L’intervention russe au Kazakhstan crée un précédent


Les acteurs étrangers n’ont peut-être pas déclenché les troubles, mais ils joueront un rôle déterminant dans la façon dont ils se termineront.


Par Fyodor Lukyanov − Le 7 janvier 2021 − Source RT

La soudaine flambée de violence au Kazakhstan a pris les analystes et les observateurs internationaux par surprise. Maintenant, la décision de déployer une force régionale de maintien de la paix est devenue le dernier jalon majeur pour l’espace post-soviétique.

Aux premières heures de la matinée de jeudi, l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) dirigée par la Russie, qui regroupe les forces armées de six anciennes républiques de l’URSS, dont le Kazakhstan, a annoncé qu’elle enverrait une force de maintien de la paix pour aider à maintenir l’ordre alors que les troubles se propageaient dans ce vaste pays d’Asie centrale.

Les raisons pour lesquelles le gouvernement kazakh est au bord de l’effondrement sont de nature interne et sont liées au transfert prolongé et de plus en plus étrange du pouvoir après le règne de près de trois décennies de Nursultan Nazarbayev.

Cependant, les manifestations de rue, qui ont été déclenchées par les prix du carburant et ont vu des bâtiments gouvernementaux incendiés et des troupes se rendre aux manifestants, ont été immédiatement présentées comme un acte d’agression extérieure de la part de « groupes terroristes » étrangers. Désormais, il semble que l’ennemi vienne toujours de l’extérieur, même s’il est en réalité à l’intérieur. Cette affirmation a permis de déclarer officiellement que le pays est attaqué et de faire appel à l’OTSC.

Ce n’était pas le cas dans le passé, alors que des événements récurrents similaires se produisaient fréquemment au Kirghizstan, ou en Arménie, il y a trois ans et demi. À l’époque, l’OTSC – Moscou principalement, mais aussi les autres membres eux-mêmes – avait souligné le caractère interne des troubles, affirmant qu’une intervention étrangère n’était pas nécessaire.

Cependant, cette fois-ci, la situation est différente et les frontières entre affaires étrangères et intérieures s’estompent dans le monde entier. Il y a plusieurs dizaines d’années, les libéraux et les militants des droits de l’homme étaient à l’origine de la confusion croissante entre intérieur et extérieur, en défendant l’idée que la souveraineté nationale pouvait être mise de côté lorsque les droits de l’homme et les libertés étaient en jeu. Aujourd’hui, les justifications données relèvent de la protection et de la préservation : une menace pour la sécurité nationale du pays en question et de ses voisins justifie l’intervention.

Il convient de noter que, cette fois, la demande de casques bleus émane d’un gouvernement à la légitimité incontestée – les manifestants eux-mêmes n’ont réclamé publiquement que le départ de Nazarbayev, qui conserve une emprise sur la politique intérieure, et non du président actuel. C’est ce qui fait la différence avec les événements de 2010 à Bichkek, lorsque le président kirghize par intérim, Roza Otunbayeva, a tenté de faire appel à l’OTSC après que son prédécesseur, Kurmanbek Bakiyev, a été évincé par des manifestations populaires.

L’ensemble du système gouvernemental du Kirghizstan s’est effondré, ce qui rendait toute intervention très discutable d’un point de vue juridique. Les fondements juridiques de la décision actuelle sont également plus solides que ceux des soi-disant « interventions humanitaires » occidentales qui aboutissent au renversement de gouvernements reconnus au niveau international, quelle que soit leur réputation.

À l’avenir, nous en saurons probablement plus sur la façon dont tout cela s’est passé – le processus de décision au Kazakhstan et en Russie et qui a suggéré d’impliquer l’OTSC. Pour l’instant, il est clair que le gouvernement russe a choisi de garder une longueur d’avance au lieu d’attendre que la flamme se transforme en brasier. Il s’agit d’une évolution de l’approche utilisée il y a un an et demi au Belarus, lorsqu’il avait suffi au président Vladimir Poutine d’avertir que les forces russes étaient prêtes à intervenir si la dégradation de la situation intérieure l’exigeait. Cette fois-ci, Moscou a fait l’impasse sur les avertissements et est passé directement à l’action, pensant probablement que le gouvernement kazakh pourrait ne pas tenir le coup tout seul.

Mais les lignes ne doivent pas s’effacer complètement. La question importante est maintenant de savoir si le déploiement des forces de maintien de la paix de l’OTSC signifierait ou non la fin de la rivalité entre certains clans au Kazakhstan, telle qu’elle s’est manifestée par la « transition du pouvoir », et conduirait au contraire à une consolidation du pouvoir (et dans quelles mains ?). Moscou a toutes les chances d’en profiter, puisqu’elle aura désormais une présence militaire dans cet État, au cœur de sa politique de garant, dont les actions pourraient déterminer l’évolution de la situation. C’est similaire à ce qui s’est passé en Arménie après la guerre de 2020. Il ne s’agit que d’une solution temporaire, mais elle fournit un ensemble d’outils efficaces pour l’avenir proche.

De nombreux analystes recommandent vivement à la Russie de suivre l’exemple des États-Unis et de l’UE, en approchant « toutes les parties prenantes », en apaisant l’opposition et en façonnant un équilibre des forces favorable à Moscou dans les États clés, mais ils ne tiennent pas compte du fait que chaque culture politique a ses propres forces et faiblesses. En réalité, Moscou ne sait pas comment faire cela – elle ne l’a jamais fait – et lorsqu’elle a essayé, elle a toujours échoué. Le scénario idéal pour la Russie serait de disposer d’une protection militaire sur place, qui lui éviterait d’avoir à gérer la complexité de la vie politique locale. En d’autres termes, quel que soit le vainqueur, il devrait agir en tenant compte de la présence militaire russe et ne pas négliger complètement le partenaire de longue date qu’est la Russie.

Il y a environ quatre ou cinq ans, ce que nous appelons l’espace post-soviétique est entré dans une phase cruciale où ces pays ont dû prouver qu’ils étaient des États souverains pleinement fonctionnels. En 1991, ils ont été reconnus comme tels simplement parce que l’URSS s’est effondrée plutôt que pour toute autre raison. Si leurs maturités respectives ont pris des formes différentes, le contexte général était le même, avec un intérêt significatif de la part de la Russie et de l’Occident, et d’autres au niveau régional, mais à un degré moindre. Les acteurs extérieurs qui se disputent l’espace post-soviétique sont devenus un facteur de déstabilisation, mais ils ont conféré une certaine logique aux développements et les ont inscrits dans des processus internationaux plus larges.

Cependant, à un certain moment, les poids lourds politiques ont commencé à se désintéresser de ce qui se passait dans les « nouveaux États indépendants », comme on les appelait dans les années 1990. Dans ce contexte, les puissances internationales se sont de plus en plus concentrées sur leurs propres problèmes, dont la liste ne cesse de s’allonger. Elles ne se sont pas vraiment détournées des anciens États soviétiques, mais elles ont commencé à leur consacrer beaucoup moins de temps et de ressources. Cela vaut également pour la Russie, même si elle a un statut spécial dans cette configuration, et qu’elle cherche des formes d’influence optimales dans le contexte de la réduction de sa sphère d’intérêts.

Le paysage politique des anciens États soviétiques a donc été façonné par des processus internes qui reflètent les interactions entre les différents acteurs impliqués, la culture politique locale et la structure sociale.

Il y a aussi le fait qu’une nouvelle génération entre en politique dans l’espace post-soviétique et, dans certains cas, défie les dirigeants plus âgés.

Ces changements ne sont pas provoqués par une influence extérieure. Les acteurs étrangers doivent y réagir, intervenir ou menacer d’intervenir, comme ils l’ont fait au Belarus, s’adapter et essayer de faire en sorte que tout fonctionne en leur faveur, mais le résultat final dépend de la maturité et de l’efficacité des nouveaux systèmes sociaux et politiques d’un pays plutôt que d’un quelconque mécène étranger.

Il s’agit d’une épreuve de vérité, et tous les pays ne la réussiront pas. Le cas de l’Arménie montre que les conséquences pour une nation peuvent être terribles (et ce n’est pas fini), même si l’idée dominante était que, malgré quelques problèmes flagrants, le pays avait une identité forte et pouvait mobiliser ses ressources avec succès et survivre face à un vieil adversaire. Le Kazakhstan pourrait également s’avérer être un exemple de la façon dont une façade de succès longtemps cultivée cache en réalité un noyau profondément problématique et tordu. Et ce cas ne sera certainement pas le dernier.

C’est la première fois que la Russie utilise une institution qu’elle contrôle pour poursuivre ses propres objectifs politiques. Jusqu’à présent, il semblait que de telles structures étaient purement ornementales. Il est clair que les forces de maintien de la paix de l’OTSC déployées au Kazakhstan seront principalement constituées de troupes russes. Tout d’abord, cela garantit une réponse efficace. Ensuite, si le Kazakhstan peut accepter la présence de troupes russes sur son sol, il n’est absolument pas question de forces arméniennes ou, disons, kirghizes. Néanmoins, l’utilisation de la coalition offre à Moscou davantage de possibilités et justifie en outre l’existence de cette alliance. L’avenir dira si d’autres États membres de l’OTSC seront confrontés au scénario kazakh, mais un précédent a été créé.

À l’approche des pourparlers russo-américains sur les questions de sécurité, cette situation vient à point nommé pour rappeler que Moscou peut prendre des décisions militaires et politiques rapides et peu orthodoxes pour influencer les événements dans sa sphère d’intérêt. Plus cette construction est importante, plus la responsabilité assumée est grande, bien sûr, y compris la responsabilité des développements dans les pays où les problèmes sont loin d’être terminés. Bien sûr, Moscou devra de toute façon faire face aux retombées de ces problèmes, et il est plus facile de le faire de manière proactive et grâce à une variété d’outils à portée de main.

Ce qui est clair, c’est que si le fait de qualifier les manifestants de « terroristes » étrangers a permis au gouvernement kazakh d’obtenir des soutiens de poids à l’étranger, cela a propulsé le conflit sur la scène internationale. On ne sait pas encore quelles conséquences cela aura pour l’espace post-soviétique, voire pour le monde.

Fyodor Lukyanov est rédacteur en chef de Russia in Global Affairs, président du présidium du Conseil de la politique étrangère et de défense et directeur de recherche du Valdai International Discussion Club.

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone

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