Par Dmitry Orlov – Le 12 décembre 2017 – Source Club Orlov
Ces deux derniers jeudis, j’ai publié deux articles (ici et ici) qui ont plus ou moins passé en revue mes efforts pour inspirer des efforts durables de développement communautaire dans le contexte nord-américain, au moins dans sa dimension terrestre. Je suis toujours optimiste quant aux possibilités de homesteading en auto-suffisance, et je continue de travailler sur un plan différent, celui de la construction de communautés mobiles et flottantes – basé sur le Quidnon – « Une maison flottante qui navigue ». J’en dirai bientôt plus. Mais pour conclure sur ce thème que j’ai lancé il y a plus de trois ans avec ce livre, voici un extrait assez important.
La liste suivante de… euh… commandements a été dressée en regardant fonctionner beaucoup de communautés différentes qui durent. Elle ne dépend pas du type exact de communauté : patriarcal ou prônant l’égalité des droits et responsabilités des hommes et des femmes, religieux ou athée, sédentaire, migrateur ou nomade, qu’il s’agisse d’agriculteurs ou de saltimbanques, de gens respectueux de la loi ou de hors-la-loi, de personnes très instruites ou d’analphabètes, qu’elles soient strictement traditionalistes ou poly-amoureuses, végétaliennes ou omnivores…
Ce large éventail devrait vous permettre d’écarter toute crainte que la communauté que vous envisagez de former ou de rejoindre puisse se passer de suivre ces commandements. Étant donné le très large éventail de variations entre les communautés que j’ai examinées, trouver une correspondance exacte avec celle que vous êtes susceptibles d’aimer est, d’une part, extrêmement improbable et, d’autre part, complètement hors de propos pour découvrir les traits communs qui sous-tendent leur succès.
Leur seul point commun est qu’elles ont toutes des enfants, qu’elles les élèvent et les acceptent dans la communauté en tant que membres adultes. Ce sont des communautés biologiques qui fonctionnent comme de minuscules nations souveraines, et non des institutions sociales à sens unique auxquelles les gens se joignent et où ils meurent, telles que les monastères, les maisons de retraite, les hospices et les cultes du suicide. La différence est que si les premières durent, pendant parfois de nombreuses générations, les secondes ne le font pas. C’est un résultat empirique, pas théorique, et donc il est très difficile d’en débattre selon son idéologie ou ses goûts.
Les XIII Commandements des communautés qui durent
I. Vous ne devriez probablement pas vous rassembler de gré ou de force et former une communauté à partir des gens qui se trouvent juste à proximité, qui n’ont pas grand chose à faire ensemble et qui se sentent libres de partir dès qu’ils sont ennuyés ou que ça cesse d’être amusant. La communauté devrait être fondée comme un acte conscient, délibéré et manifeste de sécession de la société dominante, un événement historique important transmis à travers l’histoire et commémoré par une chanson, une cérémonie et une reconstitution historique. Un événement classique est celui où les membres fondateurs abandonnent toute propriété privée, la rendant commune, lors d’une cérémonie solennelle, au cours de laquelle ils prennent de nouveaux noms et se saluent par leurs nouveaux noms de frères et sœurs. Les membres fondateurs devraient être rappelés et vénérés pour leur acte courageux et généreux. Cela fait de la communauté une entité auto-consciente et synergique avec une volonté propre qui transcende les volontés de ses membres individuels.
II. Vous ne devriez probablement pas piéger les gens au sein de la communauté. L’adhésion à la communauté devrait être volontaire. Chaque membre doit avoir une garantie de pouvoir partir, sans poser de questions. Cela dit, faites tout ce que vous pouvez pour empêcher les gens de partir parce que les défections sont très mauvaises pour le moral. Une bonne astuce consiste à donner aux gens des vacances quand ils en ont besoin, et un bon moyen de le faire est de lancer un programme d’échange avec une autre communauté similaire. Il n’est pas nécessaire d’avoir une garantie totale de pouvoir revenir et être accepté à nouveau, mais cela devrait être généralement possible. Ceux qui sont nés dans la communauté devraient avoir la possibilité explicite, pendant leur adolescence, de se rebeller, de s’échapper, de sortir et de voir le monde et d’y faire leurs expériences, avec la possibilité de revenir, de s’engager et d’être acceptés comme membres à part entière. Quand les gens se comportent mal, la menace d’expulsion peut être utilisée, mais cela devrait n’être considéré que comme « l’option nucléaire ». D’un autre côté, vous devriez probablement avoir des règles pour expulser les gens plus ou moins automatiquement lorsqu’ils se comportent très, très mal, bien que de tels cas devraient être extrêmement rares, parce que permettre à ces personnes de rester dans les parages est aussi très mauvais pour le moral.
III. Vous ne devriez probablement pas continuer comme si la communauté n’avait pas d’importance. La communauté devrait se considérer comme séparée et distincte de la société environnante. Son séparatisme devrait se manifester dans la façon dont ses membres se comportent avec les membres de la société environnante : en tant que représentants externes de la communauté plutôt qu’en tant que membres individuels. Toutes les transactions avec le monde extérieur, autres que l’échange de plaisanteries et une simple conversation, devraient être faites au nom de la communauté. Les étrangers ne doivent pas pouvoir exploiter les faiblesses individuelles ou les différences entre les membres. Pour en obtenir certains avantages, surtout si la communauté est de nature clandestine, les membres peuvent maintenir l’illusion qu’ils agissent en tant qu’individus, mais en réalité ils devraient agir au nom de la communauté en tout temps.
IV. Vous ne devriez probablement pas la disperser à travers un territoire. La communauté devrait être relativement autonome. Elle ne peut pas être virtuelle ou se réunir seulement périodiquement. Il doit y avoir un lieu géographique ou un lieu de rassemblement, avec suffisamment d’espace public, même si le lieu change de temps en temps. La communauté devrait être basée sur un arrangement de vie communautaire qui supplée à toutes les nécessités. Une communauté vivant dans des appartements dispersés dans une grande ville ne va pas durer très longtemps. Si c’est comme ça que vous devez commencer, utilisez le temps dont vous disposez pour économiser de l’argent et acheter des terres. Un mode de vie simple mais suffisant, qui minimise les coûts de logement tout en optimisant la cohésion et la sécurité du groupe, est de fournir à tous les adultes et couples des chambres assez grandes pour eux et leurs bébés, des chambres séparées pour les enfants de plus d’un certain âge et des installations communes pour tous les autres besoins. Cela peut être réalisé en utilisant un grand bâtiment ou plusieurs plus petits.
V. Vous ne devriez probablement pas permettre la privatisation rampante. La communauté devrait regrouper et partager toutes les propriétés et ressources à l’exception des effets personnels. Tout l’argent et les biens venant de l’extérieur, y compris les revenus, les pensions, les dons et même les subventions gouvernementales devraient être versés dans un pot commun, à partir duquel sont affectées les dépenses pour les utilisations communes. Ces usages communs doivent inclure touts les besoins : nourriture, abri, vêtements, médicaments, soins aux enfants, soins aux personnes âgées, enseignement, divertissement, etc. Les membres qui deviennent soudainement riches, par héritage ou par d’autres moyens, doivent avoir le choix : mettre l’argent dans le pot, ou le garder et quitter la communauté. Ce modèle de consommation communautaire est très efficace.
VI. Vous ne devriez probablement pas essayer de résoudre les problèmes par vous-même. La communauté devrait avoir des objectifs et des besoins collectifs explicites. Ces objectifs et besoins ne peuvent être satisfaits que par des actions collectives et non individuelles. Le bien-être de la communauté doit être le résultat d’une action collective, de membres travaillant ensemble sur des projets communs. En outre, ce travail collectif devrait être en grande partie volontaire, et les membres qui en ont marre de certaines tâches ou de participer à certaines équipes devraient pouvoir soulever la question lors de réunions et demander à être réaffectés. C’est génial quand les membres ont de nouvelles idées brillantes sur la façon de faire les choses, mais celles-ci doivent être discutées lors d’une réunion ouverte et exprimées comme des initiatives à poursuivre collectivement.
VII. Vous ne devriez probablement pas laisser les étrangers vous donner des ordres. Il est préférable que la communauté soit la source ultime de l’autorité pour tous ses membres. Il devrait y avoir un code de conduite universellement accepté. Il est bien mieux qu’il soit gardé non écrit et transmis oralement. Le recours ultime, au-delà de la portée de tout système externe de justice ou d’autorités externes, ou de toute autorité individuelle au sein du groupe, devrait être la réunion ouverte, où tout le monde a le droit de parler. Les gens ne devraient pouvoir parler que d’eux-mêmes : toute tentative de représentation devrait être considérée comme un ouï-dire et ignoré. Vous ne devriez probablement pas recourir à des techniques légalistes telles que le dépouillement des votes ou le vote par acclamation. Le débat devrait se poursuivre jusqu’à ce qu’un consensus soit atteint. Pour parvenir à une décision consensuelle, utilisez toutes les astuces pour gagner les voix opposées (potentiellement vociférantes et diviseuses), jusqu’à la menace d’expulsion. Une communauté qui ne parvient pas à un consensus complet sur une décision clé ne peut pas fonctionner et devrait automatiquement se séparer. Mais cela a tendance à être rare, parce que le statut de membre dépend d’eux-mêmes et de mettre les besoins de leur communauté avant les leurs, et l’un de ces besoins est le besoin de consensus. Les décisions prises par consensus en séance publique devraient avoir force de loi. Les décisions imposées à la communauté de l’extérieur devraient être considérées comme des actes de persécution, et contrées par une protestation non-violente, la désobéissance civile, l’évasion et, si les conditions le justifient, par l’organisation d’un exode. Le moyen infaillible éprouvé pour éviter d’être soumis à une autorité extérieure est de fuir, en groupe. Oh, et vous ne devriez probablement pas perdre votre temps à voter, à essayer de vous faire élire, à témoigner devant un tribunal, a intenter des poursuites contre des personnes ou des institutions ou a faire votre devoir de juré.
VIII. Vous ne devriez probablement pas remettre en question la bonté merveilleuse de votre communauté. Votre communauté devrait avoir une autorité morale et du sens pour tout ceux qui la composent. Il ne peut s’agir d’une simple instrumentalisation ou d’un arrangement sans but supérieur dans le fait de vous garder nourri, vêtu, abrité et diverti. La communauté ne devrait pas être traitée de manière utilitaire. Il devrait y avoir une idéologie qui n’est pas contestée mais qui est interprétée comme définissant des objectifs et des normes de comportement spécifiques. La communauté ne devrait pas contredire ces objectifs et ces normes dans la pratique. Elle devrait également être en mesure d’atteindre ces objectifs et de se conformer à ces normes et, ce faisant, de suivre et de mesurer son succès. Les meilleures idéologies sont des systèmes définis circulairement où le système est bon parce qu’il est utilisé par de bonnes personnes, et ces personnes sont bonnes parce qu’elles utilisent un bon système. Puisque l’idéologie n’est jamais remise en question, elle n’a pas besoin d’être particulièrement logique et peut être basée sur une compréhension mystique, la foi ou la révélation. Mais cela ne peut pas être complètement stupide, sinon personne ne la prendra au sérieux.
IX. Vous ne devriez probablement pas prétendre que votre vie est plus importante que la vie de vos enfants et de vos petits-enfants (ou des enfants et petits-enfants d’autres membres si vous n’en avez pas). Si vous êtes vieux et que des remplaçants plus jeunes sont disponibles, votre travail consiste principalement à les aider à prendre le relais puis à les laisser tracer leur route. Essayez de penser à la mort comme aller à la selle, la plupart du temps vous y arrivez (si vous n’êtes pas constipé) ; un jour ce sont vos selles qui vous « animent ». En tant que membre de la communauté, vous ne vivez pas pour vous-même ; vous vivez pour la communauté, en particulier pour les générations futures. Le but principal de votre communauté est de transcender la durée de vie de chaque membre en perpétuant son ADN biologique et culturel. À cette fin, vous devriez probablement éviter d’envoyer vos enfants dans le système d’enseignement public, et le traiter comme un poison mental. Cela a très peu à voir avec l’éducation mais tout avec l’institutionnalisation. En outre, si un enfant est forcé de réciter le serment d’allégeance en classe, cela crée une allégeance partagée, que vous devriez probablement considérer comme inacceptable. Si cela signifie que votre communauté doit consacrer une grande partie de ses ressources à la garde d’enfants et à l’enseignement à domicile, qu’il en soit ainsi ; après avoir fourni de la nourriture, un abri et des vêtements, c’est le travail le plus important.
X. Vous ne devriez probablement pas essayer d’utiliser la violence, parce que cela ne fonctionnera probablement pas. En interne, gardez vos méthodes de contrôle social informelles : ragots, moqueries, réprimandes et mépris, tout cela fonctionne vraiment bien et c’est très bon marché. Toute forme de contrôle formel imposée par la menace de violence est très destructeur de la solidarité de groupe, terrible pour le moral et très coûteux. Vous devriez essayer d’imposer des tabous contre les personnes violentes sous le coup de la colère (y compris les enfants et les animaux). Utilisez l’expulsion comme ultime recours. Lorsque vous traitez avec des étrangers, ne vous armez pas au-delà de quelques armes défensives non-létales, ne soyez pas perçus comme une menace, éloignez-vous autant que possible du radar des autorités extérieures et travaillez pour créer de la bonne volonté parmi vos voisins afin qu’ils s’interposent pour vous. Aussi, assurez-vous d’éviter le service militaire. Si vous y êtes convoqué, vous devriez probablement refuser de porter des armes ou d’utiliser une quelconque force létale que ce soit.
XI. Vous ne devriez probablement pas laisser votre communauté devenir trop grande. Quand elle grandit au-delà de 150 membres adultes, il est temps de faire bourgeonner une autre colonie. Avec plus de 100 personnes, parvenir à des décisions consensuelles lors d’une réunion publique devient beaucoup plus difficile et cela prend beaucoup de temps, ce qui augmente le niveau de frustration lié au processus de consensus déjà lourd. Les gens commencent à essayer de contourner ce problème en cachant la prise de décision au sein de comités, mais c’est incompatible avec la démocratie directe, où personne ne peut être obligé de se conformer à une décision à laquelle il n’a pas consenti, sauf si cette personne est sous le coup d’une décision d’expulsion. Mais la plupart des gens quittent volontairement la communauté avant que ce point ne soit atteint. En outre, 150 personnes correspondent au nombre maximum de personnes avec lesquelles la plupart d’entre nous peuvent avoir des relations personnelles. Si vous acceptez plus de gens, vous finirez par devoir faire face à des quasi-étrangers. Cela va éroder la confiance. La meilleure façon de diviser une communauté en deux moitiés est de tirer au sort pour décider quelles familles resteront et quelles familles partiront. Votre communauté devrait certainement rester en bons termes avec la nouvelle colonie (entre autres choses, pour donner à vos enfants un plus grand choix de partenaires), mais c’est probablement une mauvaise idée de penser à eux comme faisant toujours partie de votre communauté : ils ont maintenant des lois pour se diriger eux-mêmes, indépendantes et uniques et sans obligation de vous consulter ou de parvenir à un consensus avec vous sur toute question.
XII. Vous ne devriez probablement pas laisser votre communauté devenir trop riche. La gratification matérielle, le luxe et les modes de vie somptueux ne sont pas bons pour votre communauté : les enfants vont devenir gâtés, les adultes développeront des goûts de luxe et de mauvaises habitudes. Si jamais les temps changent pour le pire, votre communauté sera incapable d’y faire face. Les communautés qui mettent l’accent sur la gratification matérielle deviennent aliénantes et conflictuelles lorsqu’elles ne fournissent plus les biens matériels nécessaires pour atteindre et maintenir ce niveau de satisfaction. Votre communauté devrait offrir un niveau de confort matériel de base et un niveau de confort émotionnel et spirituel absolument exceptionnel. Il y a plusieurs façons de brûler ces richesses supplémentaires : par des activités de recrutement et d’expansion, par des travaux bénéfiques à toute la société, en soutenant divers projets, causes et initiatives et ainsi de suite. Vous pouvez également dépenser le surplus pour l’art, la musique, la littérature, l’artisanat, etc.
XIII. Vous ne devriez probablement pas laisser votre communauté devenir trop proche de ses voisines. Gardez toujours à l’esprit ce qui vous a fait commencer cette communauté : le fait que la société environnante ne fonctionne pas, ne peut pas vous donner ce dont vous avez besoin et, pour le dire le mieux possible, n’est pas bonne pour vous. Au fil du temps, votre communauté peut devenir forte et réussir, et obtenir l’acceptation de la société environnante, qui peut, avec le temps, devenir trop faible et conflictuelle pour vous opposer une résistance, et même essayer de vous persécuter. Mais votre communauté a besoin d’un peu de persécution de temps en temps, pour lui donner une bonne raison de continuer à sauvegarder cette séparation. À cette fin, il faut contribuer à maintenir certaines pratiques qui aliènent votre communauté de la société environnante juste un peu, pas assez fortement pour les inciter à se montrer avec des torches et des fourches, mais assez pour leur donner envie de rester à l’écart et de vous laisser tranquille la plupart du temps.
Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateur de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie », c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.
Traduit par Hervé, vérifié par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone