Les descendants des vaincus et les mensonges du Canada


Par Gilles Verrier − Décembre 2017

René Lévesque : Entre pays fantasmé et amour du Canada

La première partie de cette série, qui explore les moyens de redonner l’initiative aux « descendants des vaincus », aborde les prochaines négociations constitutionnelles qui feront des Premières nations des vedettes, alors que le Québec risque d’être exclus et même complètement ignoré. La deuxième partie revient sur l’inutile éclatement du camp des vaincus survenu à l’occasion des États généraux du Canada français en 1967. La troisième partie analyse le manque flagrant de sérieux du projet de René Lévesque et de ses continuateurs dans tous les partis autonomistes d’aujourd’hui.

La quatrième partie propose un examen sans complaisance des quatre tentatives infructueuses de modifier le statut constitutionnel du Québec. La cinquième partie traite du syndrome du Grand Jour : le remplacement de la lutte contre un fédéralisme assimilateur par une pédagogie préparatoire à l’indépendance. Le combat vs la discussion dans les salons. [ Serait-ce une conséquence de la féminisation de la société ? ] Après la présente sixième partie, qui expose avec concision la nature destructrice du fédéralisme et notre obligation de le combattre par tous les moyens légaux et légitimes à notre disposition, d’autres analyses inédites attendent les lecteurs.

Nous continuerons de poser les jalons qui mènent à un changement de paradigme, à une refondation rendue indispensable après cinquante ans d’échecs ininterrompus. Nous aborderons le refus Québécois de tenir tête au fédéralisme alors que la rhétorique indépendantiste-souverainiste a été plus que jamais dans l’actualité depuis cinquante ans. Et, dans un texte documenté, nous nous pencherons sur la manipulation générale qui frappe désormais l’indépendantisme au-delà du droit international. Y a-t-il un sens à ce que le Kosovo obtienne son indépendance sans lutte et sans référendum et, à coté, que la Catalogne, qui compte des organisations indépendantistes de longue date et qui a dit OUI échoue ?

« Descendants des vaincus » et « descendants des vainqueurs »

Curieusement, les « descendants des vaincus » est une expression qui fait partie du glossaire constitutionnel canadien. Au même titre que « descendants des vainqueurs », qui désignait sommairement le deuxième Canada, que tout séparait du premier.

Pour Me Christian Néron, constitutionaliste et historien des institutions consulté pour cet article, « Les périphrases « descendants des vaincus » et « descendants des vainqueurs » étaient courantes au XIXe siècle, mais elles ont pris leur place dans notre vocabulaire constitutionnel lors des Débats parlementaires sur la Confédération en février 1865. Lors de ces Débats, les ministres et députés du Haut Canada avaient mené une offensive afin de convaincre les 48 députés canadiens-français à consentir, en toute égalité, à un « pacte de la paix » susceptible de régler à jamais des différends qui perduraient depuis un siècle entre les deux populations. »

Pour replacer ces périphrases dans leur contexte d’une conciliation – rendue pressante pour éviter une soi-disant guerre civile – il peut être utile de relire le discours de George Brown – principal concepteur et artisan de la Confédération – édité et reproduit par Me Christian Néron, dans son article du 17 janvier 2017.

Deux nations, les pouvoirs majeurs aux provinces et le consentement du Bas-Canada pour tout changement constitutionnel

À la lecture des discours des constituants (1864 – 1865), aucun doute ne peut être entretenu quant à l’existence de deux peuples dont la reconnaissance ne faisait l’objet d’aucun débat. Aucun doute sur leur accord en faveur de compétences circonscrites pour le pouvoir fédéral et sur le maintien de pouvoirs exclusifs importants aux provinces pour garantir leur autonomie. Il était aussi promis – explicitement par George Brown et George-Étienne Cartier – qu’aucune modification constitutionnelle ne pouvait être ratifiée sans le consentement du Bas-Canada – aujourd’hui le Québec. C’étaient là les consensus essentiels. 1 Il en sortit un compromis qui représentait l’état du rapport des forces. Mais derrière ce compromis officiel, les vainqueurs historiques se réjouissaient secrètement aux perspectives d’éradiquer définitivement le french canadianism de la scène politique, alors que les « descendants des vaincus » y voyaient une étape importante avant d’évoluer tout naturellement vers une indépendance totale.

Si dans son application ultérieure le « pacte de paix » avait conservé – non sans tension – cet équilibre des forces et des volontés, la référence aux vaincus, marquée d’infériorité, et aux vainqueurs, marquée de supériorité, aurait dû graduellement s’atténuer…

Pour éteindre le conflit « inter-national » au sein Canada, il aurait fallu que l’esprit et les promesses des délibérations et du pacte de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique(AANB) 2 soient respectés et suivent leur cours. Même en empruntant des voies sinueuses. Poursuivre dans l’esprit du compromis, qui avait finalement vaincu la méfiance et emporté l’adhésion d’une faible majorité des députés canadiens français, ne pouvait que conduire à une plus grande égalité ou à l’indépendance.

Usurpation de pouvoirs et rupture du pacte

Or tout le contraire se produisit. Une fois le pacte signé, il fut tout de suite tourné à l’avantage exclusif des Anglo-Saxons, lesquels ne cessèrent jamais de se comporter en « descendants des vainqueurs ». D’ailleurs, les motifs cachés, exprimés en privé par George Brown mais connus aujourd’hui, voulaient que le « pacte de paix » devienne l’instrument qui permettrait de mettre fin à l’existence politique et nationale des Canadiens français. 3 Inutile de dire que ces intentions d’ethnocide 4 – et ca l’est! – mais nous avons le pouvoir de le changer comme bon nous semble. Hourra! – N’est-ce pas merveilleux? Le canadianisme français va être entièrement éteint»  Lettre à sa femme citée par Christian Néron. “We have the power to change it as we like”, nous avons le pouvoir de la changer à notre guise, ce qui contredit son échange avec Georges Étienne Cartier, dans lequel le consentement du Bas-Canada est indispensable pour en venir à une entente. “French canadianism entirely extinguished”, l’extinction complète du franco-canadianisme.] entachaient dès le départ la bonne foi de l’instigateur du projet, le vrai père de la Confédération. En revanche, l’espoir de glisser doucement vers une émancipation complète – sentiment partagé par la totalité des Canadiens français et exprimé publiquement dans leurs journaux – était, quant à lui, parfaitement légitime. 5

La Cour suprême, instrument de l’usurpation fédérale

La Cour suprême du Canada – un tribunal constitutionnel qui ne dit pas son nom – est établie en 1875 par une loi ordinaire 6 du Parlement fédéral. Ce qui est assez inhabituel dans un tel cas. La nomination des juges qui y siègent échoit à la seule discrétion du premier ministre, ce qui est assez primitif dans le cas d’institutions démocratiques. Mais au Canada, vu l’impossibilité de réformer la constitution – une affaire explosive – la fonction de premier ministre en est venue à concentrer tout à la fois les pouvoirs d’un monarque-président et d’un premier ministre.

Le sens de la création unilatérale de la Cour suprême – seulement huit ans après 1867, sans convocation ni consultation des parties constituantes – est un stratagème pour dépouiller les « descendants des vaincus » de leurs droits. Ce qui se met en place est un mécanisme scandaleux du pouvoir fédéral pour s’accaparer, à lui seul, des prérogatives de la monarchie coloniale au fur et à mesure du repliement de cette dernière. C’est en quelque sorte un coup d’État institutionnel, une première usurpation de pouvoirs par le fédéral. On avait pourtant convenu que ces pouvoirs devaient être circonscrits.

Grâce à la parodie de la Cour suprême, le pacte de 1867 va évoluer sur la base d’une jurisprudence faite d’un cumul de jugements défavorables aux « descendants des vaincus ». Un phénomène de centralisation unilatérale qui va passer à la vitesse supérieure avec le Statut de Westminster en1931, par lequel Londres renoncera à son pouvoir de renverser les jugements canadiens, ce qui n’avait pas manqué de se produire plusieurs fois. On peut donc parler d’une indépendance du Canada qui progresse à mesure que régresse l’esprit du pacte de 1867.

Le révisionnisme constitutionnel de la Cour suprême culminera en 1981, lorsque la Cour suprême prétendra que le consentement du Québec n’est pas indispensable pour modifier la Constitution de 1867. Une décision qui venait couronner le renversement progressif de l’esprit et de la lettre du « pacte de paix ». J’ai expliqué ailleurs 7 les raisons pour lesquelles on n’a pas contesté sur le champ, à Londres 8 et devant toute instance internationale compétente, cet avis constitutionnel qui était pourtant d’une portée vitale pour le Québec.

L’expression «descendants des vaincus et descendants des vainqueurs» n’aura donc jamais cessé d’être d’une vibrante actualité. Cette expression, qui ne semble pas évidente au premier abord, désigne pourtant à la perfection les rapports de domination qui sont à la base de l’édification du Canada.

Un « pacte trahi » qui pousse les « descendants des vaincus » à reformer leur camp

En 1615, Samuel de Champlain tient ses promesses de 1603 avec ses alliés

Après 150 ans d’injustice, le retour dans l’usage des « descendants des vaincus » permet de mettre en évidence le caractère absolument inclusif de la périphrase, pour la bonne raison que tous les concernés peuvent s’y retrouver. En effet, sous cette appellation de « descendants des vaincus », il devient possible de désigner, sans autre distinction, Québécois, Canadiens français et Acadiens. L’expression a tout le pouvoir d’évocation pour les relier les uns aux autres, les rassembler dans une histoire partagée, celle d’avoir non seulement subi le sort des armes, mais de continuer de subir une sorte de condamnation perpétuelle. Un événement, la Conquête (1755-1763), changea radicalement le statut et le destin de tous.

L’expression « descendants des vaincus » est d’autant plus rassembleuse qu’elle permet de rajouter les Premières nations au nombre des victimes du deuxième Canada, se rappelant que ces dernières étaient en majorité les alliés de la Nouvelle-France et des Premiers Canadiens. Ces peuples subirent la même défaite. Lorsqu’ils combattirent aux cotés des Canadiens sur les plaines d’Abraham et, par la suite, lorsque les guerriers du chef Pontiac se soulevèrent contre le régime anglais près des Grands lacs. Leur statut subit une déchéance considérable en passant d’alliés des Premiers Canadiens, à refoulés dans des réserves. Même métissés avec les Premiers Canadiens ils ne connurent pas de meilleur sort. La répression sous toutes ses formes s’abattit sur eux. La pendaison de Louis Riel (1885), qui souleva d’indignation le Canada français en constitua un fait marquant.

Gouvernement métis de Batoche (Saskatchewan) avec Louis Riel au centre

Mais on restera prudent avant d’inclure davantage les Premières nations dans le combat des « descendants des vaincus ». D’abord, ils restent muets sur les différences entre le régime français et le régime anglais, une histoire oubliée ? Une histoire qui pourrait pourtant enrichir les sources de leur propre combat. L’AANB de 1867, en dépit d’un départ prometteur, n’aura fait que prolonger le rapport de domination. Par conséquent, les vaincus conservent un intérêt objectif et « principiel » à se regrouper sur la base de leur condition commune s’ils veulent retrouver la trace de leur identité. Se regrouper, reformuler les alliances grâce auxquels ils furent jadis d’intrépides gagnants, si ils veulent un jour mettre un terme à une volonté anglo-saxonne de suprématie mâtinée de paranoïa. À chacun ses problèmes !

Contrairement aux Espagnols et à d’autres peuples, les Anglais ne semblent pas connaître cette grandeur d’âme qu’on appelle parfois la magnanimité du vainqueur. 9 de Breda à la main et fait le geste de s’agenouiller, geste qui est interrompu par son rival qui pose une main sur son épaule et l’empêche de s’humilier.» En rendant sa dignité à un adversaire qui s’est bien battu, le vainqueur s’élève et conserve sa propre dignité. Nous avons aussi chez-nous des exemples à portée universelle de la bienveillance du plus fort, comme celui qui nous est donné par Samuel de Champlain se liant d’amitié avec tous les peuples indigènes qu’il croisait.  Voir en particulier le sixième paragraphe.]

Fonder la démarche autonomiste contre la trahison des « descendants des vainqueurs »

Une constituante dans les frontières du Québec, comme le réclament certains autonomistes, ne peut se tenir ex nihillo. Elle ne peut se justifier dans l’occultation d’une constitution existante, la Confédération. Il faut prendre les réalités telles quelles sont. Les espoirs démesurés qu’on met dans une constitution interne du Québec ne peuvent se justifier que par la poursuite de l’œuvre manquée de René Lévesque : la souveraineté sans adopter l’affirmation et la résistance nationales comme mode de vie. Pour un acte aussi grave que celui de fonder un nouveau pays dans les frontières d’un autre, on ne peut faire l’économie d’un procès au pays que l’on veut quitter, sans que la démarche séparatiste apparaisse mal fondée et quelque peu douteuse. Ce procès, qui aurait pu confondre le Canada, n’a jamais été entrepris par le tandem Lévesque-Morin et aucun des chefs de file autonomistes qui marchèrent dans leurs traces. On pourrait invoquer bien des raisons, mais essentiellement leur démarche valsait entre le fantasme politique et l’autonomisme velléitaire. Rappelons encore que la fondation d’un nouveau pays est un acte international. C’est pourquoi toute l’expérience des cinquante ans de Parti québécois peut être difficilement retenue pour la suite des choses. Un changement de paradigme s’impose.

Comment s’en sortir? Des élections auront lieu au Québec en octobre 2018. Si les Québécois d’aujourd’hui avaient la même cohésion et le même optimisme national que les Canadiens français de 1867, ils hésiteraient avant de donner leur vote à un parti qui n’a aucune intention de contester formellement sur la scène internationale – hors du Canada et sa Cour suprême – la légalité de l’imposition de la Loi constitutionnelle de 1982. Le dossier à charge est accablant. Il aurait mérité bien des études mais il y en eut guère de cet ordre, même si la documentation est abondante. 10 En attendant, voici quelques raisons, un condensé, qui rendent intenables le statu quo constitutionnel du Canada. Si cela ne répond pas à toutes les exigences d’une relance nationale, c’est un commencement !

– Les motifs inavoués du premier artisan et concepteur, George Brown, qui, dès le départ, nourrissait l’intention inavouée de mettre fin à l’existence politique et nationale des Canadiens français, entache la légitimité du projet et la bonne foi de son promoteur.

La création unilatérale et non constitutionnelle d’une Cour suprême, prévue que très vaguement dans les accords, rendait son institution sujette à des négociations ultérieures entre les parties signataires du pacte de 1867. À cet égard, la question de la révision ou du désaveu de tous les jugements concernant le Québec, le Canada français et les Acadiens devrait être publiquement posée. Si, dans ce cadre, les Premières nations voulaient se joindre aux autres « descendants des vaincus », elles auraient naturellement toute la latitude pour défendre leurs propres intérêts.

Le jugement révisionniste de la Cour suprême dans le Renvoi de 1981, va à l’encontre des engagements pris par les fondateurs du pacte de 1867. C’est une interprétation qui néglige les faits, un acte anti constitutionnel qu’il presse d’amener sur la scène internationale car il est impossible de le contester au Canada.

Le rapatriement de la constitution, de sa formule d’amendement et de la charte des droits furent rendus possibles par la Cour suprême, mais ils ne peuvent être renversés qu’ailleurs. Le Québec se croît dans son bon droit et a refusé – et continue de refuser – d’y apposer sa signature.

Les quatre combats – en cinquante ans – pour modifier le statut du Québec n’ont jamais consisté à mettre le Canada sur la défensive, à dévoiler son usurpation du pouvoir ni de faire de lui l’intimé en attente d’un procès et de jugement. Pire, les quatre passe d’armes se sont subitement arrêtées net en plein litige. Or, les informations nouvelles sur les Débats constitutionnels de la Confédération qui viennent d’être révélées grâce aux recherches de Me Christian Néron rajoutent des pièces de taille à un dossier déjà accablant. Les possibilités d’invalider en droit toutes les décisions de 1982 viennent de s’accroître de manière importante. À cet égard, si la solidité du dossier ne pose pas de problème, la transformation d’un ordre constitutionnel n’est possible que si un minimum de détermination et de pugnacité peut être réuni du coté de ceux qui veulent faire reconnaître leurs droits.

Gilles Verrier

Notes

  1. En droit anglais, ce qui s’est dit dans les délibérations constituantes est essentiel pour interpréter l’Acte constitutionnel lui-même car il renseigne sur les intentions des constituants.
  2. Acte de l’Amérique du Nord britannique, BNAA en anglais
  3. Comme un haut fonctionnaire britannique renommé – Lord Durham – l’avait déjà recommandé 26 ans plus tôt dans un rapport officiel. we like. »
  4. « You will say that our constitution is dreadfully tory – and it is ! – but we have the power in our hands to change it as we like. Hurrah ! – Is it not wonderful ? French canadianism entirely extinguished ! /  Vous direz que notre constitution est terriblement tory [parti conservateur
  5. En fait, pour Me Néron, « l’autonomie provinciale promise par la Confédération avait enclenchée un rêve d’indépendance »
  6. Loi ordinaire (ex : légalisation de la marijuana ou les pensions des Anciens combattants) par rapport à une loi constitutionnelle, qui exige des procédures d’adoption particulières. Dans le cas de la création d’une institution aussi importante que la Cour suprême du Canada, il va de soi qu’une loi ordinaire ne pouvait fonder sa légitimité. Huit ans seulement après la ratification de l’AANB !
  7. Les décisions de la Cour suprême du Canada pouvaient être renversées par le Conseil privé de Londres jusqu’en 1931, ce qu’il ne manqua pas de faire à plusieurs reprises.
  8. La négligence et l’incompétence du tandem Lévesque-Morin a été documentée notamment par le professeur Guy Laforest, j’en rends compte dans l’article suivant où il est cité longuement.
  9.  L’histoire nous fournit des preuves d’une humanité aux antipodes de la malveillance, une attitude que j’appellerai celle de la «bienveillance du conquérant». On voit cette attitude plus généreuse illustrée notamment par la célèbre peinture de Diego Velasquiez, Les lances, où le vaincu «…apparaît avec les clés [de la ville
  10. La négligence et l’incompétence du tandem Lévesque-Morin a été documentée notamment par le professeur Guy Laforest, j’en rends compte dans l’article suivant où il est cité longuement.
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