L’Europe du Sud-Est dans les relations internationales au tournant du XXe siècle 4/4


Par Vladislav B. SOTIROVI – Le 9 mai 2019 – Source Oriental Review

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L’intérêt principal de la France dans la région de l’Europe du Sud-Est n’était fondamentalement pas politique mais économique. La région était perçue par les responsables politiques français comme étant essentiellement importante en raison des trois points suivants :

  • En tant qu’espace privilégié pour l’investissement de la capitale financière française.
  • En tant que région étant le lien routier le plus approprié avec l’Empire ottoman.
  • En tant qu’ancrage de la domination économique française sur l’Est de la Méditerranée 1.

La politique française du statu quo dans les Balkans

À cet égard, la pénétration économique française dans la région, suivie d’un investissement du capital financier français dans tous les pays des Balkans, a connu un succès notable dans la seconde moitié du XIXe siècle. C’est particulièrement vrai pour la Serbie, la Bulgarie et la Grèce. Le Royaume de Serbie est devenu l’un des pays des Balkans les plus dépendants des capitaux financiers français, surtout après 1881, date à laquelle l’entreprise française General Union a accordé le prêt le plus élevé pour la construction de la première ligne ferroviaire de Serbie (Belgrade-Niš). La Serbie est devenue plus dépendante de la capitale française en 1910 lorsque la banque franco-serbe a été créée avec la prédominance de la capitale française. Ainsi, à la veille des guerres des Balkans de 1912-1913, les capitaux français d’investissement dominaient en Serbie. Toutefois, les concessions économiques françaises étaient étroitement liées à la politique française dans la région. En conséquence, le gouvernement français contrôlait dans une large mesure la politique étrangère de la Serbie.

Cependant, l’objet principal de l’assujettissement financier français dans la région de l’Europe du Sud-Est était, en fait, l’Empire ottoman. Les financiers et hommes d’affaires français ont financé environ 32% de la Compagnie des chemins de fer de Bagdad, tandis que 63% du prêt de l’État ottoman devait être payé pour la France. Néanmoins, ce qui était le plus important, c’était qu’un nombre prédominant d’actions de la Banque Ottomane de l’État appartenait à la France. Ainsi, les entrepreneurs français ont obtenu des concessions très importantes pour la construction des lignes ferroviaires ottomanes en Anatolie, en Arménie et en Syrie. Par la suite, les concepteurs de la politique étrangère française en relation avec les Balkans ont dû sérieusement prendre en considération les intérêts économiques des financiers et des hommes d’affaires français. Les entrepreneurs français, cependant, afin de gagner de l’argent à l’intérieur de l’Empire ottoman, ont réalisé que l’Empire ottoman ne devait pas être territorialement et politiquement désintégré ou démembré. En outre, ils soutenaient l’idée d’une réforme ottomane économique, institutionnelle et politique ainsi que sur la prospérité. Pour faire court, le capital financier et les investissements français ne faisaient des bénéfices que dans un Empire ottoman réformé et prospère, mais pas dans un Empire politiquement désintégré. Le principe fondamental de cette économie politique est devenu la référence en matière de politique du statu quo français dans les Balkans 2.

L’approche française à l’égard de la Ligue des Balkans de la Serbie, du Monténégro, de la Bulgarie et de la Grèce, en particulier en ce qui concerne l’accord serbo-bulgare, avait deux poids deux mesures. D’une part, Paris était en désaccord avec la création d’une telle alliance si elle était dirigée contre l’intégrité territoriale ottomane. D’un autre côté, Paris a soutenu l’établissement de l’alliance au cas où elle accepterait une orientation politique anti-austro-hongroise, mais pas une orientation anti-ottomane. Le gouvernement français l’a clairement fait remarquer au premier ministre bulgare, M. Geshov : les objectifs de la France à l’Est étaient de préserver à la fois l’intégrité territoriale de l’Empire ottoman et le statu quo politique dans les Balkans.

Il faut dire que la politique française de bonnes et très amicales relations avec l’Empire ottoman remonte déjà à 1535, lorsque le gouvernement français a conclu le premier accord bilatéral avec le sultan ottoman et la Sublime Porte (le gouvernement) 3. Lors des préparatifs des guerres des Balkans de 1912-1913, le premier ministre français Raymond Poincaré rendit visite à l’empereur russe à Saint-Pétersbourg en août 1912, et il fit remarquer que la Ligue des Balkans de la Bulgarie, la Serbie, le Monténégro et la Grèce n’était pas la bienvenue en France car elle était conçue comme la coalition militaire et politique anti-ottomane 4.

Serbian Day

Une affiche pour la “Journée serbe” organisée en France le 25 juin 1916, montrant des soldats français et serbes côte à côte.

 

La principale raison de l’animosité française à l’égard de la Ligue des Balkans était l’évaluation française qu’un tel bloc politico-militaire serait sous le contrôle politique russe et finalement utilisé contre les intérêts économiques et politiques français dans les Balkans. L’article du contrat de 1912 entre la Serbie et la Bulgarie sur le rôle d’arbitre de l’empereur russe Nicolas II dans la controverse serbo-bulgare sur la division de la Macédoine a rendu Paris soupçonneux quant à la conception de toute forme de coopération des pays des Balkans. En d’autres termes, la Ligue des Balkans de 1912 était considérée par la France comme une alliance militaro-politique sous le patronage de la Russie, qui serait utilisée par l’empereur russe pour aider la Russie à gagner le détroit et Constantinople. L’administration française n’a donc pas accordé de prêt d’État à la Bulgarie à l’automne 1912, craignant que ce prêt (180 millions de francs) ne soit utilisé pour changer le statu quo balkanique, c’est-à-dire pour la guerre contre l’Empire ottoman 5, comme le soulignent les mémoires politico-diplomatiques de Raymond Poincaré 6. La presse française, comme le journal parisien le Figaro, partageait son opinion. Cependant, lorsque les pays des Balkans eurent déjà vaincu l’Empire ottoman au printemps 1913, la diplomatie française tenta de coopérer avec la Russie afin de transformer l’alliance en bloc militaire contre la double monarchie d’Autriche-Hongrie 7.

La politique britannique de l’équilibre des pouvoirs en Europe et dans les Balkans

La politique britannique dans les Balkans, de même que la politique française, a suivi essentiellement ses propres intérêts économiques dans la région. Les capitaux financiers du Royaume-Uni étaient présents dans chacun des pays des Balkans, mais ont surtout exercé une influence dans l’Empire ottoman. Au début du XXe siècle, les marchands britanniques contrôlaient la plus grande partie du commerce ottoman d’import-export 8. Par exemple, 35 % des importations ottomanes totales provenaient du Royaume-Uni. Les entrepreneurs britanniques se sont montrés particulièrement intéressés par l’exploitation des champs pétrolifères ottomans au Moyen-Orient. Autre exemple, la compagnie anglo-persane avec la compagnie Shell avait environ 75% des investissements dans la Compagnie Pétrolière Turque qui avait le monopole de l’exploitation du pétrole dans l’Empire ottoman. La situation était similaire en ce qui concerne le commerce ottoman du coton, qui était principalement entre les mains des Britanniques. Désormais, le golfe Persique était considéré par les hommes d’affaires britanniques comme le terrain de la première priorité de la stratégie économique et politique de la Grande Bretagne envers l’Empire ottoman. Cependant, la Russie avait un intérêt similaire sur le Golfe alors qu’elle était un allié militaro-politique du Royaume-Uni. Les compétitions russo-britanniques sur les champs pétrolifères persans et ottomans et d’autres richesses naturelles ont été temporairement réglées par l’accord sur les zones d’influence entre Saint-Pétersbourg et Londres en 1907. Selon cet accord, le territoire persan était divisé sur les sphères d’influence économique et politique du nord de la Russie et du sud-est de la Grande-Bretagne. Néanmoins, le territoire principal (partie centrale de la Perse), pomme de discorde entre la Russie et le Royaume-Uni, est resté indivisé. La ligne d’influence russe s’étendait de la rivière Heri-Rud à l’est jusqu’à la ville de Jäsd au sud et finalement au sud du Kurdistan à l’ouest. La bande de démarcation britannique de la sphère d’influence en Perse va de la ville de Burudschänd au nord-est à la ville de Kirman à l’ouest et se termine dans le port de Bändär Abbas au sud9.

Peace conference

Faisal bin Hussein bin Ali al-Hashemi (au centre) avec des délégués dont Lawrence d’Arabie (le troisième à droite, avec la coiffe) à Versailles pendant la conférence de paix de Paris en 1919.

 

Pour le Royaume-Uni, le golfe Persique avait un autre point d’importance car, dans cette région, la ligne ferroviaire Bagdad-Basra devait être terminée. Ainsi, afin d’élargir son propre territoire du protectorat dans la région du golfe Persique, la politique étrangère britannique s’est efforcée d’arracher les terres du Koweït à l’Empire ottoman et de créer un État koweïtien semi-indépendant sous le patronage britannique. La première phase de ce plan a été achevée avec succès en 1899, tandis que la seconde a été réalisée en 1913, c’est-à-dire pendant les guerres des Balkans 10.

Des sources historiques indiquent que l’Empire ottoman a été forcé de céder le territoire du Koweït en 1913 au protectorat de la Grande Bretagne afin d’obtenir le soutien britannique sur la question de l’Albanie – une province de l’Empire ottoman qui était alors sous l’occupation militaire de la Serbie et de la Grèce. La stratégie diplomatique britannique considérait son influence dans le golfe Persique comme un contrepoids à l’influence austro-italienne en Albanie et dans le détroit d’Otrante. Ce n’est pas par amour de la vérité que l’establishment britannique au pouvoir a exigé, lors de la Conférence de Londres des ambassadeurs sur l’Albanie, d’obtenir le protectorat britannique sur le Koweït en échange du protectorat austro-hongrois et italien sur l’État indépendant albanais de jure qui devrait être reconnu après les guerres des Balkans de 1912-1913 11.

L’influence politique de la diplomatie britannique dans l’Empire ottoman a été maintenue par de nombreux officiers et représentants britanniques qui ont travaillé dans différents secteurs des bureaux et organisations de l’État ottoman. Les Britanniques sont devenus en premier lieu influents dans les ministères ottomans en tant que conseillers employés dans les différents secteurs du gouvernement.

La capitale financière britannique a progressivement été de plus en plus présente dans la vie économique de la Serbie pendant et après la “guerre douanière” serbo-austro-hongroise de 1906-1911. Les financiers britanniques étaient intéressés par le projet de construction d’une ligne de chemin de fer Adriatique pour relier Belgrade à la mer Adriatique. Selon le projet de construction, l’une de ses branches traverserait la Serbie jusqu’au Danube et à la mer Noire, tandis qu’une autre relierait l’Albanie à Salonique et Istanbul. La partie cruciale du commerce britannique avec l’Albanie, la Grèce, la Serbie et le Monténégro était détenue par le Comité des Balkans des frères Begston. Cependant, la politique du Comité des Balkans était d’obtenir un statut autonome pour la Macédoine et l’Albanie au sein de l’Empire ottoman afin de fournir de meilleures conditions pour l’investissement de ses capitaux dans cette région 12.

La politique étrangère britannique à l’égard de l’Empire ottoman et de l’Europe du Sud-Est était intégrée à la politique générale britannique à l’égard des affaires européennes. Cette politique soutenait l’idée de maintenir “l’équilibre européen des pouvoirs”. En raison de cette politique, l’Empire ottoman a protégé sa propre intégrité territoriale pendant des décennies. La Grande Bretagne préfère, de même que la France, maintenir en vie l’“homme malade sur le Bosphore” pour la simple raison de ne pas permettre à la Russie de profiter de la désintégration de l’Empire ottoman et d’établir son protectorat sur les chrétiens orthodoxes des Balkans 13. En fait, le Royaume-Uni est le principal adversaire à la conception russe de créer un grand État slave uni des Balkans sous son égide. Cependant, après la Révolution des jeunes turques pro-allemande de 1908 à Istanbul 14 et, à partir de la même année, l’annexion austro-hongroise de la Bosnie-Herzégovine 15, les Britanniques ont commencé à coopérer plus étroitement avec la Russie et la France dans les Balkans. L’objectif de ce partenariat était d’empêcher la pénétration de la “Marche vers l’Est” germanique en Europe du Sud-Est et au Proche-Orient. Le ministre britannique des Affaires étrangères Edward Grey a lancé l’idée d’une coalition balkanique dans les années qui ont suivi comme une barrière à la pénétration plus profonde des Habsbourg dans les Balkans 16. La diplomatie britannique a travaillé pour inclure la Grèce dans la coalition afin d’exercer sa propre influence sur la Ligue des Balkans. Dans le même temps, la Grèce ferait une alliance qui ne serait pas en mesure de se soumettre à la politique russe dans les Balkans 17.

La Russie avance vers le détroit

L’influence financière de la Russie dans les économies des pays des Balkans au début du XXe siècle était nettement moindre que celle de l’Allemagne, de l’Autriche-Hongrie, de l’Italie, de la Grande-Bretagne et de la France. En outre, l’influence financière russe dans la vie économique ottomane était presque inexistante. Les échanges commerciaux entre la Russie et l’Empire ottoman étaient sous-développés. De plus, contrairement aux autres membres des grandes puissances européennes, la Russie n’avait pas une seule concession pour la construction d’une ligne ferroviaire dans l’Empire ottoman. Cependant, la présence des capitaux russe s’est progressivement accrue en Bulgarie et en Serbie après le Congrès de Berlin de 1878. Les entrepreneurs russes n’ont toutefois pas réussi à obtenir des concessions de construction ferroviaire très importantes pour les lignes Sophia-Ruse et du Danube vers la mer Adriatique. C’était jusqu’à présent l’indicateur le plus pertinent que la Russie perdait ses positions politico-économiques en Europe du Sud-Est, principalement pour le compte de la double monarchie d’Autriche-Hongrie.

La capitale russe mit les pieds en Serbie en 1867 lorsque le gouvernement serbe du prince Mihailo (Michael) Obrenović obtint le premier prêt de l’État russe. Le prêt était alloué à la préparation militaire de la Serbie à la guerre contre l’Empire ottoman. La nature principale de ce prêt était d’ordre politique, mais non économique. Ce cas avec le prêt russe indique que la Principauté de Serbie de l’époque avait l’intention de lier son destin politique aux événements à venir avec la Russie 18. Il montre clairement deux missions diplomatiques des diplomates serbes Jovan Marinović et Milan Petronijević à Moscou et à Saint-Pétersbourg respectivement à l’automne 1866 et au printemps 1867 19. Durant sa visite à Moscou en novembre 1866, J. Marinović promit au gouvernement russe que l’Empereur russe serait informé sur chaque action diplomatique de la Serbie en Europe du Sud Est. En fait, l’obligation de la Serbie était la première condition sous laquelle le gouvernement impérial russe était disposé à soutenir la Serbie et sa politique étrangère 20. Le deuxième prêt de la Russie à la Serbie fut pris en 1876 à nouveau pour préparer la guerre contre l’Empire ottoman (au moment de la grande crise orientale de 1875-1878). Ce lien politico-économique serbe avec la Russie a conduit le gouvernement serbe à conclure le premier contrat commercial avec la Russie en 1892.

La politique de la Russie à l’égard de l’Empire ottoman était totalement différente des politiques britannique et française à l’égard du même pays. Alors que Londres et Paris avaient l’intention de prolonger l’existence territoriale de l’Empire ottoman dans les Balkans, les politiciens de Saint-Pétersbourg visaient à créer un nouvel ordre balkanique mais sans la présence ottomane dans la région. En d’autres termes, selon la conception russe de la résolution de la question balkanique, l’Empire ottoman devait perdre toutes ses possessions européennes avec la capitale Istanbul et le détroit 21. Le Bosphore, la mer de Marmara et les Dardanelles, toutes parties du territoire de l’Empire ottoman, étaient pour le commerce et la marine russes d’une importance capitale. Par conséquent, le premier objectif de la politique étrangère russe était d’obtenir le contrôle sur ces trois objets d’intérêt géostratégiques. Les Russes croyaient que cette idée ne pourrait se réaliser que dans le cas où Istanbul (Constantinople) serait sous administration russe directe ou au moins sous protectorat. Bientôt, selon le concept russe de réorganisation des affaires balkaniques, la place de l’Empire ottoman n’était réservée qu’à l’Asie Mineure, mais pas au Sud-Est de l’Europe 22. Le contrôle du détroit avec Constantinople est devenu un véritable mythe historique russe 23. Les Russes avaient particulièrement peur que l’Allemagne occupe le détroit dans le cas de la désintégration territoriale ottomane. Selon l’opinion russe, dans ce cas, c’est toute la vie économique du sud de la Russie qui serait encadrée par l’Allemagne 24. Les détroits étaient importants pour l’économie russe car ils reliaient le commerce de la mer Noire russe aux marchés de la Méditerranée et de l’Extrême-Orient. En outre, le détroit était le principal lien outre-mer entre les possessions de la mer Baltique russe et les terres du sud de l’Empire russe. L’exportation par la Russie de maïs du territoire de l’Ukraine actuelle et de pétrole russe du Caucase dépendait fortement du libre passage dans le détroit et la mer de Marmara 25.

La diplomatie russe a constaté que le meilleur moyen d’obtenir le protectorat de la Russie sur le détroit et la mer de Marmara était de soutenir le mouvement de libération des Slaves orthodoxes des Balkans contre l’autorité ottomane. Enfin, la Serbie, le Monténégro et la Bulgarie indépendants mais sous protectorat russe, devraient fournir à la Russie un débouché sur la Méditerranée 26. Cette tâche politique était cachée dans la politique de solidarité pan-slave, comme l’a souligné le ministre russe des Affaires étrangères, Sazonov, en 1914 27. En raison du caractère significatif du détroit pour la stratégie économique et politique russe, les Balkans avaient la première importance dans la politique étrangère russe. Cette région était considérée comme plus importante que le reste de l’Europe, le Moyen-Orient et l’Extrême-Orient. De plus, la Constantinople byzantine (l’Istanbul ottomane) était considérée par les empereurs russes depuis l’époque d’Ivan le Terrible (au pouvoir de 1533 à 1584) 28 comme un centre spirituel de la culture et de la civilisation russe et orthodoxe (comme la troisième Rome) 29. Le Bosphore et les Dardanelles avaient la même importance en Russie que l’Albanie pour l’Italie ou le Golfe Persique au Royaume-Uni.

bosporus-bridge

Le pont du Bosphore, Istanbul, Turquie (aujourd’hui)

Le principal adversaire russe dans les Balkans était la monarchie des Habsbourg (la double monarchie d’Autriche-Hongrie à partir de 1867) depuis la première guerre Russo-Ottomane en 1677-1681. La lutte entre ces deux grandes puissances européennes sur les sphères d’influence en Europe du Sud-Est n’a été que temporairement réglée en 1782 lorsque l’impératrice russe Catherine la Grande et l’empereur autrichien Joseph II ont divisé les Balkans en sphères d’influence russe et habsbourgeoise. La ligne de division, en l’occurrence, allait de Belgrade à la mer Adriatique. Les territoires situés à l’est de cette ligne appartenaient à la zone russe du protectorat, tandis que les terres situées à l’ouest de la ligne revenaient à la zone de favoritisme autrichienne. En fait, les terres serbes étaient partagées entre la Russie et l’Autriche tandis que l’Albanie actuelle était donnée à la Russie. C’est le premier et le seul exemple de l’Autriche renonçant à sa revendication sur le territoire de l’Albanie, la cédant à la Russie. La marine impériale russe commença à appliquer cet accord par l’occupation des îles ioniennes en 1799. Cette action militaire fut conçue comme une ouverture pour la pénétration plus profonde ultérieure de la Russie dans les Balkans de l’Est exactement via le territoire de l’Albanie 30. Cependant, pendant tout le XIXe siècle, le territoire de l’Albanie était sous la sphère d’intérêt de l’Autriche, non de la Russie. De plus, la diplomatie russe signa deux accords avec la double monarchie d’Autriche-Hongrie sur le statu quo balkanique en 1897 et 1903. En conséquence, le territoire de l’Albanie actuelle avec la Macédoine occidentale et le Kosovo-et-Métochie était reconnu comme une zone sous influence austro-hongroise 31.

L’importance de l’Albanie pour la politique étrangère russe est réapparue pendant l’occupation militaire serbo-grecque du territoire actuel de l’Albanie en 1912-1913, terre de l’Empire ottoman. À l’époque, seule la Russie soutenait la Serbie et la Grèce dans leur politique contre l’indépendance de l’Albanie, tandis que tous les autres membres des grandes puissances européennes s’opposaient au projet russe de diviser l’Albanie en deux parties. En même temps, pendant la crise albanaise, un nombre important d’habitants musulmans d’Albanie ont exprimé leur loyauté envers l’Empire ottoman. L’intention russe de diviser l’Albanie entre la Serbie et la Grèce en 1913 était, en fait, la compensation à Belgrade et Athènes pour le projet de la Russie de donner à la Bulgarie de grandes concessions territoriales en Macédoine et en Thrace. De plus, la diplomatie russe eu l’idée en 1914-1915 d’unir la Serbie avec le Monténégro, le Kosovo-et-Metochie, la Dalmatie, l’Albanie du Nord et la Bosnie-Herzégovine en un seul Etat fédéral de la nation serbe 32. Cette idée était vivante lors de la création de la Ligue des Balkans en 1912 et son principal protagoniste est devenu l’ambassadeur de Russie en Serbie, N. Hartvig 33. Cependant, pendant les guerres des Balkans de 1912-1913, l’ultime cession russe de l’Albanie à l’Autriche-Hongrie et à l’Italie en 1913 s’est produite avec la conviction profonde de l’Empereur que la question albanaise provoquerait la troisième guerre des Balkans, ce pour quoi la Russie n’était pas préparée à ce moment là. L’Albanie était considérée dans la conception de la politique étrangère russe dans les Balkans comme le territoire qui devait contrecarrer la pénétration des Italiens et des Habsbourg en direction du détroit 34, et Constantinople où “les clés de la maison russe avaient été”35.

Vladislav B. SOTIROVI

Traduit par Fabio, relu par Kira pour le Saker Francophone

Notes

  1. Documents diplomatiques français 1871−1914, Vol. VI−VII, Paris, 1933
  2. Sur cette question, voir dans Georgeon F., L’ économie politique selon Ahmed Midhat, Edhem E. (ed.), Première rencontre internationale sur l’Empire ottoman et la Turque moderne, Istanbul, 1991, 464−479; Inalcik H., Quataert D. (eds.), An Economic and Social History of the Ottoman Empire, 1300−1914, Cambridge, 1994; Kunelarp S., “Les Ottomans à la découverte de l’Europe: Récits de voyageurs de la fin de l’Empire”, Etudes turques et ottomans: Documents de travail, theme issue on “Voyageurs et diplomates ottomans,” № 4, December 1995, 51−58
  3. Поповић В., Источно питање, Беогрaд, 1928, 56
  4. Renuvin P., Evropska kriza i prvi svetski rat, Zagreb, 1965, 144. Voir aussi August T., The Selling of the Empire: British and French Imperialist Propaganda, 1890−1940, Westport, 1985
  5. Балканската война или pуската оранжева книга, София, doc. № 11, 8 (Documents diplomatiques du ministère russe des Affaires étrangères sur les Balkans d’août 1912 à juillet 1913)
  6. Poincaré R., Les Balkans en feu, Paris, 1923, 33. Sur le même problème, voir plus dans Becker J. J., The Great War and the French People, Leamington Spa, 1985
  7. Documents diplomatiques français, Vol. VI, doc. № 229. Sur cette question, voir dans[Jelavich B., A Century of Russian Foreign Policy, 1814−1914, Philadelphia, 1964; Thaden E., Russia and the Balkan Alliance of 1912, University Park Pennsylvania, 1965; Jelavich B., Russia’s Balkan Entanglement, 1806−1914, Cambridge, 1991; Геллер М., История Российской империи, Vol. III, Москва, 1997
  8. Taylor A. J. P., The Struggle for Mastery in Europe 1849−1918, Oxford, 1954, 504
  9. Westermann Großer Atlas zur Weltgeschichte, Braunschweig, 1985, 134
  10. Palmowski J., A Dictionary of Contemporary World History from 1900 to the Present Day, Oxford−New York: Oxford University Press, 2004, 358
  11. Archives du Ministère des Affaires Etrangères, Correspondance politique, Turquie, Guerres balkaniques, Conférence de Londres; Decision of the Ambassadors’ Conference, Nov. 9, 1921, Simmonard A., Essai sur l’independence Albanaise, Paris, 1942; Commission Internationale de délimitation des frontières de l’Albanie. Frontière Serbo-Croato-Slovene-Albanese. Protocole de délimitation, Florence, 1926. Cette question a fait l’objet d’un traitement plus approfondi, dans Puto A., Albanian Independence and the Diplomacy of the Great Powers 1912−1914, Tirana, 1978; Puto A., The Albanian Question in the International Acts of the Period of Imperialism, 1912−1918, Vol. I−II, Tirana, 1987
  12. Балканската война или pуската оранжева книга, София, doc. № 11, 18−21 (Documents diplomatiques du ministère russe des Affaires étrangères sur les Balkans d’août 1912 à juillet 1913)
  13. Taylor A. J. P., The Struggle for Mastery in Europe 1849−1918, Oxford, 1954, 504−506; Janković B., The Balkans in International Relations, Hong Kong, 1988, 89−119. Sur la même question, voir Rossos A., Russia and the Balkans: Inter-Balkan Rivalries and Russian Foreign Policy, 1908−1914, Toronto, 1981
  14. Sur la Révolution des jeunes Turcs de 1908, voir Lévt-Aksu N., Georgeon F., (eds.), The Young Turk Revolution and the Ottoman Empire: The Aftermath of 1908, London−New York: I.B.Tauras, 2017
  15. Sur les perspectives britanniques concernant la crise de l’annexion de 1908-1909, voir Demirci S., British Public Opinion Towards the Ottoman Empire During the Two Crisis: Bosnia-Herzegovina (1908−1909) et The Balkan Wars (1912−1913), Gorgias Pr Llc, 2010
  16. Thaden E., Russia and the Balkan Alliance of 1912, University Park Pennsylvania, 1965, 120. Sur la même question, voir Taylor A. J. P., The Habsburg Monarchy 1809−1918. A History of the Austrian Empire and Austria-Hungary, London, 1990, 276−302, Seton-Watson R. W., Britain in Europe 1789−1914
  17. British documents on the Origins of the War, 1899−1914, Vol. IX, doc. № 461; Drosos D., La Fondation de l’ Alliance Balkanique, Athènes, 1929
  18. Миљковић Д., Прилози расветљавању привредних односа Србије и Русије у XIX   веку, Београд, 1956, 11−16 (documents)
  19. Дипломатски архив, Београд, Архива Илије Гарашанина, Letter from Schtackelberg to Ignatiev, Wien, November 27, 1866. ans cette lettre, il y a un concept concernant la conversation entre Marinović et Gorchakov.; Ibid., Писмо Гарашанина Ристићу, Београд, 11. децембар, 1866; Ibid., Мариновић J., “Питање о градовима”; Haus-Hof und Staats-Archiv, Wien, Letter from Beist to Prokresch, Vienna, December 20, 1866; Ibid., Marinović’s papers, Letter from Prince Mihailo to Bismarck, Belgrade, October 24, 1866; Дипломатски архив, Београд, Архива Јована Ристића, Писмо Гарашанина Ристићу, Београд, фебруар 1867; Ibid., Писмо Гарашанина Ристићу, Београд, 11. мај 1867; Дипломатски архив, Београд, Архива   Илије Гарашанина, Писмо Гарашанина Ристићу, Београд, 11. мај 1867, концепт; Ibid., Писмо Гарашанина Петронијевићу, Београд, 20. мај, 1867, концепт; Дипломатски архив, Београд, Записник седница од 31. маја 1867; Ристић Ј., Последња година спољашње политике кнеза Михаила, Београд, 1895, (memoires), 15, 45; Ловчевић С. (уредник), Писма Илије Гарашанина Јовану Мариновићу, Зборник САНУ, том II, № XXII, Београд, 1931
  20. Дипломатски архив, Београд, Политички односи, Писмо Мариновића Горчакову, Београд, 17. фебруар, 1867, концепт; Ibid., Letter from Stremoukov to Marinović, St. Petersburg, February 9, 1867; Дипломатски архив, Београд, Хартије Јована Мариновића, Letter from Shishkin to Marinović, Belgrade, March 1867
  21. A ce sujet, voir l’entretien entre le représentant du ministère français des Affaires étrangères, Maurice Paléologue, et l’ambassadeur de Russie en France, Izvolsky, à l’adresse suivante Taylor A. J. P., The Struggle for Mastery in Europe 1849−1918, Oxford, 1954, 505; Paléologue M., An Ambassador’s Memoirs, London, 1923
  22. A ce sujet, voir Taylor A. J. P., “The War Aims of the Allies in the First World War”, Pares R., Taylor A. J. P. (eds.), Essays Presented to Sir Lewis Namier, London, 1956; Balsover G. H., “Aspects of Russian Foreign Policy, 1815−1914”, Pares R., Taylor A. J. P. (eds.), Essays Presented to Sir Lewis Namier, London, 1956
  23. Адамов Е. А., Константинополь и проливы по секретным документам б. Министерства иностранных дел, Москва, 1926
  24. Rapport du ministre russe des Affaires étrangères, Sazonov, à l’empereur russe Nicolas II, décembre 1913
  25. L’économie russe a énormément souffert lorsque, pendant la guerre italo-ottomane de 1911-1912, les autorités ottomanes n’ont fermé le détroit que pendant deux semaines en avril 1912
  26. Gottlieb W. W., Studies in Secret Diplomacy During the First World War, London, 1957, 148−162. Sur cette question, voir plus dans Дякин В. С., Русская буржуазия и царизм в годы первой мировой войны (1914−1917), Ленинград, 1967; Покровский М. Н., Царская Россия и война, Москва, 1924; “Die Internationalen Beziehungen im Zeitalter des Imperialismus”, II, 7 II, № 493. Winston Churchill a déclaré au cours des premiers mois de la Première Guerre mondiale que les soldats russes ne combattront bravement que si le détroit est la tâche de leur victoire
  27. Sazonov S., Les années fatales, Paris, 1927
  28. Sur le règne d’Ivan le Terrible, voir Anisimov J., Rusijos istorija nuo Riuriko iki Putino: Žmonės. Įvykiai. Datos, Vilnius: Mokslo ir enciklopedijų leidybos centras, 2014, 131−146
  29. Sur cette question, voir Mango C., Byzantium and its Image, London, 1984; Mango C., Byzantium The Empire of New Rome, New York, 1982; Shevchenko I., Ideology, Letters and Culture in the Byzantine World, especially “Constantinople viewed from the eastern provinces” and “Byzantium and the eastern Slavs after 1453”, London, 1972; Johnson R. M., The Third Rome: Holy Russia, Tsarism and Orthodoxy, The Foundation for Economic Liberty, Inc., 2004
  30. Pour en savoir plus sur la question orientale au XVIIIe siècle, voir Sorel A., La question d’orient au XVIIIe siècle, Paris, 1889; Driault E., La question depuis ses origines jusqu’à nos jours, Paris, 1898. A propos du caractère géopolitique de la question orientale et de la Russie, voir dans Перишић С., Нова геополитика Русије, Београд: Медија центар Одбрана, 2015, 56−60
  31. Хвостов В. М., История дипломатии, II, Москва, 1963, 345−351; Динев А., Илинденската епопеја, II, Скопје, 1949, 5−10
  32. Дипломатски архив, Београд, Извештај министарства спољних послова Србије војној врховној команди, телеграф послат из Ваљева 3. октобра 1914. г., документ бр. 5714; Архив Југославије, Београд, Фонд Јоце Јовановића Пижона, Дневници Ј. Ј. Пижона, кутија бр. 54, документ бр. 247. On the Russian diplomacy during the First World War, voir Трубецки Н. Г., Рат на Балкану 1914−1917. и руска дипломатија, Београд: Просвета, 1994 (memoires)
  33. Международние отношения в епоху империализма. Документы из архивов царского и временого правителъства 1878−1917, том XX, Москва, 1938,   Report by the Russian representative in Belgrade from September 20, 1912; Балканската война или pуската оранжева книга, Софиа, doc. № 36, 19−20 (les documents diplomatiques du ministère russe des Affaires étrangères sur les Balkans d’août 1912 à juillet 1913)
  34. Sur ce problème, voir Проект захвата Босфора в 1896 г., Красный Архив, том IV−V, (XLVII–XLVIII), Москва−Ленинград, 1931; Хвостов В. М., История дипломатии, том II, Москва, 1963
  35. Покровский М. Н., Царская Россия и война, Москва, 1924
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