Par Dmitry Trenin − Le 22 juin 2023 − Source RT
L’article du professeur Sergey Karaganov intitulé « Une décision dure mais nécessaire« , qui affirme qu’en utilisant ses armes nucléaires, la Russie pourrait sauver l’humanité d’une catastrophe mondiale, a suscité de nombreuses réactions, tant en Russie qu’à l’étranger. Cela s’explique en partie par le statut de l’auteur – il a été conseiller des présidents Boris Eltsine et Vladimir Poutine – mais aussi par la conviction que son opinion pourrait être partagée par certaines personnes occupant des postes de pouvoir.
Dmitry Trenin, un expert russe extrêmement respecté qui a servi dans l’armée soviétique, donne sa réponse.
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Le récent article du professeur Sergey Karaganov a mis en lumière l’épineuse question de l’utilisation d’armes nucléaires dans le conflit ukrainien. De nombreuses réactions à l’article se résument au raisonnement bien connu selon lequel il n’y a pas de vainqueur dans une guerre nucléaire et qu’elle ne peut donc pas être menée.
Dans ce contexte, le président Vladimir Poutine, répondant à une question lors du Forum économique international de Saint-Pétersbourg, a déclaré que les armes nucléaires ont un effet dissuasif et que les conditions de leur utilisation sont définies dans une doctrine publiée. Il a expliqué que la possibilité théorique d’utiliser ces armes existe, mais qu’il n’est pas nécessaire de les utiliser maintenant.
En principe, les armes nucléaires sont « sur la table » pour la Russie depuis le tout début du conflit ukrainien, précisément pour dissuader les États-Unis et leurs alliés de s’impliquer directement. Néanmoins, les rappels publics répétés de Poutine et d’autres responsables sur le statut nucléaire de la Russie n’ont jusqu’à présent pas empêché une escalade croissante de la participation de l’OTAN. En conséquence, il est devenu évident que la dissuasion nucléaire, sur laquelle beaucoup à Moscou comptaient comme moyen crédible de garantir les intérêts vitaux du pays, s’est avérée être un outil beaucoup plus limité qu’ils ne le pensaient.
En fait, les États-Unis se sont désormais fixé la tâche – impensable pendant la guerre froide – d’essayer de vaincre une autre superpuissance nucléaire dans une région stratégiquement importante, sans recourir à l’arme atomique, mais en armant et en contrôlant un pays tiers. Les Américains procèdent avec prudence, testent les réactions de Moscou et repoussent constamment les limites de ce qui est possible en termes d’armes fournies à Kiev, ainsi que de choix des cibles. Après avoir commencé par des « javelins » antichars, puis avoir cajolé leurs alliés pour qu’ils envoient de véritables chars, les États-Unis envisagent apparemment de transférer des avions de chasse F-16 et des missiles à longue portée.
Il est probable que cette stratégie américaine repose sur la conviction que les dirigeants russes n’oseraient pas utiliser d’armes nucléaires dans le conflit actuel et que leurs références à l’arsenal nucléaire dont ils disposent ne sont rien d’autre que du bluff. Les Américains se sont même montrés calmes, du moins en apparence, face au déploiement d’armes nucléaires russes non stratégiques au Belarus. Cette « intrépidité » est le résultat direct des changements géopolitiques des trois dernières décennies et du changement de génération au pouvoir aux États-Unis et en Occident en général.
La peur de la bombe atomique, présente dans la seconde moitié du XXe siècle, a disparu. Les armes nucléaires ont été retirées de l’équation. La conclusion pratique est claire : il n’y a pas lieu de craindre une telle réponse de la Russie.
Il s’agit là d’une idée fausse extrêmement dangereuse. La trajectoire de la guerre en Ukraine indique une escalade du conflit à la fois horizontalement (en élargissant le théâtre de l’action militaire) et verticalement (en augmentant la puissance des armes utilisées et l’intensité de leur utilisation). Il faut reconnaître sobrement que cette dynamique se dirige vers une confrontation armée directe entre la Russie et l’OTAN. Si l’inertie accumulée n’est pas stoppée, un tel affrontement aura lieu, et dans ce cas, la guerre, s’étant étendue à l’Europe occidentale, deviendra presque inévitablement nucléaire. Et après un certain temps, une guerre nucléaire en Europe conduira très probablement à un échange de coups entre la Russie et les États-Unis.
Les Américains et leurs alliés jouent véritablement à la roulette russe. Oui, jusqu’à présent, la réponse russe au sabotage du Nord Stream, à l’attaque par drone de la base aérienne stratégique d’Engels, à l’entrée de saboteurs armés par l’Occident dans la région de Belgorod et à bien d’autres actions menées par la partie soutenue et contrôlée par Washington a été relativement modérée.
Comme l’a récemment précisé Poutine, il y a de bonnes raisons à cette retenue. La Russie, a déclaré le président, est capable de détruire n’importe quel bâtiment à Kiev, mais ne s’abaissera pas aux méthodes terroristes utilisées par l’ennemi. Poutine a toutefois ajouté que la Russie envisageait diverses options pour détruire les avions de guerre occidentaux s’ils sont basés dans des pays de l’OTAN et participent directement à la guerre en Ukraine.
Jusqu’à présent, la stratégie de Moscou a consisté à laisser l’ennemi prendre l’initiative de l’escalade. L’Occident en a profité pour tenter d’épuiser la Russie sur le champ de bataille et de l’affaiblir de l’intérieur. Il est absurde que le Kremlin se rallie à ce plan. Au contraire, il est préférable de clarifier et de moderniser notre stratégie de dissuasion nucléaire, en tenant compte de l’expérience pratique du conflit ukrainien. Les dispositions doctrinales existantes ont été formulées non seulement avant le début de l’opération militaire en cours, mais aussi apparemment sans idée précise de ce qui pourrait se produire au cours d’une telle situation.
La stratégie extérieure de la Russie comprend, outre les éléments militaires, un ensemble de mesures de diplomatie étrangère, de campagnes d’information et d’autres aspects. Le principal adversaire doit recevoir un signal sans ambiguïté indiquant que Moscou ne respectera pas les règles établies par l’autre partie. Bien entendu, cela devrait s’accompagner d’un dialogue crédible avec nos partenaires stratégiques et les États neutres, expliquant les motifs et les objectifs de nos actions. La possibilité d’utiliser des armes nucléaires dans le conflit actuel ne doit pas être dissimulée. Cette perspective réelle, et pas seulement théorique, devrait inciter à limiter et à arrêter l’escalade de la guerre et, en fin de compte, à ouvrir la voie à un équilibre stratégique satisfaisant en Europe.
En ce qui concerne les frappes nucléaires russes contre les pays de l’OTAN, évoquées par le professeur Karaganov : en théorie, Washington ne répondrait probablement pas à une telle attaque par une riposte nucléaire contre la Russie, par crainte d’une riposte russe contre les États-Unis eux-mêmes. Cela mettrait fin à la mythologie qui entoure l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord depuis des décennies et conduirait à une crise profonde pour l’OTAN, voire à la dissolution de l’organisation. Il est possible que, dans de telles circonstances, les élites atlantiques de l’OTAN et de l’UE paniquent et soient balayées par des forces patriotiques qui verraient par elles-mêmes que leur sécurité ne dépend pas d’un parapluie nucléaire américain inexistant, mais de la construction d’une relation équilibrée avec la Russie. Il est également possible que les Américains décident de laisser la Russie tranquille.
Il se pourrait bien que le calcul que nous venons de décrire soit finalement correct. Mais c’est peu probable.
Oui, une frappe nucléaire américaine sur la Russie ne suivrait probablement pas immédiatement. Il est peu probable que les Américains sacrifient Boston pour Poznan, tout comme ils n’allaient pas sacrifier Chicago pour Hambourg pendant la guerre froide. Mais Washington réagira probablement d’une manière ou d’une autre. Peut-être de type non atomique, qui, sans spéculer de manière trop sauvage, pourrait être sensible et douloureuse pour nous. Il est probable que Washington tentera de poursuivre un objectif similaire au nôtre : paralyser la volonté des dirigeants russes de poursuivre la guerre et créer la panique dans notre société.
Il est peu probable que les dirigeants de Moscou capitulent après un tel coup, car, à ce stade, l’existence même de la Russie serait en jeu. Il est plus probable qu’une frappe de représailles s’ensuive, et cette fois, on peut le supposer, contre l’adversaire principal plutôt que contre ses satellites.
Faisons une pause avant ce point de non-retour et résumons provisoirement notre analyse.
La balle nucléaire doit-elle être insérée de manière démontrable dans le barillet du revolver avec lequel les dirigeants américains jouent imprudemment aujourd’hui ? Pour paraphraser un ancien homme d’État américain : Pourquoi avons-nous besoin d’armes nucléaires si nous refusons de les utiliser face à une menace existentielle ?
D’autre part, il n’est pas nécessaire d’effrayer les autres avec des mots. Au contraire, nous devons nous préparer concrètement à toute tournure possible des événements en examinant soigneusement les options et leurs conséquences.
La guerre en Ukraine s’est prolongée. D’après ce que l’on peut déduire des actions des dirigeants russes, ils espèrent obtenir un succès stratégique en s’appuyant sur les ressources russes, qui sont bien plus importantes que celles de l’Ukraine. Ils s’appuient également sur le fait que Moscou a beaucoup plus d’enjeux dans cette guerre que l’Occident. Ce calcul est probablement correct, mais il faut tenir compte du fait que l’adversaire évalue les chances de la Russie différemment de nous et peut prendre des mesures qui pourraient conduire à un affrontement armé direct entre la Russie et les États-Unis/l’OTAN.
Nous devons nous préparer à une telle éventualité. Pour éviter une catastrophe générale, il est nécessaire de réintroduire la peur de l’apocalypse dans la politique et dans la conscience publique.
À l’ère nucléaire, c’est la seule garantie de préserver l’humanité.
Dmitry Trenin est professeur de recherche à l’École supérieure d’économie et chercheur principal à l’Institut de l’économie mondiale et des relations internationales. Il est également membre du Conseil russe des affaires internationales.
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
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