Les manœuvres souterraines de Carrefour pour étouffer ses poursuites pour corruption au Brésil


L’étrange silence de la justice française face aux demandes brésiliennes, et l’incurie remarquable des autorité françaises, qui pourraient bien être à l’origine d’une nouvelle affaire Alstom.


Par Jean-Maxime Corneille

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La justice brésilienne, qui enquête actuellement sur les actes de corruption de la filiale du groupe CARREFOUR dans son pays, est très insatisfaite de la coopération de la justice française. Après avoir transmis de nombreuses pièces à son homologue, et en dépit d’investigations communes conduites depuis plusieurs semaines, la place Vendôme ne répond désormais plus aux demandes de coopération des magistrats brésiliens. Dans un contexte d’opération « main propre » au Brésil, qui a décimé la classe politique latino-américaine « et dont certaines ramifications intéressent les magistrats français », 1 les procureurs brésiliens Julio Noronha et Orlando Martello l’ont relancée à deux reprises courant avril 2019, mais leurs requêtes sont restées sans réponse. Vu depuis Brasilia, on estime que la France a enterré le dossier pour protéger l’entreprise. Il semble clair en tout cas que les autorités françaises font preuve d’un manque de bonne volonté caractérisé.


La situation est compliquée par des relations qui ne sont guère bonnes entre Paris et Brasilia depuis l’élection de Bolsonaro. Les médias français avaient en effet insisté avec lourdeur sur le fait que Bolsonaro représentait « l’extrême droite », dépréciant son élection et ne se privant pas d’évoquer le « régime brésilien » en des termes méprisants.2 Tant et si bien que le Président Macron s’était senti en devoir de rappeler le Brésil au « respect des principes démocratiques »,3 comme si le Brésil allait soudain devenir une dictature fasciste. Ceci alors même que Bolsonaro venait d’être élu avec 56 % de victoire, de façon certainement bien moins discutable [Quoique car Lula était en prison, NdSF] que celle dont fut élu le Président Macron en France. Poussant plus loin encore de cette rhétorique vexatoire, Macron avait également conditionné la conclusion d’un accord de libre-échange avec le Mercosur, au respect des exigences de l’accord de Paris sur le climat,4 mais également des exigences migratoires du pacte de Marrakech.5 La même défiance ouverte que la diplomatie et les médias français avaient déployée contre le Président Trump s’est donc reportée contre Bolsonaro, comme si soudain l’acceptation du Brésil parmi les nations civilisées dépendait de la France.

Par ces imprudences rhétoriques et autres partis pris idéologiques, la France s’est déjà attirée quelques ripostes cinglantes et autres camouflets symboliques de la part du Brésil.6 Mais la France aggrave encore cette défiance par une maladresse qui confine à la schizophrénie : entre activisme climatique générateur d’incidents diplomatiques, et fanatisme néolibéral au soutien du nouvel accord UE-Mercosur.7 Voici que pourrait se dessiner également un retour de bôme, susceptible de menacer potentiellement tous les intérêts économiques français au Brésil : une alliance informelle américano-brésilienne8 qui deviendrait évidente à l’occasion de cette affaire impliquant Carrefour au Brésil.

En ce sens, des sources bien informées laissent entendre que le Departement of Justice américain et le FBI enquêteraient eux aussi déjà sur ce dossier de pots-de-vin suspectés de Carrefour au Brésil, qui auraient transité par deux sociétés, ELOS et MAZZINI. Ceci pourrait laisser entrevoir dès à présent une « nouvelle affaire Alstom » qui verrait le groupe Carrefour se faire prendre à parti à l’étranger, faute d’une réaction de la justice française en temps utile. Il y a urgence à le comprendre vu de Paris.

Dans ce contexte, une prise de conscience se fait jour chez certains actionnaires minoritaires de l’enseigne de grande distribution, qu’inquiète le mutisme de la justice française : laisser sans réponse les demandes de coopération du Ministère public brésilien au sujet des enquêtes pour corruption contre le groupe Carrefour au Brésil (une affaire qui remonte à 2010), ne pourrait qu’avoir des suites fâcheuses. En effet, cette volonté d’enterrer le dossier leur paraît suicidaire, compte tenu du fait que la France a adopté la loi anticorruption, dite « Sapin II », en 2016, ayant créé la nouvelle Agence Française Anticorruption (AFA). C’est cette nouvelle AFA qui devrait donc se voir mandatée au plus vite à présent, pour traiter ce dossier impliquant Carrefour au Brésil.

Or, si le Parquet National Financier (PNF) français ou cette AFA ne se saisissent pas du dossier en temps utile, les actionnaires minoritaires ont tout lieu de craindre que la Justice américaine exploiterait à fond cette opportunité pour déclencher directement des poursuites contre Carrefour. Ceci aboutirait à des sanctions et des amendes américaines qui seraient bien supérieures à ce que coûterait un plaider coupable en France. Et cela aurait sans nul doute un impact négatif sur la valeur de l’action du groupe.

Tout se passe comme si AUCUNE leçon n’avait été tirée de l’affaire Alstom en France, alors que les outils juridiques existent à présent. Au contraire, le traitement de l’affaire en France semble ralenti par un mélange d’incurie, de népotisme et de fol espoir que l’affaire puisse être enterrée en France sans aucune conséquence au Brésil ou aux États-Unis. Ce sont de bonnes vieilles recettes de pantouflage anachroniques aujourd’hui, qui semblent être la seule parade jusqu’à présent déployée par la France.

Résultat de recherche d'images pour "Charlotte Caubel"Ainsi, Charlotte Caubel, la proche conseillère justice du Premier ministre français Édouard Philippe, n’a pas ménagé ses efforts pour être nommée à la tête du Parquet National Financier, afin de remplacer Éliane Houlette, l’actuel titulaire du poste. Or Charlotte Caubel, que l’on connait mieux sous son nom de jeune fille, est en fait Mme Bompard9 : l’épouse d’Alexandre Bompard, l’actuel PDG de Carrefour, qui espérait en effet parvenir à faire nommer sa femme à ce poste stratégique. Aurait-ce été pour s’assurer que les enquêtes pour corruption réclamées par la Justice brésilienne ne seraient pas relayées par les magistrats français ? En tout cas cette manœuvre a échoué, au grand dam des intéressés : il aurait fallu pour Charlotte Bompard, bondir d’au moins trois niveaux hiérarchique au sein de l’administration de la justice, et même son entregent notoire auprès du Premier ministre n’y aura pas suffi.10

Mais c’est là surtout un calcul à courte vue, car une affaire étouffée en France ne serait qu’un pis-aller, qui ouvrirait des possibilités de sanctions étrangères illimitées. Une telle potentialité serait susceptible de remettre en cause jusqu’à l’existence du groupe Carrefour, certainement dans l’intention inavouée de lui ravir ses parts de marché à l’étranger… En mai dernier déjà, le Groupe avait déjà reconnu qu’il provisionnait quelques 183 millions d’euros au Brésil pour 240 affaires de contentieux fiscaux impliquant sa filiale de Carrefour (Atacadão S.A., Grupo Carrefour Brasil), suite à une décision défavorable rendue par la Cour Suprême le 9 mai 2019.11 Nous pouvons, certes, nourrir des doutes quant aux capacités de compréhension des autorités française, face aux interdépendances d’activismes et autres « pièges » médiatiques (de type : « protéger l’Amazonie ou faire affaires ? ») en forme de guerre économique, qui aboutissent à faire perdre des marchés à l’étranger.12 Mais à présent que la même filiale brésilienne vient juste de reconnaître qu’elle est poursuivie pour corruption,13 nous ne pouvons plus qu’espérer que la réalité de la menace sera enfin comprise par les autorités françaises…

Jean-Maxime Corneille

Notes

  1. « « Lava Jato », les dessous de l’opération mains propres qui divise le Brésil » (Le Point, 17-6-19)
  2. « Le deuxième actionnaire de Carrefour finance les fascistes au Brésil » (Mediapart, 30-10-18); « Un Trump tropical à la tête du Brésil » (France24, 2-1-19) ;  « Bolsonaro président, une ère de rupture s’ouvre pour le Brésil » (Le Point/AFP, 30/10/2018) ; « Le Pen souhaite « bonne chance » à Bolsonaro, service minimum pour Macron » (Huffington Post/AFP, 29-10-18), Le
    chef de l’État insiste sur « le respect » des « principes démocratiques »  ;
    « Les réactions françaises à l’élection de Bolsonaro » (Télégamme de Brest, 29-10-18) ; « EN DIRECT – L’extrême-droite conquiert le Brésil : les marchés financiers se félicitent de la victoire de Bolsonaro » (LCI, 29-10-2018) ; « Brésil : la victoire de Bolsonaro agite le paysage politique… français ! » (RT, 29-10-18),  «Une victoire très inquiétante» pour certains, un «vote sanction» pour d’autres. L’arrivée au pouvoir du nationaliste brésilien Bolsonaro a provoqué de rapides – et nombreuses – réactions au sein du paysage politique français.
  3. « Macron félicite Bolsonaro, insiste sur « le respect » des « principes démocratiques » » (L’Obs/AFP, 29-10-18)
  4. « Macron warns EU-MErcosur deal hangs on Bolsonaro » (Financial Times, 29-11-18) ;  « Bolsonaro risque de faire capoter l’accord Union européenne – Mercosur » (Les Echos, 17-12-18) ; « Macron menace de saborder l’accord UE-Mercosur pour sauver le climat » (Euractiv, 3-12-18)
  5. « Bolsonaro déclenche une mini-crise diplomatique avec Paris » (Les Echos, 21-12-18)
  6. « Jair Bolsonaro a préféré aller chez le coiffeur que recevoir Jean-Yves Le Drian » (RFI, 31-7-19) ; « Bolsonaro répond à Macron pour EU-MERCOSUR » (L’Obs, 30-11-18) ; « Jair Bolsonaro annule une rencontre avec Jean-Yves Le Drian pour… se faire couper les cheveux » (France Info / France Télévisions, 3167-19) ; « Mercosur : pourquoi l’attitude de Bolsonaro pourrait fragiliser l’accord commercial » (JDD, 31-7-19) ; « Bolsonaro déclenche une mini-crise diplomatique avec Paris » (Les Echos, 21-12-18) ; « Bolsonaro se moque de l’âge de Brigitte Macron : « C’est surtout triste pour les Brésiliens », réagit Emmanuel Macron » (LCI, 26-8-19)
  7. « Le Mercosur « espère » un accord avec l’UE avant les élections européennes » (Atlantico, 6-12-18) ; « L’accord de libre-échange entre l’UE et le Mercosur a-t-il de l’avenir devant lui? » (Sputnik, 20.12.2018) ; « A Paris, la communauté brésilienne contre Bolsonaro » (JDD, 6-6-19), Un forum économique avait lieu mercredi entre des représentants du gouvernement brésilien et le Medef. Des Brésiliens vivant en France ont manifesté devant le ministère de l’Economie et des finances, signe de la protestation d’une partie de la communauté contre le régime de Jair Bolsonaro.; « Pour profiter des privatisations brésiliennes, le Medef et Bercy accueillent le gouvernement de Bolsonaro » (Basta Mag, 21-5-19) ;  D’un côté, Emmanuel Macron reçoit le chef autochtone Raoni et l’assure du soutien de la France pour préserver l’Amazonie. De l’autre, le ministère de l’Économie et des Finances et le grand patronat français accueillent une délégation de ministre, gouverneurs et gros industriels brésiliens pour discuter des « opportunités » économiques offertes par les privatisations et les projets industriels au Brésil et… en Amazonie. ;
    « Viandes, normes… Pourquoi l’accord UE-Mercosur fâche tout le monde » (L’Express/AFP, 01/07/2019); « Accord du Mercosur: la tension Macron-Bolsonaro fait voler en éclat la ratification » (Huff Post, 23/08/2019)
  8. « Une réorientation stratégique de la place du Brésil dans le monde » (Le Monde, 31-12-18), Le nouveau président brésilien Jair Bolsonaro, dont l’investiture a lieu le 1er janvier, s’inscrit désormais résolument dans une communauté de valeurs avec Donald Trump, juge le politologue Gaspard Estrada dans une tribune au « Monde ».
  9. « EXCLUSIF. Le couple Bompard a le vent en poupe » (Le Point, 1-6-17)
  10.  « Dans l’ombre de l’affaire Benalla, l’Élysée se cherche un conseiller justice » (La Lettre A, 11-2-19) ; « Bercy, Beauvau, PNF, guerre de mouvement chez les enquêteurs financiers » (La Lettre A, 11-7-19) ; « Sonya Djemni-Wagner quitte l’Élysée pour la Place Vendôme » (La Lettre A, 14-6-19)
  11. Communiqué de presse du groupe Carrefour, 13 mai 2019 ; « CARREFOUR : provision de 183 millions d’euros au Brésil » (Capital, 13/05/2019)
  12. Daniel Rémy, « Qui veut tuer la France ? » (J. Grancher, 1999/2003), « La France des Talibans » (J. Grancher, 2002).
  13. « La filiale brésilienne de Carrefour reconnaît enfin être poursuivie pour corruption » (Afrique-Asie, 24-8-19)
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