normalement en mesure de séparer les vrais visiteurs étrangers de l’image que leur présente leur télévision. La plupart des gens partout dans le monde sont naturellement amicaux s’ils ne se sentent pas menacés, ou s’ils n’ont pas l’impression d’être escroqués ou réprimandés. Si, en tant que visiteur, vous les abordez d’une manière amicale, ils vous répondront presque toujours de la même façon. En Iran, les gouvernements occidentaux sont souvent perçus (pour de bonnes raisons) comme des entités maléfiques, mais cela ne s’applique pas aux visiteurs étrangers à titre individuel.
Pour vous donner une idée de l’attitude iranienne, permettez-moi de vous raconter le moment où j’étais assis avec ma femme dans un restaurant local (en passant, si vous êtes à Téhéran, essayez le Baba Mirza sur la rue Mirza Kurchak Khan : fast food iranien, absolument génial !). Là, nous sommes entrés en conversation avec un autre client qui s’est avéré être un ingénieur civil. Quand il a appris que nous nous rendions au musée Abgineh (verrerie) de Téhéran (encore une fois, un endroit très recommandé à visiter), il nous y a accompagnés et il a insisté pour payer nos billets, a-t-il dit, « pour nous montrer l’hospitalité iranienne traditionnelle ». Cela fait certainement grimper l’Iran de plusieurs crans dans le classement des pays amicaux, et ce n’a pas été le seul exemple dans notre expérience à Téhéran. Cette amabilité peut aussi s’étendre aux visiteurs américains, les Iraniens étaient amicaux avec eux, même à l’époque où les États-Unis étaient surnommés le « Grand Satan », comme le rapporte Terence Ward dans son livre Searching for Hussein (2003).
Cela dit, l’Iran ne semble pas seulement être amical envers les étrangers, il semble aussi être amical envers les Iraniens – du moins de nos jours. Bien sûr, pour un étranger, il peut être difficile de détecter les tensions sociales qui couvent sous la surface, mais ce que je peux vous dire, c’est qu’à Téhéran il n’y a pas d’appareil de sécurité lourd détectable, contrairement à ce que l’on peut voir dans de nombreuses villes occidentales. On nous a emmenés voir l’extérieur de la résidence du président Hassan Rohani dans un bâtiment situé dans la zone nord de Téhéran : la sécurité du président ne semblait nécessiter que quelques policiers debout autour du bâtiment. Bien sûr, il peut y avoir eu d’autres mesures de sécurité, invisibles. Mais c’est impressionnant comme ils ne semblent pas s’attendre à de sérieux problèmes.
En ce qui concerne les tensions sociales, la chose évidente qui vient à l’esprit d’un Occidental au sujet de l’Iran, comme pour tous les pays islamiques, est le statut des femmes. L’Iran et l’Arabie saoudite sont probablement les seuls États au monde qui appliquent par la loi la tradition islamique qui veut que les femmes se couvrent la tête. Pourtant, l’époque où les femmes étaient harcelées par la police si elles ne se couvraient pas assez bien la tête semble appartenir au passé. En Iran, si une femme aime porter un tchador noir qui lui donne l’air d’une nonne européenne, elle est libre de le faire et beaucoup le font. Mais la plupart des femmes iraniennes, du moins à Téhéran, ont tendance à interpréter les règles de manière créative. Le foulard, le hijab, est porté à mi-tête et il est souvent léger et de couleur vive. Les vêtements sont colorés et décorés, les femmes portent aussi des bijoux et du maquillage. Le résultat est souvent très élégant et vivant. Ma femme raconte qu’après quelques jours à Téhéran, elle se sentait tout à fait à l’aise avec le hijab et qu’elle s’est même sentie un peu bizarre quand elle a dû l’abandonner, revenant en Europe.
Bien sûr, les impressions sur une semaine peuvent être trompeuses, mais ce que j’ai noté au sujet de la structure sociale du pays semble correspondre aux données. En Iran, les femmes sont encore minoritaires au sein de la population active, mais leur rôle est important, plus que dans les autres pays du Moyen-Orient. De plus, l’écart semble se combler rapidement. L’Iran reste également un pays relativement pauvre : en termes de PIB par habitant (PPA), il représente environ la moitié de celui de l’Italie et un tiers de celui des États-Unis. Néanmoins, en termes d’égalité sociale, mesurée par le coefficient de Gini, l’Iran fait mieux que les États-Unis, mais pas aussi bien que l’Italie. Les Iraniens ont également un bon service de santé publique.
Le système éducatif d’un pays est un bon indicateur de la cohésion sociale : les gouvernements dictatoriaux n’ont aucun intérêt à une citoyenneté éduquée – ils ont plutôt tendance à exterminer leurs citoyens ou à les utiliser comme chair à canon. L’Iran, au contraire, brille dans ce domaine, l’État offrant une éducation gratuite à tous les citoyens avec des résultats impressionnants. Quelque 4,5 millions d’étudiants se sont inscrits à des cours universitaires, ce qui est à peine moins qu’aux États-Unis en termes relatifs et beaucoup plus qu’en Italie. L’Iran a l’un des taux d’étudiants par rapport à la population active les plus élevés au monde.
Bien sûr, une évaluation du système éducatif iranien devrait tenir compte du niveau scientifique des universités et il est vrai qu’à l’heure actuelle, elles ne sont pas aussi performantes que les universités occidentales. Mais les universités que j’ai visitées semblaient être dotées d’un personnel compétent et le niveau de recherche était bon. Il faut ici tenir compte de la barrière de la langue qui désavantage souvent les anglophones non natifs dans la compétition pour l’espace dans les meilleures revues scientifiques. J’ai également noté que les instituts de recherche que j’ai visités employaient massivement des femmes, même si, comme c’est le cas en Europe, les postes de haut niveau sont encore pour la plupart occupés par des hommes. Cela pourrait toutefois changer rapidement.
L’islam fait aussi partie de la culture nationale iranienne : visiter l’Iran au moment de la célébration d’Arbaïn vous donne une idée de l’importance de certaines traditions religieuses : il n’est pas nécessaire d’être musulman chiite pour comprendre combien les sentiments pour ces traditions sont profonds et combien elles peuvent fasciner. Néanmoins, je dirais que la société iranienne actuelle est remarquablement sécularisée. Je ne peux pas quantifier ça, prenez ça comme une impression personnelle.
Et maintenant, quelque chose à propos des perspectives. La première question est celle de la population : elle a atteint 80 millions et continue de croître, bien qu’à un rythme de plus en plus lent. L’Iran se dirige vers sa transition démographique, mais n’y est pas encore. Cela pourrait être un grave problème à l’avenir : l’Iran est un grand pays, mais la plupart du temps sec et seule une fraction de ses terres est cultivable. Il en résulte que les aliments doivent être importés de l’étranger. Jusqu’à présent, cela n’a pas posé de problème : la mondialisation a permis d’acheter de la nourriture n’importe où et le résultat a été la quasi disparition de la faim et des famines dans le monde. Mais les choses ne cessent de changer : la mondialisation est en voie de disparition et nous pourrions assister au retour de la vieille maxime qui dit « tu affameras ton prochain pour le soumettre ». Le secrétaire d’État américain, Mike Pompeo, a semblé suggérer que les Iraniens affamés étaient le plan américain avec les sanctions, bien qu’il l’ait nié par la suite. Quoi qu’il en soit, le problème de l’approvisionnement alimentaire est reconnu par le gouvernement iranien, d’où l’accent mis sur la recherche sur le dessalement et la gestion de l’eau (d’ailleurs, c’est pour cela que j’étais à Téhéran). Jusqu’à présent, l’eau dessalée était beaucoup trop chère pour être utilisée dans l’agriculture, mais cela pourrait changer à l’avenir et, en tout cas, la gestion de l’eau est un élément vital pour l’avenir de l’Iran.
Ensuite, il y a la question de la production de pétrole. Voici les dernières données disponibles pour l’Iran. (De « peakoilbarrel.com« — l’échelle des ordonnées est en milliers de barils par jour)
A son apogée, vers 1978, la production pétrolière iranienne avait atteint environ 6 millions de barils par jour, faisant de l’Iran l’un des principaux producteurs de pétrole au monde. Après la révolution et la guerre, il a atteint une certaine stabilité autour de 4 Mb/jour. Mais vous voyez l’effet des sanctions économiques : la production de l’Iran a été presque réduite de moitié et les exportations sont presque nulles. Aux prix actuels du pétrole, c’est une perte de revenus de dizaines de milliards de dollars, non négligeable pour un PIB autour de 500 milliards de dollars.
L’économie iranienne peut survivre à la perte de revenus du pétrole : elle y survit en ce moment même, avec des difficultés. Mais, dans un certain sens, les sanctions ne sont pas complètement mauvaises : elles peuvent être considérées comme un stimulant pour aller dans une direction dans laquelle l’Iran doit aller de toute façon. Les ressources pétrolières nationales ne sont pas infinies et la perte progressive de la demande mondiale va amener l’Iran à un point où il devra cesser d’être une économie basée sur le pétrole. Ce sont les mêmes défis auxquels sont confrontés tous les pays du monde : abandonner le pétrole et passer à une économie basée sur les énergies renouvelables. C’est un défi difficile qui ne sera probablement pas relevé sans traumatisme et sans souffrance, mais ce n’est pas un choix. Que nous le voulions ou non, nous devons tous aller dans cette direction.
Un problème, ici, est l’absence évidente, en Iran, de ce que nous appelons la « conscience environnementale ». Bien sûr, les chercheurs universitaires et les enseignants sont conscients du changement climatique, mais la plupart des Iraniens semblent penser qu’il ne s’agit que d’un canular occidental de plus concocté pour les forcer à se soumettre. En voyant le monde depuis le côté iranien, je ne peux pas leur reprocher d’être trop méfiants. Ces derniers temps, les gouvernements occidentaux ont fait de leur mieux pour perdre même les derniers lambeaux de crédibilité qu’ils avaient réussi à maintenir. Et les résultats sont facilement détectables : j’ai demandé à un groupe d’environ 30 étudiants de la faculté d’ingénierie de l’Université de Téhéran ce qu’ils pensaient de Greta Thunberg. Il s’est avéré qu’aucun d’eux n’avait la moindre idée de qui elle était.
Dans l’ensemble, cependant, je ne suis pas pessimiste quant à l’avenir de l’Iran. Face à un défi difficile, l’Iran dispose de certains avantages. Entre autres celui d’être au centre de la zone d’échange eurasienne naissante. Un autre est d’être un pays bien ensoleillé, ce qui le rend particulièrement adapté à l’énergie solaire. En fin de compte, je suis d’accord avec l’idée proposée par Hamid Dabashi dans Iran, la naissance d’une nation (2016) où il note que l’Iran était une nation avant d’être un État. La nation iranienne est unie par de solides traditions culturelles et des liens linguistiques. Elle a survécu à d’énormes défis dans un passé récent, elle a une chance de survivre aux nouveaux défis qui se présenteront.
Ugo Bardi enseigne la chimie physique à l’Université de Florence, en Italie, et il est également membre du Club de Rome. Il s’intéresse à l’épuisement des ressources, à la modélisation de la dynamique des systèmes, aux sciences climatiques et aux énergies renouvelables.
Remerciements : Ali Asghar Alamolhoda, Ati et Soroor Coliaei, Grazia Maccarone, Fereshteh Moradi, Mohammad Mohammadi Hejr, Hossein et Samaneh Mousazadeh, Bijan Rahimi et bien d’autres.
Traduit par Hervé, relu par Kira pour le Saker Francophone