Par Jean-Luc Baslé − Avril 2019
Historiens et politologues américains s’interrogent sur le futur de l’empire américain. Est-il sur le déclin ? Le débat est si vif que Barack Obama se crut obligé d’intervenir. Voilà ce qu’il dit dans son discours sur l’état de l’Union de janvier 2012 : « Celui qui vous dit que l’Amérique est sur le déclin ou que son influence a décru, ne sait pas de quoi il parle ». Peut-être répondait-il à Francis Fukuyama. Ce professeur d’économie politique qui écrivait dans Le Monde du 11 septembre 2011, soit dix ans après les attaques du 11 septembre, que ces attaques avaient « marqué le début de la fin de l’hégémonie des États-Unis ». Stephen Walt, professeur à Harvard, lui fit écho quand il écrit dans The National Interest de novembre 2011 que « l’avènement de nouveaux pouvoirs et la double débâcle en Irak et en Afghanistan annoncent un brutal déclin de la capacité de l’Amérique à façonner l’ordre mondial ». Bien entendu, ceci n’est pas du tout du goût du néoconservateur Robert Kagan qui le fait savoir dans un article paru dans The New Republic le 17 janvier 2012, intitulé « Pas prêt à disparaître : contre le mythe du déclin américain. » Nous pourrions multiplier les citations. Elles n’apporteraient rien au débat. La conclusion est sans appel : les États-Unis ont entamé leur déclin.
Des origines du déclin
À quoi tient la disparition d’un empire ? Cette question qui captive les historiens, est sans réponse car chaque empire est un cas d’espèce. L’empire inca est mort sous les coups de boutoir des Espagnols mais sa taille et sa géographie le condamnaient. Les empires britannique et français sont morts de leur propre contradiction entre leur adhésion à la démocratie et la subordination à laquelle ils soumettaient les peuples conquis. La mission civilisatrice dont ils se réclamaient, cachait mal cette contradiction et le pillage des ressources auquel ils se livraient. Après 1945, le doute n’est plus permis, ces empires sont condamnés. La France mit longtemps à le comprendre. Dans le cas des États-Unis, le déclin tient à leur idéologie néolibérale et néoconservatrice. À noter que cette double idéologie existait à l’état embryonnaire chez les Pères fondateurs que sont Alexander Hamilton et John Jay. La lecture des Federalist Papers laisse peu de doute à ce sujet. On la retrouve aussi chez Andrew Jackson, septième président des États-Unis, dont le portrait figure dans le Bureau ovale depuis l’élection de Donald Trump.
Une situation bien particulière
Les empires naissent, grandissent et meurent. Les États-Unis n’échapperont pas à leur destin. La seule question est de savoir quand et, accessoirement, comment. La chose qui surprend dans le débat que nous avons évoqué est l’absence de critères objectifs. Comment savoir quand un empire décline ? Cette question s’est posée dans le passé. Quand l’empire romain a-t-il commencé à péricliter ? Est-ce en 410 quand Alaric saccage Rome ou en 451 après l’éphémère victoire des Champs catalauniques ? Même chose pour l’empire britannique. Disparaît-il avec l’indépendance de l’Inde et du Pakistan en 1947 ou en 1968 suite à la décision de la Grande-Bretagne de se retirer à l’est du canal de Suez ?
En ce qui concerne les États-Unis, nous disposons de deux événements utiles. Le premier est la décision de Richard Nixon de mettre fin au lien unissant le dollar à l’or, le 15 août 1971. Cela provoque l’échec des Accords de Bretton Woods d’août 1944, selon lesquels les Américains imposaient le dollar comme monnaie de réserve internationale en remplacement de la livre sterling 1. Le second est la disparition de l’Union soviétique le 21 décembre 1991. Cette date marque l’apogée de l’Empire américain – apogée que Francis Fukuyama s’empresse de proclamer dans son livre La fin de l’histoire et le dernier homme publié fin 2012. Le New York Times nous apprend le 21 février 1992 que le Pentagone l’avait précédé avec le Defense Planning Guidance qui exprime sans ambages une volonté hégémonique décomplexée. Ainsi, les États-Unis sont-ils dans une situation bien particulière : les prémices de leur déclin (août 1971) précèdent leur apogée (décembre 1991).
L’idéologie néolibérale
Une donnée économique confirme ce déclin : la position extérieure globale nette des États-Unis, c’est-à-dire le solde de leurs avoirs et de leurs dettes à l’étranger. Pour faire simple, cette position extérieure est à la nation ce que le capital est à l’entreprise. Si le capital est négatif, l’entreprise est dite en faillite. Or, la position extérieure des États-Unis est négative depuis 1989. Plus grave, elle se dégrade de plus en plus rapidement. Elle s’élève à 9 717 milliards de dollars en septembre 2018, soit 47% du produit intérieur brut contre seulement 34 milliards en 1989. Cette banqueroute n’est pas le fruit du hasard mais d’une politique néolibérale qui s’articule autour de deux grands axes : monétaire et réglementaire.
Le néolibéralisme donne la priorité à la monnaie au détriment du budget dans la conduite de l’économie. Ainsi, depuis 1981 la Réserve fédérale poursuit-elle une politique monétaire laxiste, hors quelques brèves périodes de relèvement des taux d’intérêt. En réponse à la crise des subprimes, cette politique a été poussée à son paroxysme avec l’apparition de taux d’intérêt négatifs. Baptisée « politique d’assouplissement quantitatif », elle avait pour but premier de sauver les grandes banques de Wall Street de la faillite. Le traitement de cette crise financière est un cas d’école qui démontre le pouvoir du lobby financier. Revenues à meilleure fortune, ces banques utilisèrent les liquidités généreusement offertes par la Réserve fédérale pour financer le rachat d’actions d’entreprises. Ces rachats qui totalisent près de 3 000 milliards de dollars ces cinq dernières années, amplifient artificiellement la valeur des actions pour le plus grand bonheur des actionnaires et des dirigeants. Leur effet sur l’économie réelle est nul, voire négatif puisqu’ils augmentent l’endettement des entreprises, obérant leur capacité d’investir.
Parallèlement, après une dernière tentative sous Bill Clinton, le gouvernement américain a renoncé à maîtriser le déficit budgétaire dont la moyenne annuelle s’élève à 3,6% du produit intérieur brut depuis 1981, soit plus du double de la moyenne des vingt années précédentes (1,6%). De ce point de vue, le Tax Cuts and Jobs Act de 2017 – qui fut présenté comme une loi destinée à renforcer le dynamisme de l’économie, donc l’emploi, grâce à des baisses d’impôt – est un summum d’hypocrisie. Son effet réel est d’abaisser la pression fiscale sur les classes les plus aisées, sans véritable impact sur l’emploi. Selon le Congress Budget Office, cette loi accroîtra le déficit budgétaire de 1 800 milliards de dollars d’ici 2028. L’endettement public s’élèvera alors à 31 195 milliards de dollars pour un produit intérieur brut égal à 33 512 milliards, selon les prévisions du gouvernement américain. Ces projections excluent l’hypothèse d’une récession que Ben Bernanke, ancien gouverneur de la Réserve fédérale, annonce pour 2020 – récession qui aura pour effet d’accroître le déficit budgétaire. À cet endettement public, il convient ajouter l’endettement privé. Ensemble, ils s’élèvent à 212% du produit intérieur brut au premier trimestre 2018, selon les statistiques de la Banque pour les règlements internationaux.
L’objectif des néolibéraux est de rétablir le capitalisme dans sa forme originale en le débarrassant de toute contrainte réglementaire. Leur mesure phare fut l’annulation du Glass-Steagall Act – l’une des causes indirectes mais néanmoins réelles de la crise des subprimes. Ils souhaitent aussi la disparition de toute forme de protection sociale, laissant à chacun la liberté de se protéger des contingences de la vie. Parmi ses promoteurs figurent : Alan Greenspan, gouverneur de la Réserve fédérale de 1987 à 2006 ; Robert Rubin, ancien co-président de Goldman Sachs et ancien ministre des finances ; Arthur Laffer, père de la courbe qui porte son nom ; John Williamson à l’origine du Consensus de Washington ; Jude Wanniski, auteur de The way the world works, livre qui fit sensation à sa sortie en 1978 par son libéralisme décomplexé ; et bien d’autres économistes, hommes politiques et dirigeants d’entreprises.
Cette politique satisfait pleinement Wall Street. Cela ne surprend pas au vu de la performance de la bourse ces dix dernières années. Selon Robert Schiller, prix Nobel d’économie, le ratio boursier 2 a retrouvé son pic de 1928. Effet du hasard ou coïncidence, selon le World Income Database, la part du revenu des personnes les plus aisées a aussi retrouvé son pic de 1928 3. Conscient que la politique d’apaisement quantitatif ne peut être qu’un pis-aller, les gouverneurs de la Réserve fédérale ont souhaité l’inverser pour revenir à une politique monétaire plus traditionnelle. Dès juillet 2013, soit cinq ans après la crise des subprimes, Ben Bernanke fit part de son intention d’inverser la politique monétaire. Wall Street réagit très mal à cette annonce, et il dut faire marche arrière. Janet Yellen, qui lui succéda en janvier 2014, releva le taux directeur de la banque centrale en décembre 2015, mettant ainsi officiellement fin à la politique d’assouplissement quantitatif. Son successeur, Jérôme Powell, poursuivit cette politique. Mais, suite à une baisse imprévue de la bourse au quatrième trimestre 2018, il y mit fin pour la plus grande satisfaction de Donald Trump et de Wall Street. À nouveau, le lobby financier démontrait tout à la fois son pouvoir, son avidité et sa cécité car nul n’ignore que cette politique monétaire laxiste ne peut être poursuivie ad vitam aeternam. « The day of reckoning will come sooner or later. », (« Le jour du jugement viendra tôt ou tard. »). Il faudra alors payer la facture des erreurs passées. L’addition risque d’être lourde.
La contrepartie de cette insouciance des autorités et des marchés financiers est un mal-être grandissant dans la population, et plus particulièrement dans la catégorie la plus défavorisée. Le sentiment de déchéance qui l’imprègne est confirmé par les statistiques officielles. Selon le Center for Disease Control and Prevention, le taux de suicide a cru de 34% de 2000 à 2016. Les décès par overdose augmentent exponentiellement selon le même centre. Reflet de ce mal-être aux contours indéfinis, le nombre d’incarcérés aux États-Unis est le plus élevé au monde en termes absolus et relatifs. Les classes moyennes sont aussi touchées. Le revenu moyen des ménages qui s’élevait à 60 062 dollars en 1999 tombe à 54 569 en 2012. Il ne retrouve son niveau de 1999 qu’en 2016 4. L’endettement des ménages croît. Il s’élève à 13 544 milliards de dollars, soit 76% du revenu moyen. La dette moyenne contractée par un jeune diplômé d’université pour payer ses études ne s’effacera que lorsqu’il aura atteint quarante ans, soit près de vingt ans après avoir obtenu son diplôme. En 1970, il n’aurait fallu que cinq ans à ce même diplômé pour effacer sa dette.
Les États-Unis souffrent d’une insuffisance d’investissement dans leurs infrastructures (routes, ponts, chemins de fer, ports, etc.) que l’American Society of Civil Engineers chiffre à 1 440 milliards de dollars d’ici 2025. Ce sous-investissement pourrait coûter 2,5 millions d’emplois à l’économie américaine. Donald Trump avait promis de porter remède à ce problème lors de sa campagne électorale, mais à ce jour, il semble plus préoccupé par son mur à la frontière avec le Mexique que par les infrastructures.
L’idéologie néoconservatrice
Les origines du néoconservatisme remonteraient aux années 30, selon certains. Mais, ce n’est que sous la présidence de Ronald Reagan qu’il prend son envol avec la nomination de la démocrate Jeane Kirpatrick au poste d’ambassadrice à l’ONU. Elle se fait l’avocate d’une politique pragmatique de soutien aux nations alliées des États-Unis quel que soit leur régime politique. Cette doctrine fait écho à celle de Franklin Roosevelt connu pour avoir répondu à son secrétaire d’État, Summer Welles qui lui faisait remarquer que Somoza était un salaud, « oui, mais c’est notre salaud ». Très rapidement, les néoconservateurs s’appliquèrent à effacer le « syndrome du Vietnam », cette aversion du public pour toute opération militaire à l’étranger suite à la défaite subie dans l’ancienne Indochine française. Le sentiment était si fort que George Bush père se crut obligé de déclarer le 28 février 1991, quelques jours après le début de l’invasion de l’Irak, « Dieu merci, nous avons botté le syndrome du Vietnam une fois pour toute ». L’objectif final des néoconservateurs est l’hégémonie mondiale.
Cet objectif qui transparaît dans le Defense Planning Guidance, est dans l’esprit des dirigeants américains dès la Seconde guerre mondiale. Ils y voient l’opportunité de se substituer à l’empire britannique. Ils entreprennent de s’imposer dès l’été 1944 avec les Accords de Bretton Woods, c’est-à-dire sans même attendre la fin de la guerre. Cette volonté dominatrice répond à une nécessité que George Kennan rappelle dans son fameux télégramme de 1947 quand il écrit : « Nous contrôlons environ 50% de la richesse du monde alors que nous ne sommes que 6,3% de sa population ». Les pourcentages ont changé, mais le dilemme reste entier. C’est aussi en 1947 que fut créée la Central Intelligence Agency, plus connue sous son acronyme CIA. Domaine réservé du président et du Sénat qui ratifie tout traité international, la politique extérieure des États-Unis est en fait l’apanage de la CIA et des groupes de pression que sont le complexe militaro-industriel, Wall Street, le lobby pétrolier, l’AIPAC, et quelques autres. Ainsi que le note John Kiriakou, lanceur d’alerte et ancien cadre de la CIA, les présidents passent mais la CIA demeure. Cette stabilité lui confère le contrôle de la politique extérieure. C’est donc une petite élite washingtonienne qui la définit. Surnommée le « blob » (masse gélatineuse et amorphe), elle est extrêmement puissante.
Sa vision du monde, étroite, idéologique et superficielle, est responsable des échecs qui s’enchaînent. Stephen Walt note à juste titre que la politique moyen-orientale des États-Unis se solde par une « double débâcle en Irak et en Afghanistan » à laquelle il faut désormais ajouter la Syrie. En Asie, aveuglé par les profits nés de la mondialisation, le blob n’a pris que tardivement conscience de la montée en puissance de la Chine. Sa réaction initiale, purement militaire, le « Pivot vers l’Asie » est un échec. La Chine dont le produit intérieur brut est égal aux deux tiers de celui des États-Unis, s’impose de plus en plus ouvertement sur la scène internationale non seulement par sa Route de la soie, mais aussi par ses investissements à l’étranger, en Afrique, en Amérique du Sud et en Europe. Son budget de la défense en 2017 (228 milliards de dollars) est le tiers de celui des États-Unis (597 milliards 5). Elle n’hésite pas à s’opposer frontalement à Washington par ses achats de pétrole à l’Iran, et plus récemment au Venezuela. La guerre commerciale que lui a déclaré Donald Trump ne fait pas sens. S’il est vrai que la Chine a usé et abusé de la liberté que lui offrait sa participation à l’Organisation mondiale du commerce, il l’est tout autant que les multinationales américaines étaient trop heureuses de délocaliser leur production en Chine ce qui avait le double avantage d’augmenter leurs profits et de circonscrire l’action syndicale aux États-Unis. Les Chinois avaient accès à des brevets et procédés technologiques à bon compte pendant que les actionnaires comptabilisaient leurs profits. Le déficit commercial américain est dû à une surconsommation, à une surévaluation du dollar et aux bas coûts salariaux chinois. S’il campe sur ses positions, Trump n’obtiendra rien de concret, sinon une crise économique d’ampleur. Conscients de cette éventualité et de ces répercussions sur l’économie mondiale ainsi que de leur propre vulnérabilité, les Chinois optent pour la négociation de préférence à l’affrontement.
Moins puissante économiquement, la Russie n’en est pas moins un formidable adversaire, non seulement par son arsenal nucléaire mais aussi par la qualité de sa diplomatie. À noter que la diabolisation dont Vladimir Poutine est l’objet tient plus à l’avidité du complexe militaro-industriel qu’à une supposée menace de la Russie dont on cherche en vain les symptômes. Ce sont les États-Unis qui ont ignoré la promesse de John Baker, ministre des Affaires étrangères de George Bush père, de ne pas avancer d’un pouce vers l’Est en contrepartie de l’accord de Mikaïl Gorbatchev pour la réunification allemande. Ce sont les États-Unis qui ont intégré dans l’OTAN des nations traditionnellement dans la zone d’influence de la Russie. C’est aussi Washington qui a organisé un coup d’État en Ukraine pour remplacer Viktor Ianoukovich – élu démocratiquement – par son pion, Petro Porochenko. Victoria Nuland, secrétaire d’État, s’en est d’ailleurs vanté en précisant avoir dépensé cinq milliards de dollars pour arriver à ce résultat. Dans ces conditions, il est difficile de reprocher à Vladimir Poutine son habileté manœuvrière qui lui permit de récupérer la Crimée sans coup férir.
C’est George W. Bush qui se retire du traité sur les missiles antimissiles. C’est Donald Trump qui met fin au Traité sur les forces nucléaires intermédiaires. C’est aussi lui qui annule l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien. Par ces trois décisions, les États-Unis déconstruisent l’architecture de la « détente », période de coexistence pendant laquelle Russes et Américains – instruits par la Crise de Cuba qui leur permit de mesurer l’ampleur de l’abîme nucléaire – conclurent plusieurs accords pour éviter une guerre nucléaire par négligence humaine ou défaillance technique. Détente, ce mot que les néoconservateurs abhorrent, eux qui rêvent d’hégémonie. C’est Donald Trump, enfin, qui au mépris des règles internationales accorde la souveraineté sur le plateau du Golan à Israël. Faut-il s’en étonner ? Non, car les empires ne se soumettent jamais aux règles communes.
Aussi, ne doit-on pas être surpris de la déclaration de Mike Pompeo, secrétaire d’État, le 8 avril dernier, de classer les Gardiens de la révolution iraniens parmi les organisations terroristes. Les analyses s’interrogent sur les raisons de cette décision. S’agit-il, comme le suggère CNN, d’aider Benjamin Netanyahu à remporter une nouvelle victoire lors des élections du 9 avril ? Est-ce un piège, une provocation pour encourager l’Iran à reprendre le développement de l’arme nucléaire, ce qui autoriserait les États-Unis à intervenir militairement ? Le colonel Lawrence Wilkerson, ancien chef d’état-major de Colin Powell – l’ex ministre des Affaires étrangères de George W. Bush – ne le pense pas. Il y voit l’œuvre de John Bolton et des néoconservateurs, ajoutant que le monde est fatigué (« sick and tired ») des ultimatums américains qui, souvent, se retournent contre les États-Unis. Quoiqu’il en soit, cette décision isole un peu plus l’Iran afin d’obtenir le tant attendu changement de régime. Elle interdit à tout État, toute institution internationale et toute entreprise de négocier avec le gouvernement iranien. Comment vont réagir la Russie et la Chine ? Que fera Washington si ces deux nations ignorent son diktat ?
Par ces décisions, les États-Unis accroissent la tension internationale sans gain réel. Les rodomontades de John Bolton, conseiller à la Sécurité nationale, et de Mike Pompeo, ministre des Affaires étrangères – véritables Laurel et Hardy de la diplomatie américaine – cachent mal leur faiblesse face à des évènements qu’ils ne contrôlent plus. La politique de changement de régime de Washington est condamnée quand les peuples se rallient derrière leur leader : Vietnam, Cuba, Syrie et Venezuela. Mais la tension ainsi créée rapproche le monde de minuit – l’heure symbolique choisie par des scientifiques au lendemain des explosions d’Hiroshima et de Nagasaki pour mesurer le temps qui nous sépare d’Armageddon. De 7 minutes en 1947, l’aiguille s’est éloignée de 17 minutes de l’heure fatidique en 1991, après en avoir été proche de 2 minutes seulement de 1953 à 1959. Elle est de retour à ce niveau depuis 2018, et il est à craindre qu’elle ne se rapproche encore un peu plus de minuit au vu des récents évènements.
Il ne semble pas que ces contingences entrent dans les réflexions des décideurs américains en dépit de nombreux appels à la prudence formulée par plusieurs de leurs anciens dirigeants. Récemment, Daniel Ellsberg, connu pour avoir publié les Pentagon Papers, a sorti un livre intitulé The Doomsday Machine, en référence au film de Stanley Kubrick, Docteur Folamour, dans lequel le président américain apprend que les Soviétiques ont mis au point une machine qui s’enclenche automatiquement, sans qu’il soit possible de l’arrêter si elle s’est mise en route par erreur. Le message de Daniel Ellsbert, ancien cadre supérieur de la Rand Corporation (le think tank du Pentagone) est clair : « nous sommes au bord de l’abîme ».
Cette cécité s’explique par une paranoïa endémique des dirigeants américains qui remonte aux premières années de la République. Les Pères fondateurs craignaient d’être attaqués par les puissances européennes. Pour faire face à cette éventualité, Alexander Hamilton souhaitait un pouvoir fédéral fort doté d’une armée et d’une marine. John Adams, le deuxième président, parlait d’ériger un « mur de bois », expression par laquelle il entendait construire une marine puissante. Cette paranoïa s’exprime au travers d’une pléthore d’analyses et de documents qui se succèdent à un rythme accéléré ces dernières années : National Security Strategy (décembre 2017) ; National Defense Strategy (février 2018) ; Nuclear Posture Review (février 2018) ; Worldwide Threat Assessment (janvier 2019). Qui est l’ennemi ? Quels sont ses objectifs et ses moyens ? On y perd son latin. On en conclut que les États-Unis ont besoin d’un ennemi. Cela a été souvent dit pour justifier le budget de la défense. Mais, le mal est plus profond. Il est le reflet d’une paranoïa récurrente. Le blob a besoin d’un ennemi pour exister.
Il va de soi que les Américains ne sont pas les seuls à blâmer dans l’accroissement de tension que connaissent les relations internationales. La politique de Pékin en mer de Chine méridionale est inquiétante, tout comme son initiative One Belt One Road derrière laquelle se cache une volonté de puissance à peine déguisée. Ceci dit, elle reste dépendante économiquement du monde occidental pour sa croissance. Il lui faut donc être prudente. Aux Occidentaux de ne pas être dupes de son jeu. En revanche, il y a peu à craindre de la Russie contrairement à ce que laissent entendre de nombreux hommes politiques, le secrétaire général de l’OTAN, et les grands médias. Son économie, à peine égale à celle de l’Italie, lui laisse peu de moyens pour entreprendre une politique agressive. Elle réagit aux évènements plus qu’elle ne les suscite. Elle profite des erreurs des États-Unis pour avancer ses pions.
Un président que l’élite washingtonienne n’attendait pas
Donald Trump est un narcissique qui n’a pas sa place à la Maison Blanche. Il est l’élu des « déplorables », des laissés-pour-compte de la mondialisation, de la révolution numérique et de la mutation robotique, c’est-à-dire de ces individus que ses prédécesseurs, Bill Clinton, George W. Bush et Barack Obama, ont superbement ignorés. Il est aussi l’élu de Robert Mercer et de Sheldon Adelson. L’un et l’autre ont contribué pour 25 millions de dollars à sa campagne présidentielle. Leur contribution n’était pas désintéressée. Le premier doit 6,8 milliards de dollars au fisc américain, et le second souhaitait que Jérusalem devienne la capitale d’Israël. Robert Mercer mit Cambridge Analytica – société à la réputation sulfureuse qu’il contrôlait et qui a disparu depuis – à la disposition de Donald Trump.
Les espoirs de ses électeurs ne peuvent qu’être déçus. C’est un homme seul, sans organisation ni expérience. Il n’a pas de pensée politique propre. C’est un électron libre. Il faut être naïf pour croire qu’il nettoiera le marais. Qui plus est, Trump n’a ni l’envie, et encore moins les capacités requises pour bousculer l’énorme machine washingtonienne. Franklin Roosevelt, qui jouissait d’une grande popularité dans des circonstances inhabituelles, eut un mal fou à faire bouger les lignes. Ceci dit, il y a un désir de paix chez Donald Trump. Il a exprimé son désir d’améliorer les relations avec la Russie et de faire la paix avec la Corée du Nord. Il a aussi marqué sa volonté de retirer les troupes américaines stationnées illégalement en Syrie (tout comme les troupes françaises). Le Russiagate l’a empêché de mener à bien sa politique russe. John Bolton a saboté son plan de paix nord-coréen, et les militaires se sont opposés au retrait des troupes.
Le Russiagate est un scandale qui prend son origine au Parti démocrate, avec l’assentiment probable de Barack Obama. La cause était entendue : Hillary Clinton serait la première femme présidente des États-Unis avec le soutien des néoconservateurs et de Wall Street. Apparaît alors sur les radars un iconoclaste qui ne bénéficie pas du soutien de son propre parti. Il n’est ni néolibéral, ni néoconservateur. Il est donc dangereux aux yeux de l’establishment. Il doit être arrêté dans sa course à la Maison Blanche. On fait appel à la CIA et au FBI pour y parvenir. Un scénario abracadabrantesque est élaboré, incluant un ancien membre des services secrets britanniques, une prostituée de luxe, des écoutes téléphoniques, des campagnes de presse, etc. Tout cela sans la moindre preuve. Las, contre toute attente, Donald Trump est élu président par l’Electoral College. Ironie du sort, cette institution qui date des premières heures de la République avait pour objet d’interdire l’accès à la Maison Blanche à ce genre d’individu. Fou furieux, l’établissement washingtonien redouble d’effort pour arriver à ses fins et destituer le président en développant le scénario d’une interférence russe dans l’élection américaine. On est en plein délire. Robert Mueller, ancien directeur de la CIA, donc membre de plein droit du blob, est nommé procureur spécial pour enquêter sur cette affaire. Il sait ce qu’on attend de lui. Hélas, malgré ses efforts, il ne trouve rien. Case closed.
Ceux qui s’étonneraient de voir les États-Unis se livrer à ces pratiques peu démocratiques, devraient écouter l’historien Peter Kuznick expliquer comment Henry Wallace, vice-président de Franklin Roosevelt, fut éliminé de la course à la Maison Blanche lors de la Convention démocrate de 1944, ou se référer à l’élection de George W. Bush sur simple décision de la Cour suprême après un vote très contesté dans l’État de Floride dont Jeff Bush, le frère du candidat, était gouverneur.
La malédiction des idéologies
Les idéologies conduisent les nations qui s’y soumettent à leur perte. Le néolibéralisme vide les États-Unis de sa substance économique. Le néoconservatisme est hors du temps dans sa poursuite d’une politique de domination que la communauté internationale rejette. Potentiellement, l’une de leurs plus grandes erreurs est l’usage que les États-Unis font désormais du dollar. Son rôle dans les relations économiques internationales a été renforcé en 1973 par la création de SWIFT 6. Ce système accélère et sécurise les transactions en dollar à travers le monde. Il est utilisé par plus de 11 000 banques dans 200 pays. Grâce à lui, le dollar règne en maître. Il est l’un des piliers de la puissance américaine. Mais, son utilisation par les autorités américaines menace sa suprématie. En l’utilisant comme arme de guerre, de manière extraterritoriale, donc illégale, pour imposer leurs décisions à des pays considérés comme « inamicaux » – comme l’Iran par exemple – elles obligent ces pays à recourir à d’autres devises pour négocier avec leurs partenaires commerciaux. Cette politique est potentiellement dommageable pour les États-Unis. Elle conduit des nations comme la Chine et la Russie à se « dédollariser » pour échapper à de possibles représailles.
Conscients de l’échec patent de la politique américaine tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, les réalistes que sont Stephen Walt, John Mearsheimer 7, Paul Craig Roberts 8, Stephen Cohen 9 et bien d’autres prônent une politique en harmonie avec les ressources de la nation américaine et adaptée au monde dans lequel nous vivons. Sans effet à ce jour. Au plan politique, des personnalités telles que Bernie Sanders 10, Rand Paul 11, Tulsi Gabbard 12, Elisabeth Warren 13 et Alexandria Ocasio-Cortez 14 s’opposent à ce funeste engrenage dans lequel les États-Unis se sont engagés. Le point de non-retour est peut-être passé. Dans un livre récent, Graham Allison craint que les États-Unis et la Chine soient pris dans ce qu’il appelle le piège de Thucydide – cet historien grec qui décrit dans Les Guerres du Péloponnèse comment l’impérialisme athénien conduit Athènes à sa perte, vaincue par sa rivale, Sparte. Le message de l’auteur est clair, sans ambiguïté, à ceci près que nos dirigeants ont désormais les moyens de détruire la quasi-totalité de la vie sur terre. Instruits de cet exemple ancien, auront-ils la sagesse d’instaurer un monde multipolaire où la Charte des Nations unies retrouverait toute sa place dans la conduite des nations ?
Jean-Luc Baslé
Ancien directeur de Citigroup New York, auteur de L’Euro survivra-t-il ? (2016) et du livre Le système monétaire international : Défis et perspectives, (1982)
- Lors des Accords de Bretton Woods (New Hampshire), les délégués de 44 nations acceptèrent la proposition du représentant du Trésor américain, Harry Dexter White, de lier le dollar à l’or. Son prix serait fixe. L’once d’or vaudrait désormais 35 dollars. Les autres monnaies étant liées au dollar, cet accord créait une architecture stable susceptible de faciliter les échanges commerciaux. Le coût de la guerre du Vietnam et une baisse de la croissance accrurent le déficit budgétaire des États-Unis. Cette mauvaise performance inquiéta leurs partenaires commerciaux, en particulier l’Allemagne et la France, qui voyant le dollar se déprécier vendirent leurs dollars contre de l’or des États-Unis. Les réserves américaines d’or s’effondrèrent, tombant de 22 000 tonnes en 1948 à 9 000 tonnes en 1970. Inquiet de cette évolution, Richard Nixon décida de rompre le lien qui unissait le dollar à l’or le 15 août 1971. Le prix de l’or augmentant, les achats cessèrent. Cette décision consacrait l’échec des Accords de Bretton Woods. ↩
- Le ratio boursier est le ratio de la valeur d’une entreprise en bourse divisé par son résultat net ↩
- Le nombre de ces personnes s’élève à 0,1% de la population totale ↩
- En dollars 2017. Statistiques du Census Bureau ↩
- Source : SIFRI ↩
- Société pour les télécommunications financières interbancaires dans le monde ↩
- Professeur de sciences politiques à l’université de Chicago ↩
- Sous-secrétaire du Trésor dans le gouvernement Reagan ↩
- Professeur émérite aux universités de Princeton et New York ↩
- Bernie Sanders était le candidat des délégués à la Convention du parti démocrate, mais c’est le comité de direction qui décide. Il choisit Hillary Clinton ↩
- Sénateur du Kentucky ↩
- Membre de la Chambre des représentants, ancien officier de l’armée américaine ayant combattu en Irak ↩
- Sénatrice du Massachussetts et ancien professeur d’économie à l’université d’Harvard ↩
- Alexandria Ocasio-Cortez qui après une brillante campagne électorale, a fait une entrée remarquée à la Chambre des représentants ↩
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