L’impérialisme, stade suprême du capitalisme.

Par Rosa Llorens – Le 14 février 2015.

L’historienne Annie Lacroix-Riz, spécialiste de la première moitié du XXe siècle, prononçait le 14 février, à la Sorbonne, une conférence intitulée: Partages et repartages du monde à l’époque des Première et Deuxième Guerres mondiales. Un point de vue marxiste-léniniste sur les rivalités inter-impérialistes.

Mais d’abord, elle a resitué son intervention dans le contexte universitaire et intellectuel français d’aujourd’hui, un contexte de censure proprement maccarthyste, où même les bibliothèques universitaires ne donnent accès aux étudiants qu’aux ouvrages d’une seule ligne politique, la ligne officielle. Alors que, sur l’histoire de l’URSS, le catalogue présente des livres de Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann (dont on connaît le sérieux et les compétences!), le bibliothécaire de Paris I Sorbonne a refusé l’achat d’un livre de référence, Les Guerres de Staline, de Jeffrey Roberts (publié en français en 2014 par les éditions Delga), en prétextant son défaut d’objectivité. Une pétition a été lancée, pour protester contre la censure à l’Université, qu’on peut trouver sur le site d’Annie Lacroix-Riz.

Ce climat, du reste, ne s’est pas installé d’un coup; cette censure, pas même étroitement anti-marxiste, mais dirigée contre tous les auteurs qui ne suivent pas la ligne atlantiste, sévit depuis les années 1980, et un épisode marquant s’est déroulé dans les années 1990: sur le refus de plusieurs éditeurs de faire traduire en français le livre d’Eric Hobsbawm, L’Age des extrêmes, histoire du court XXème siècle, le Monde diplomatique s’associa à une initiative privée pour le traduire et le publier, et l’ouvrage fut un grand succès de librairie.

Annie Lacroix-Riz, elle, prolonge la tradition marxiste, qui a fait la gloire, en d’autres temps, de l’Université française, et confirme l’impression qu’on ressent confusément: nous vivons une période d’obscurantisme, où les œuvres stimulantes, en littérature comme en histoire, ont du mal à se faire jour. Que peut apporter à la science un historien comme Christopher Clark qui, dans Les Somnambules, explique le déclenchement de la Première Guerre mondiale par les caprices ou les affaires de cœur des dirigeants, quand ce n’est pas par la sauvagerie consubstantielle au Serbe (voire «la culture de l’assassinat politique» chez les Serbes, selon la recension du Monde des livres, pour qui il s’agit d’une «recherche orientée, mais exemplaire dans son genre») ?

Annie Lacroix-Riz dénonce enfin l’orientation des manuels d’histoire du secondaire qui, en imposant la notion confusionniste de totalitarisme, qui amalgame nazisme et communisme, habitue les jeunes à ne rien comprendre à leur Histoire et à leur contexte historique.

Le fil directeur de la conférence est, lui, rigoureusement clair et argumenté, et appuyé sur l’ouvrage de Lénine, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme : non, les dirigeants politiques ne se comportent pas en somnambules, ils ne déclenchent pas des guerres par inadvertance; les guerres sont tout, sauf absurdes (oublions les lieux communs à la Voltaire et Prévert). Les guerres du XXe siècle ont été des guerres impérialistes, commandées par une logique économique et géo-stratégique tellement forte qu’elle explique encore, après les guerres de 1914-1918 et de 1940-1945, celles d’aujourd’hui (celles qui sont en cours et cette Troisième Guerre mondiale qui est à nos portes et qu’on redoute de plus en plus).

En effet, Annie Lacroix-Riz insiste sur la constance des buts de guerre des deux grandes puissances impérialistes qui ont dominé le XXe siècle, l’Allemagne et les Etats-Unis. Pour la première, Fritz Fischer, en 1961, montrait, dans Les Buts de guerre de l’Allemagne impériale, l’identité de la politique extérieure du IIe Reich, de la République de Weimar et du IIIe Reich. L’Allemagne luttait déjà avant 1914 pour s’imposer en Afrique, dans l’Est de l’Europe et dans l’Empire ottoman (qui, en 1907, lui attribue la ligne de chemin de fer de Bagdad), et ces luttes sont déjà des luttes pour les minerais et le pétrole.

Quant aux Etats-Unis, ils se voyaient déjà comme la grande puissance mondiale au début du XXe siècle. Annie Lacroix-Riz remet les pendules à l’heure en ce qui concerne le mythe de l’isolationnisme des USA: d’abord, il inclut toute l’Amérique latine dans sa zone d’influence intérieure, et il n’exclut pas qu’elle en sorte quand la situation est favorable; ainsi, en 1899, on s’insurge, aux USA, contre le monopole que les Européens se sont taillé en Chine.

Mais le point essentiel de la conférence, c’est l’implication des USA en Europe et leurs relations traditionnellement complexes avec l’Allemagne qui, à l’issue de la Première Guerre mondiale, leur sert à la fois de cheval de Troie et constitue pour eux un sérieux rival. Cet axe USA/Allemagne affaiblit les deux autres impérialismes, français et anglais, qui, en 1918, sont déjà épuisés et ne joueront plus qu’un rôle secondaire. Dès 1918, l’Allemagne, appuyée par les USA, part à la conquête des pays baltes et de l’Ukraine (riche, outre sa situation stratégique, de blé, fer, charbon) ; la famine de 1920-1921 lui permettra, sous couvert d’opération humanitaire, d’avancer ses pions.

Ainsi, le vaincu apparent, l’Allemagne, est en fait le vrai vainqueur. A partir des années 1920, l’Angleterre et la France, qui ne sont plus en mesure de développer leurs propres intérêts en Europe centrale, se retrouvent, du fait de l’imbrication des intérêts industriels et financiers, les alliés de l’Allemagne. Cette situation les conduira à la politique des concessions à l’Allemagne : en 1935, l’Angleterre lui reconnaît le droit à une marine de guerre, égale au tiers de la sienne, ce qui permettra à l’Allemagne de préparer la guerre contre la Russie dans la Baltique. Puis ce sera le lâchage de la Tchécoslovaquie, dont le Français Schneider contrôle pourtant la sidérurgie, mais il préfère céder Skoda à Krupp, et ce sont les accords de Munich en septembre 1938. En Espagne, c’est l’Angleterre qui joue un rôle de premier plan dans la métallurgie et les chemins de fer, mais elle aussi s’incline devant l’Allemagne. Ce n’est qu’en 1939 que l’exacerbation des rivalités entre Allemagne et USA les contraindra à choisir entre les deux.

Il faut cesser de voir la Deuxième Guerre mondiale comme une belle histoire de lutte anti-fasciste. C’est encore une guerre pour les ressources énergétiques et, là encore, les deux grands impérialismes ont le même objectif : l’Ukraine et, au-delà, la Russie. L’Allemagne essaie de l’atteindre par sa puissance militaire, et les USA par leur puissance financière : pendant que les belligérants s’usent, les USA, eux, s’enrichissent et, comme en 1918, ils n’interviendront militairement que le plus tard possible, une fois l’issue acquise, grâce à Stalingrad et au sacrifice de 20 millions de Soviétiques (on ne le répétera jamais assez face aux tentatives de réécriture de l’Histoire, comme celle du responsable polonais qui attribuait la libération d’Auschwitz aux Ukrainiens!). Dès ce moment, les USA visent à arrêter l’avance de l’Armée rouge, et préparent, dès avant la défaite de l’Allemagne, la future guerre contre l’URSS.

Ce retour en arrière est essentiel pour comprendre la situation actuelle : nous sommes, dit Annie Lacroix-Riz, dans une situation finlandaise: comme, en 1939, on avait lancé la Finlande contre l’URSS, on lance aujourd’hui l’Ukraine contre la Russie. Et comme alors aussi, Allemagne et USA, tout en étant alliées et complices, s’affrontent sur tous les terrains, comme elles se sont affrontées en Yougoslavie dans les années19 90 (voir Michel Collon, Poker menteur. Les grandes puissances, la Yougoslavie et les prochaines guerres, 1998).

L’impérialisme, stade suprême du capitalisme: toutes les époques de crise présentent les mêmes caractères économiques et politiques, mouvement de concentration du capital, impérialisme virulent, extrême violence dans les rapports politiques et sociaux, renforcement de la propagande, corruption exacerbée. La baisse de la part laissée aux salaires, même si elle descendait à zéro, comme dans les camps de concentration, ne suffira pas à inverser la baisse tendancielle du taux de profit. Selon Annie Lacroix-Riz, le capitalisme, comme le féodalisme avant lui, est moribond parce qu’il ne permet plus le développement des forces productives. Face à cette situation critique, et à ce qui nous attend encore, il faut que le plus grand nombre possible de citoyens comprenne ce qui se joue autour de nous.

Rosa Llorens

Rosa Llorens est normalienne, agrégée de lettres classiques et professeur de lettres en classe préparatoire.

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