L’Inde, le voyageur réticent des BRICS


Par M.K. Bhadrakumar – Le 28 aout 2023 – Source Indian punchline

L’Inde est devenue une lueur d’espoir pour les médias occidentaux pendant un court laps de temps à l’approche du sommet des BRICS à Johannesburg ; un dissident potentiel qui pourrait faire dérailler l’accélération du processus de “dédollarisation” du groupe.

Reuters a fait circuler une rumeur selon laquelle le Premier ministre Narendra Modi pourrait ne pas assister au sommet en personne, ce qui, bien sûr, était un cas excessif d’espoir vain, mais a attiré l’attention sur le fait que les BRICS sont devenus un jeu géopolitique aux enjeux considérables.

Une telle paranoïa était sans précédent. Si, jusqu’à l’année dernière, le jeu occidental consistait à se moquer des BRICS comme d’un club sans importance, le pendule est passé à l’autre extrême. Les raisons ne sont pas difficiles à trouver. 

Au niveau le plus évident, le monde occidental est très sensible au fait que les efforts massifs déployés au cours des 18 derniers mois pour imposer des sanctions contre la Russie ont non seulement échoué, mais sont devenus un véritable boomerang. Et ce, à un moment où la peur morbide des États-Unis d’être dépassés par la Chine a atteint son paroxysme, enterrant l’hégémonie mondiale de l’Occident depuis les “découvertes géographiques” du XVe siècle.

Ces dernières années ont été marquées par un renforcement constant du partenariat Russie-Chine, qui a atteint un caractère “sans limites“, contrairement au calcul occidental selon lequel les contradictions historiques entre les deux géants voisins excluaient virtuellement une telle possibilité. En réalité, le partenariat Russie-Chine se profile comme quelque chose de plus grand qu’une alliance formelle dans sa tolérance sans faille de la poursuite optimale des intérêts nationaux de chaque protagoniste tout en soutenant simultanément les intérêts fondamentaux des deux parties.

Ainsi, tout format dans lequel la Russie et la Chine jouent un rôle de premier plan, tel que les BRICS, est voué à être dans le collimateur des États-Unis. C’est aussi simple que cela. Le New York Times a qualifié l’expansion des BRICS de “victoire significative pour les deux principaux membres du groupe, augmentant l’influence politique de la Chine et contribuant à réduire l’isolement de la Russie“.

Il a souligné que le groupe était hétérogène et n’avait pas de ligne politique claire, “à l’exception du désir de changer le système financier et de gestion mondial actuel, en le rendant plus ouvert, plus diversifié et moins restrictif“.

C’est là toute la question. Les analystes indiens ne voient pas l’arbre qui cache la forêt. Le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a révélé aux médias qu’à huis clos, le sommet de Johannesburg avait donné lieu à “une discussion assez animée” [c’est-à-dire aux opinions divergentes], mais qu’il était parvenu à un consensus sur les “critères et procédures” de l’expansion des BRICS, qu’il a décrits comme suit :

Le poids, la proéminence et l’importance des candidats, ainsi que leur réputation internationale, ont été les principaux facteurs pour nous [les membres des BRICS]. Nous sommes tous d’avis que nous devons recruter dans nos rangs des pays qui partagent les mêmes idées et qui croient en un ordre mondial multipolaire et à la nécessité de plus de démocratie et de justice dans les relations internationales. Nous avons besoin de ceux qui défendent un rôle plus important pour le Sud dans la gouvernance mondiale. Les six pays dont l’adhésion a été annoncée aujourd’hui répondent pleinement à ces critères.

Plus tard, après son retour de Johannesburg à Moscou, Lavrov a déclaré deux choses importantes à la télévision publique russe :

  • Nous [les BRICS] ne voulons pas empiéter sur les intérêts de qui que ce soit. Nous voulons simplement que personne n’entrave le développement de nos projets mutuellement bénéfiques qui ne sont dirigés contre personne“. Les politiciens et les journalistes occidentaux “ont tendance à agiter leur langue, alors que nous utilisons notre tête et [nous engageons] dans des questions concrètes“.
  • Il n’est pas nécessaire que les BRICS deviennent une alternative au G20. Cela dit, “la division formelle du groupe G20 en G7+ et BRICS+ prend une forme concrète“.

À moins d’être myope, le sens de l’orientation des BRICS est évident pour tous. Les grommellements et les cris d’orfraie sur la logique de l’expansion des BRICS sont totalement absurdes. En effet, c’est là que réside le secret inavoué, comme l’a écrit un éminent intellectuel stratégique russe, Fyodor Lukyanov, dans le quotidien gouvernemental Rossiyskaya Gazeta : “Nous pouvons difficilement parler d’un mouvement anti-BRICS, mais plutôt d’un mouvement contre la mondialisation :

“On ne peut guère parler d’une orientation anti-occidentale – à l’exception de la Russie et maintenant, peut-être, de l’Iran, aucun des participants actuels et probablement futurs des [BRICS] ne souhaite ouvertement s’opposer à l’Occident. Toutefois, cela reflète l’ère à venir, où la politique de la plupart des États consiste à choisir constamment des partenaires pour résoudre leurs problèmes, et où il peut y avoir différentes contreparties pour différents problèmes.”

C’est la raison pour laquelle l’Inde, qui protège soigneusement sa ligne “multi-alignement” – c’est-à-dire la coopération avec tout le monde – est également satisfaite d’un BRICS large et hétérogène. Delhi est moins intéressé par le renforcement des sentiments antagonistes au sein de la communauté des BRICS. Les commentateurs indiens ne parviennent pas à saisir ce paradoxe.

En effet, le pragmatisme de l’admission de trois grands pays producteurs de pétrole de la région du Golfe (l’Iran, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis) ne fait que signaler ce que Lavrov entendait par les “projets” et les “questions concrètes” avec lesquels les BRICS sont aux prises – principalement, la création d’un nouveau système commercial international pour remplacer le système vieux de cinq siècles créé par l’Occident, qui était orienté vers le transfert de richesses vers les métropoles et permettait à ces dernières de s’engraisser et de s’enrichir.

Fondamentalement, il s’agit aujourd’hui de s’attaquer au phénomène du pétrodollar, pilier du système bancaire occidental et au cœur même du processus de “dédollarisation” visé par les BRICS. On voit bien que le rideau tombe sur l’accord faustien du début des années 1970 qui a remplacé l’or par le dollar américain et garanti que le pétrole serait échangé en dollars, ce qui, à son tour, a obligé tous les pays à conserver leurs réserves en dollars, et s’est finalement transformé en principal mécanisme de l’hégémonie mondiale des États-Unis.

En d’autres termes, comment est-il possible de faire reculer le pétrodollar sans que l’Arabie saoudite ne monte aux barricades ? Cela dit, tous les États membres, y compris la Russie et l’Arabie saoudite, ont bien compris que si les BRICS sont “non occidentaux“, il est impossible de les transformer en une alliance anti-occidentale. Par conséquent, ce que nous voyons dans l’expansion des BRICS, c’est leur transformation en la communauté la plus représentative du monde, dont les membres interagissent les uns avec les autres en contournant la pression de l’Occident.

Cela suffit pour commencer, comme en témoigne la réaction des pays occidentaux aux résultats du sommet de Johannesburg. Le grand quotidien allemand Suddeutsche Zeitung a noté qu’avec cette expansion limitée, les BRICS ont acquis “un poids géopolitique et économique significatif. La question est maintenant de savoir comment l’Occident va réagir à cela“.

Caroline Kanter, haut fonctionnaire de la Fondation Konrad Adenauer, a déclaré au quotidien : “Il est évident que nous [les pays occidentaux] ne sommes plus en mesure de fixer nos propres conditions et normes. On attendra de nous des propositions pour qu’à l’avenir nous soyons perçus comme un partenaire attractif“.

Le Figaro a écrit que “l’enthousiasme” d’une quarantaine de pays pour l’adhésion aux BRICS “témoigne de l’influence croissante des pays en développement sur la scène mondiale“. Le Guardian a souligné l’opinion d’experts selon laquelle l’expansion des BRICS est plutôt “un symbole du large soutien du Sud pour le rééquilibrage de l’ordre mondial“.

En même temps, l’expansion des BRICS est perçue en Occident comme une victoire politique pour la Russie et la Chine. Néanmoins, malgré ses tensions avec la Chine, l’Inde a fait ce qu’il fallait en ajustant ses voiles en conséquence, tout en sentant le vent du changement et en anticipant une nouvelle aube pour la coopération des BRICS, qui pourrait injecter une nouvelle vitalité dans le fonctionnement du groupe et renforcer le pouvoir de la paix et du développement dans le monde.

Il est temps que le gouvernement repense la viabilité de sa stratégie consistant à prendre en otage les relations avec la Chine sur la question des frontières. Le sommet des BRICS a mis en évidence le fait que la Chine bénéficie d’un soutien important de la part des pays du Sud. Il est pour le moins chimérique d’agir en tant que mandataire des États-Unis pour contenir la Chine.

L’Inde se retrouvera dans un cul-de-sac en se dissociant de la question des monnaies locales, des instruments de paiement et des plateformes, simplement parce que la Chine pourrait être bénéficiaire d’un nouveau système commercial faisant partie d’un ordre mondial plus juste, plus équitable et plus participatif. L’Inde risque de s’aliéner les pays du Sud, qui sont les alliés naturels de la Chine, en tournant le dos à l’agenda central des BRICS, à savoir un ordre mondial multipolaire.

M.K. Bhadrakumar

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.

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