Par Jeffrey D. Sachs – Le 12 décembre 2024 – Unz Review
Selon les célèbres lignes de Tacite, un historien romain, « Ravager, massacrer, usurper sous de faux titres, ils appellent cela l’empire ; et là où ils en font un désert, ils appellent cela la paix ».
À notre époque, c’est Israël et les États-Unis qui créent un désert et l’appellent la paix.
L’histoire est simple. En violation flagrante du droit international, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu et ses ministres revendiquent le droit de régner sur sept millions d’Arabes palestiniens. Lorsque l’occupation israélienne des terres palestiniennes conduit à une résistance militante, Israël qualifie cette résistance de « terrorisme » et demande aux États-Unis de renverser les gouvernements du Moyen-Orient qui soutiennent les « terroristes ». Les États-Unis, sous l’emprise du lobby israélien, entrent en guerre pour le compte d’Israël.
La chute de la Syrie cette semaine est le point culminant d’une campagne israélo-américaine contre la Syrie qui remonte à 1996 avec l’arrivée de Netanyahu au poste de Premier ministre. La guerre israélo-américaine contre la Syrie s’est intensifiée en 2011 et 2012, lorsque Barack Obama a chargé secrètement la CIA de renverser le gouvernement syrien dans le cadre de l’opération « Timber Sycamore ». Cet effort a finalement abouti cette semaine, après plus de 300 000 morts dans cette guerre syrienne, depuis 2011.
La chute de la Syrie a été rapide en raison de plus d’une décennie de sanctions économiques écrasantes, du fardeau de la guerre, de la saisie du pétrole syrien par les États-Unis, des priorités de la Russie concernant le conflit en Ukraine et, plus immédiatement, des attaques d’Israël contre le Hezbollah, qui était le principal soutien militaire du gouvernement syrien. Il ne fait aucun doute qu’Assad a souvent mal joué et qu’il a dû faire face à un grave mécontentement interne, mais son régime était voué à l’effondrement depuis des décennies par les États-Unis et Israël.
Avant que la campagne américano-israélienne visant à renverser Assad ne commence sérieusement en 2011, la Syrie était un pays à revenu intermédiaire qui fonctionnait et se développait. En janvier 2009, le conseil d’administration du FMI s’exprimait en ces termes :
Les administrateurs se sont félicités des bons résultats macroéconomiques enregistrés par la Syrie ces dernières années, qui se sont traduits par une croissance rapide du PIB non pétrolier, un niveau confortable de réserves de change et une dette publique faible et en baisse. Ces résultats reflètent à la fois la vigueur de la demande régionale et les efforts de réforme déployés par les autorités pour passer à une économie davantage axée sur le marché.
Depuis 2011, la guerre perpétuelle menée par Israël et les États-Unis contre la Syrie (bombardements, djihadistes, sanctions économiques, saisie par les États-Unis des champs pétroliers syriens, etc… a plongé le peuple syrien dans la misère.
Dans les deux jours qui ont suivi l’effondrement du gouvernement, Israël a mené environ 480 frappes sur toute la Syrie et a complètement détruit la flotte syrienne à Lattaquié. Poursuivant son programme expansionniste, le Premier ministre Netanyahou a revendiqué illégalement le contrôle de la zone tampon démilitarisée du plateau du Golan et a déclaré que le plateau du Golan ferait partie de l’État d’Israël « pour l’éternité ».
L’ambition de Netanyahou de transformer la région par la guerre, qui remonte à près de trois décennies, se déroule sous nos yeux. Lors d’une conférence de presse tenue le 9 décembre, le premier ministre israélien s’est vanté d’une « victoire absolue », justifiant ainsi le génocide en cours à Gaza et l’escalade de la violence dans toute la région :
Je vous le demande, réfléchissez : si nous avions accédé à ceux qui nous disaient sans cesse : « Il faut arrêter la guerre », nous ne serions pas entrés à Rafah, nous ne nous serions pas emparés du corridor de Philadelphie, nous n’aurions pas éliminé Sinwar, nous n’aurions pas surpris nos ennemis au Liban et dans le monde entier dans une opération-stratagème audacieuse, nous n’aurions pas éliminé Nasrallah, nous n’aurions pas détruit le réseau souterrain du Hezbollah et nous n’aurions pas mis en évidence la faiblesse de l’Iran. Les opérations que nous avons menées depuis le début de la guerre démantèlent l’axe brique par brique.
La longue histoire de la campagne israélienne visant à renverser le gouvernement syrien n’est pas très bien comprise, mais les documents sont clairs. La guerre d’Israël contre la Syrie a commencé avec les néoconservateurs américains et israéliens en 1996, qui ont élaboré une stratégie de « rupture nette » pour le Moyen-Orient à l’intention de Netanyahou lorsqu’il est entré en fonction. L’élément central de cette stratégie était le rejet par Israël (et les États-Unis) de la « terre contre la paix », l’idée selon laquelle Israël se retirerait des territoires palestiniens occupés en échange de la paix. Au lieu de cela, Israël conserverait les terres palestiniennes occupées, régnerait sur le peuple palestinien dans un État d’apartheid, procéderait progressivement à un nettoyage ethnique de l’État et appliquerait ce que l’on appelle « la paix contre la paix » en renversant les gouvernements voisins qui s’opposent aux revendications territoriales d’Israël.
La stratégie de « Rupture nette » affirme que « notre revendication de la terre – à laquelle nous nous accrochons par espoir depuis 2000 ans – est légitime et noble » et poursuit en déclarant que « la Syrie défie Israël sur le sol libanais. Une approche efficace, avec laquelle les Américains peuvent sympathiser, serait qu’Israël prenne l’initiative stratégique le long de ses frontières nord en engageant le Hezbollah, la Syrie et l’Iran, qui sont les principaux agents de l’agression au Liban… ».
Dans son livre Fighting Terrorism, publié en 1996, Netanyahou a exposé sa nouvelle stratégie. Israël ne combattrait pas les terroristes, mais les États qui les soutiennent. Plus précisément, il ferait en sorte que les États-Unis se chargent de combattre à sa place. Comme il l’a expliqué en 2001 :
« La première chose à comprendre, et la plus cruciale, est la suivante : Il n’y a pas de terrorisme international sans le soutien d’États souverains….. Si l’on supprime ce soutien étatique, c’est tout l’échafaudage du terrorisme international qui s’effondre en poussière ».
La stratégie de Netanyahou a été intégrée à la politique étrangère des États-Unis. L’élimination de la Syrie a toujours été un élément clé du plan. Cela a été confirmé au général Wesley Clark après le 11 septembre. Lors d’une visite au Pentagone, il lui a été dit que « nous allons attaquer et détruire les gouvernements de sept pays en cinq ans – nous allons commencer par l’Irak, puis nous passerons à la Syrie, au Liban, à la Libye, à la Somalie, au Soudan et à l’Iran ». L’Irak serait le premier, puis la Syrie et le reste. (La campagne de Netanyahou en faveur de la guerre en Irak est décrite en détail dans le nouveau livre de Dennis Fritz, Deadly Betrayal (mortelle traitrise). Le rôle du lobby israélien est expliqué en détail dans le nouveau livre d’Ilan Pappé, Lobbying for Zionism on Both Sides of the Atlantic (Lobbying pour le sionisme des deux côtés de l’Atlantique). L’insurrection qui a frappé les troupes américaines en Irak a retardé le calendrier de cinq ans, mais n’a pas modifié la stratégie de base.
À ce jour, les États-Unis ont mené ou parrainé des guerres contre l’Irak (invasion en 2003), le Liban (financement et armement d’Israël par les États-Unis), la Libye (bombardements de l’OTAN en 2011), la Syrie (opération de la CIA dans les années 2010), le Soudan (soutien aux rebelles pour faire éclater le Soudan en 2011) et la Somalie (soutien à l’invasion de l’Éthiopie en 2006). Une éventuelle guerre des États-Unis contre l’Iran, ardemment souhaitée par Israël, est toujours en suspens.
Aussi étrange que cela puisse paraître, la CIA a soutenu à plusieurs reprises des djihadistes islamistes pour mener ces guerres, et ces djihadistes viennent de renverser le régime syrien. Après tout, la CIA a contribué à la création d’Al-Qaïda en formant, armant et finançant les moudjahidines en Afghanistan à partir de la fin des années 1970. Certes, Oussama ben Laden s’est ensuite retourné contre les États-Unis, mais son mouvement était tout de même une création américaine. Ironiquement, comme le confirme Seymour Hersh, ce sont les services de renseignement d’Assad qui ont « averti les États-Unis de l’imminence d’un attentat à la bombe d’Al-Qaïda contre le quartier général de la cinquième flotte de la marine américaine ».
L’opération Timber Sycamore était un programme secret de la CIA d’un milliard de dollars lancé par Obama pour renverser Bachar el-Assad. La CIA a financé, formé et fourni des renseignements à des groupes islamistes radicaux et extrémistes. L’effort de la CIA a également impliqué une « ligne clandestine » pour acheminer des armes de Libye (attaquée par l’OTAN en 2011) vers les djihadistes en Syrie. En 2014, Seymour Hersh a décrit l’opération dans son article « The Red Line and the Rat Line » :
« Une annexe hautement classifiée du rapport, non rendue publique, décrivait un accord secret conclu début 2012 entre les administrations Obama et Erdoğan. Il s’agit de la « ligne du rat ». Selon les termes de l’accord, le financement provenait de la Turquie, ainsi que de l’Arabie saoudite et du Qatar ; la CIA, avec le soutien du MI6, était chargée d’acheminer en Syrie des armes provenant des arsenaux de Kadhafi. »
Peu après le lancement de Timber Sycamore, en mars 2013, lors d’une conférence conjointe du président Obama et du premier ministre Netanyahu à la Maison Blanche, Obama a déclaré : « En ce qui concerne la Syrie, les États-Unis continuent de travailler avec leurs alliés et amis et avec l’opposition syrienne pour accélérer la fin du régime d’Assad. »
Pour la mentalité sioniste américano-israélienne, un appel à la négociation de la part d’un adversaire est considéré comme un signe de faiblesse de ce dernier. Ceux qui appellent l’autre partie à négocier finissent généralement assassinés par Israël ou les États-Unis. C’est ce qui s’est passé récemment au Liban. Le ministre libanais des affaires étrangères a confirmé que Hassan Nasrallah, ancien secrétaire général du Hezbollah, avait accepté un cessez-le-feu avec Israël quelques jours avant son assassinat. La volonté du Hezbollah d’accepter un accord de paix conforme aux souhaits du monde arabo-musulman, à savoir une solution à deux États, ne date pas d’hier. De même, au lieu de négocier pour mettre fin à la guerre à Gaza, Israël a assassiné le chef politique du Hamas, Ismail Haniyeh, à Téhéran.
De même, en Syrie, au lieu de permettre l’émergence d’une solution politique, les États-Unis se sont opposés à plusieurs reprises à un processus de paix. En 2012, l’ONU avait négocié un accord de paix en Syrie qui a été bloqué par les Américains, qui ont exigé qu’Assad parte dès le premier jour de l’accord de paix. Les États-Unis voulaient un changement de régime, pas la paix. En septembre 2024, Netanyahou a présenté à l’Assemblée générale une carte du Moyen-Orient divisée entre « bénédiction » et « malédiction », le Liban, la Syrie, l’Irak et l’Iran faisant partie de la malédiction de Netanyahou. La véritable malédiction est le chemin d’Israël vers la destruction et la guerre, qui a maintenant englouti le Liban et la Syrie, avec le fervent espoir de Netayahou d’entraîner les États-Unis dans une guerre contre l’Iran également.
Les États-Unis et Israël se félicitent d’avoir réussi à anéantir un autre adversaire d’Israël et défenseur de la cause palestinienne, Netanyahou revendiquant « le mérite d’avoir lancé un processus historique ». Il est fort probable que la Syrie succombe maintenant à une guerre continue entre les nombreux protagonistes armés, comme cela s’est produit lors des précédentes opérations de changement de régime menées par les États-Unis et Israël.
En résumé, l’ingérence américaine, sur ordre de l’Israël de Netanyahou, a laissé le Moyen-Orient en ruines, avec plus d’un million de morts et des guerres ouvertes faisant rage en Libye, au Soudan, en Somalie, au Liban, en Syrie et en Palestine, et avec l’Iran au bord d’acquérir un arsenal nucléaire, poussé par la situation géopolitique, contre ses propres inclinations à cette éventualité.
Tout cela est au service d’une cause profondément injuste : priver les Palestiniens de leurs droits politiques au service de l’extrémisme sioniste fondé sur le livre de Joshua, datant du 7e siècle avant notre ère. Fait remarquable, selon ce texte – sur lequel s’appuient les zélotes religieux d’Israël – les Israélites n’étaient même pas les premiers habitants de la terre. Au contraire, selon ce texte, Dieu ordonne à Josué et à ses guerriers de commettre de multiples génocides pour conquérir cette terre.
Dans ce contexte, les nations arabo-musulmanes et, en réalité, la quasi-totalité du monde se sont unies à plusieurs reprises pour réclamer une solution à deux États et la paix entre Israël et la Palestine.
Au lieu de la solution à deux États, Israël et les États-Unis ont créé un désert et l’ont appelé la paix.
Jeffrey D. Sachs
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.