Par Ludwig von Mises − Le 27 juillet 2020 − Source Mises Institute
L’opinion quasi universelle exprimée ces jours-ci est que la crise économique de ces dernières années marque la fin du capitalisme. Le capitalisme aurait échoué, s’étant avéré incapable de résoudre les problèmes économiques, et ainsi l’humanité n’a pas d’alternative, si elle veut survivre, que de faire la transition vers une économie planifiée, vers le socialisme.
Ce n’est guère une idée nouvelle. Les socialistes ont toujours soutenu que les crises économiques sont le résultat inévitable de la méthode de production capitaliste et qu’il n’y a pas d’autre moyen d’éliminer les crises économiques que la transition vers le socialisme. Si ces affirmations sont exprimées avec plus de force ces jours-ci et suscitent une plus grande réponse publique, ce n’est pas parce que la crise actuelle est plus grande ou plus longue que les précédentes, mais plutôt parce qu’aujourd’hui l’opinion publique est beaucoup plus fortement influencée par les opinions socialistes qu’elle ne l’était dans les décennies passées.
————————- I ————————–
Lorsqu’il n’y avait pas de théorie économique, la croyance était que quiconque détenait le pouvoir et était déterminé à l’utiliser pouvait tout accomplir. Dans l’intérêt de leur bien-être spirituel et en vue de leur récompense dans l’au-delà, les dirigeants ont été exhortés par leurs confesseurs à faire preuve de modération dans leur utilisation du pouvoir. Aussi il ne s’agissait pas de savoir quelles limites les conditions inhérentes à la vie, et à la capacité de production humaine, étaient imposées à ce pouvoir, mais plutôt d’admettre que ces limites n’existaient pas dans le domaine des affaires sociales.
Le fondement des sciences sociales, œuvre d’un grand nombre d’intellectuels éminents – dont David Hume et Adam Smith sont les plus remarquables – a détruit cette conception. On a découvert que le pouvoir social était spirituel et non – comme on le supposait – matériel, et au vrai sens du mot, réel. Et il y a eu la reconnaissance d’une nécessaire cohérence, dans les phénomènes de marché, que le pouvoir est incapable de détruire. Il y avait aussi une prise de conscience que quelque chose fonctionnait dans les affaires sociales que les puissants ne pouvaient pas influencer et dont ils devaient s’accommoder, tout comme ils devaient s’adapter aux lois de la nature. Dans l’histoire de la pensée et de la science humaine, il n’y a pas de plus grande découverte.
Si l’on part de cette reconnaissance des lois du marché [comme transcendantales, cf. divines, NdT], la théorie économique montre exactement quel genre de situation résulte de l’interférence de la force et du pouvoir dans les processus du marché. L’intervention seule ne peut pas atteindre le but recherché par les autorités, et doit avoir des conséquences indésirables de leur point de vue. Partant de cette perception, si l’on veut organiser l’activité du marché selon les conclusions de la pensée scientifique – et nous réfléchissons à ces questions non seulement parce que nous recherchons la connaissance pour elle-même, mais aussi parce que nous voulons organiser nos actions de telle sorte que nous pouvons atteindre les buts auxquels nous aspirons – nous aboutissons alors inévitablement à un rejet de telles interventions comme superflues, inutiles et nuisibles, rejet qui caractérise l’enseignement libéral. Ce n’est pas que le libéralisme veuille transférer des normes morales dans la science ; il cherche dans la science une boussole pour les actions du marché. Le libéralisme utilise les résultats de la recherche scientifique pour construire la société de manière à ce qu’elle soit en mesure de réaliser le plus efficacement possible les objectifs qu’elle est censée réaliser. Les partis politico-économiques ne diffèrent pas sur le résultat final auquel ils aspirent mais sur les moyens qu’ils devraient employer pour atteindre leur objectif commun. Les libéraux sont d’avis que la propriété privée des moyens de production est le seul moyen de créer de la richesse pour tous, parce qu’ils considèrent le socialisme comme irréalisable et parce qu’ils croient que l’interventionnisme – qui, selon ses partisans, se situe entre le capitalisme et le socialisme – ne peut atteindre les objectifs de ses partisans.
La vision libérale a rencontré une opposition amère. Mais les opposants au libéralisme n’ont pas réussi à saper sa théorie de base, ni l’application pratique de cette théorie. Ils n’ont pas cherché à se défendre contre les critiques écrasantes que les libéraux ont adressées à leurs plans par la réfutation logique ; au lieu de cela, ils ont utilisé des artefacts. Les socialistes se considéraient écartés de cette critique, parce que le marxisme a déclaré qu’une enquête sur l’élaboration et l’efficacité d’une république socialiste était hérétique ; ils ont continué à chérir l’état socialiste à venir comme le paradis sur terre, mais ont refusé de s’engager dans une discussion sur les détails de leur plan. Les interventionnistes ont choisi une autre voie. Ils ont argumenté, avec des motifs insuffisants, contre la validité universelle de la théorie économique. N’étant pas en mesure de contester logiquement la théorie économique, ils ne pouvaient se référer à rien d’autre qu’à un «pathos moral», dont ils parlaient dans l’invitation à la réunion de fondation de l’Association pour la politique sociale [Vereins für Sozialpolitik] à Eisenach en 1873. À la logique, ils opposent la morale, à la théorie les préjugés émotionnels, à l’argumentation la référence à la volonté de l’État.
La théorie économique a prédit les effets de l’interventionnisme et du socialisme étatique et municipal exactement comme ils se sont produits. Tous les avertissements ont été ignorés. Depuis cinquante ou soixante ans, la politique des pays européens a été anticapitaliste et antilibérale. Il y a plus de quarante ans, Sidney Webb (Lord Passfield) écrivait : «On peut maintenant affirmer à juste titre que la philosophie socialiste d’aujourd’hui n’est que l’affirmation consciente et explicite de principes d’organisation sociale déjà en grande partie adoptés inconsciemment. L’histoire économique du siècle est un récit presque continu des progrès du socialisme.» 1 C’était le début de ce développement et c’était en Angleterre que le libéralisme a pu le plus longtemps retarder les politiques économiques anticapitalistes. Depuis lors, les politiques interventionnistes ont fait de grands progrès. En général, on considère aujourd’hui que nous vivons à une époque où règne «l’économie entravée» – en tant que précurseur de la conscience collective socialiste bénie, et à venir.
Maintenant, parce qu’en effet ce que la théorie économique a prédit est arrivé, parce que les fruits des politiques économiques anticapitalistes sont apparus, un cri se fait entendre de toutes parts : c’est le déclin du capitalisme, le système capitaliste a échoué !
Le libéralisme ne peut être tenu pour responsable d’aucune des institutions qui donnent leur caractère aux politiques économiques d’aujourd’hui. Il était contre la nationalisation et la mise sous contrôle municipal de projets qui se révèlent désormais être des catastrophes pour le secteur public et une source de corruption crasseuse ; il était contre le déni de protection pour ceux qui voulaient travailler, et contre la mise du pouvoir de l’État à la disposition des syndicats, contre l’indemnisation du chômage, qui en a fait un phénomène permanent et universel, contre l’assurance sociale, qui a fait des assurés des grincheux, simulateurs et neurasthéniques, contre les tarifs douaniers – et donc implicitement contre les cartels -, contre la limitation de la liberté de demeurer, voyager ou étudier où l’on veut, contre la fiscalité excessive et contre l’inflation, contre les armements, contre les acquisitions coloniales, contre l’oppression des minorités, contre l’impérialisme et contre la guerre. Il a opposé une résistance obstinée à la politique de consommation du capital. Et le libéralisme n’a pas créé les troupes du parti armé qui n’attendent que l’occasion propice de déclencher une guerre civile.
————————– II ————————–
L’argumentation qui conduit à blâmer le capitalisme pour au moins certaines de ces choses est basée sur l’idée que les entrepreneurs et les capitalistes ne sont plus libéraux, mais interventionnistes et étatistes. Le fait est exact, mais les conclusions que les gens veulent en tirer sont erronées. Ces déductions découlent de la vision marxiste tout à fait intenable selon laquelle les entrepreneurs et les capitalistes ont protégé leurs intérêts de classe particuliers par le libéralisme à l’époque où le capitalisme prospérait, mais maintenant, à la fin de la période de déclin du capitalisme, les protègent par l’interventionnisme. Ceci est censé être la preuve que «l’économie entravée» par l’interventionnisme est l’économie historiquement nécessaire de la phase du capitalisme dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. Mais le concept d’économie politique classique et de libéralisme en tant qu’idéologie – au sens marxiste du terme – de la bourgeoisie est l’une des nombreuses techniques déformées du marxisme. Si les entrepreneurs et les capitalistes étaient des penseurs libéraux vers 1800 en Angleterre et des penseurs interventionnistes, étatistes et socialistes vers 1930 en Allemagne, la raison en est que les entrepreneurs et les capitalistes étaient également captivés par les idées dominantes de l’époque. En 1800, pas moins qu’en 1930, les entrepreneurs avaient des intérêts particuliers qui étaient protégés par l’interventionnisme et heurtés par le libéralisme.
Aujourd’hui, les grands entrepreneurs sont souvent cités comme des «leaders économiques». La société capitaliste ne connaît pas de «dirigeants économiques». C’est là que réside la différence caractéristique entre les économies socialistes d’une part et les économies capitalistes de l’autre : dans ces dernières, les entrepreneurs et les propriétaires des moyens de production ne suivent de direction que celle du marché. La coutume de citer les initiateurs de grandes entreprises comme des dirigeants économiques donne déjà une certaine indication que, de nos jours, ce n’est généralement pas le cas et que l’on n’accède pas à ces positions par des succès économiques mais plutôt par d’autres moyens.
Dans l’État interventionniste, il n’est plus d’une importance cruciale, pour le succès d’une entreprise, que les opérations soient menées de manière à ce que les besoins du consommateur soient satisfaits au mieux et au moindre coût ; il est bien plus important que l’on ait de «bonnes relations» avec les factions politiques dominantes, pour que les interventions tournent à l’avantage et non au désavantage de l’entreprise. Un peu plus de Deutschemarks [l’article est écrit en 1945 par un autrichien, NdT] de protection douanière pour la production de l’entreprise, quelques Deutschemarks de moins de protection douanière pour les importations dans le processus de fabrication peuvent aider l’entreprise plus que la plus grande prudence dans la conduite des opérations. Une entreprise peut être bien gérée, mais elle fera faillite si elle ne sait pas comment protéger ses intérêts dans la fixation des tarifs douaniers, dans les négociations salariales devant les conseils d’arbitrage, et dans les organes directeurs des cartels. Il est bien plus important d’avoir des «connexions» que de bien produire et à moindre coût. Par conséquent, les hommes qui atteignent le sommet de ces entreprises ne sont pas ceux qui savent organiser les opérations et donner à la production une direction que la situation du marché exige, mais plutôt des hommes bien vus à la fois «en haut» et «en bas», des hommes qui savent comment s’entendre avec la presse et avec tous les partis politiques, en particulier avec les radicaux, pour que leurs affaires ne soient pas offensantes. Il s’agit de cette classe de directeurs généraux qui traitent plus avec les dignitaires fédéraux et les chefs de parti qu’avec ceux à qui ils achètent ou vendent.
Parce que de nombreuses entreprises dépendent de faveurs politiques, ceux qui gèrent de telles entreprises doivent rembourser les politiciens avec des compensations. Il n’y a pas eu de grande entreprise ces dernières années qui n’ait pas eu à dépenser des sommes considérables pour des transactions qui, dès le départ, n’étaient manifestement pas rentables mais qui, malgré les pertes attendues, ont dû être conclues pour des raisons politiques. Sans même mentionner les contributions à des activités non commerciales – fonds électoraux, institutions de bien-être public, etc.
Les pouvoirs qui œuvrent pour l’indépendance des dirigeants des grandes banques, des industriels et des sociétés par actions vis-à-vis des actionnaires s’affirment de plus en plus. Cette «tendance politiquement accélérée des grandes entreprises à se socialiser», c’est-à-dire à laisser des intérêts autres que le respect «du rendement le plus élevé possible pour les actionnaires» déterminer la gestion des entreprises, a été saluée par les écrivains étatistes comme un signe que nous avons déjà vaincu le capitalisme 2. Dans la réforme de la Bourse allemande, des efforts juridiques ont déjà été faits pour mettre l’intérêt et le bien-être de l’entrepreneur, à savoir «sa propre valeur économique, juridique et sociale en priorité, et son indépendance vis-à-vis de la majorité changeante d’actionnaires divers»3, au-dessus de celles de l’actionnaire.
Avec l’influence de l’État derrière eux et soutenus par une opinion publique profondément interventionniste, les dirigeants des grandes entreprises se sentent aujourd’hui si forts par rapport aux actionnaires qu’ils estiment ne pas avoir à prendre en compte leurs intérêts. Dans la conduite des affaires de la société dans les pays où l’étatisme a le plus dominé – par exemple dans les États successeurs de l’ancien Empire austro-hongrois – ils sont aussi indifférents à la rentabilité que les directeurs des services publics. Le résultat est la ruine. La théorie qui a été avancée dit que ces entreprises sont trop grandes pour être gérées simplement dans une perspective de profit. Ce concept est extrêmement opportun chaque fois que le résultat de la conduite des affaires, en renonçant fondamentalement à la rentabilité, est la faillite de l’entreprise. C’est opportun, car en ce moment, la même théorie exige l’intervention de l’État pour soutenir les entreprises trop grandes pour être mises en faillite.
————————– III ————————–
Il est vrai que le socialisme et l’interventionnisme n’ont pas encore réussi à éliminer complètement le capitalisme. S’ils l’avaient fait, nous, Européens, après des siècles de prospérité, redécouvririons le goût de la faim à grande échelle. Le capitalisme est encore suffisamment important pour que de nouvelles industries voient le jour, et celles déjà établies améliorent et développent leurs équipements et leurs opérations. Tous les progrès économiques qui ont été et seront réalisés proviennent du reste persistant du capitalisme dans notre société. Mais le capitalisme est toujours harcelé par l’intervention du gouvernement et doit payer sous forme d’impôts une partie considérable de ses bénéfices afin de couvrir la productivité inférieure de l’entreprise publique.
La crise dans laquelle le monde souffre actuellement est la crise de l’interventionnisme et du socialisme étatique et municipal, bref la crise des politiques anticapitalistes. La société capitaliste est guidée par le jeu du mécanisme du marché. Sur cette question, il n’y a pas de divergence d’opinion. Les prix du marché mettent l’offre et la demande en harmonie et déterminent la direction et l’étendue de la production. C’est du marché que l’économie capitaliste prend son sens. Si la fonction du marché en tant que régulateur de la production est toujours contrariée par des politiques économiques dans la mesure où ces dernières tentent de déterminer les prix, les salaires et les taux d’intérêt au lieu de laisser le marché les déterminer, alors une crise se développera sûrement.
Frédéric Bastiat n’a pas échoué, ce sont plutôt Marx et Schmoller.
Ludwig von Mises
Tiré de The Clash of Group Interests, and Other Essays, traduit par Jane E. Sanders 4
Note du Saker Francophone Ce texte de l'économiste autrichien Ludwig von Mises, extrait d'un livre écrit en 1945 dénonce la corruption du capitalisme "idéal" par les interventions de l'État. Le procès n'est pas nouveau, qui justifie opportunément, et avec beaucoup d'indulgence, l'échec du capitalisme "réel" par la trahison du dogme originel [par les keynésiens, évidemment]. Sans rentrer dans des discussions byzantines sur les valeurs respectives des dogmes en question, quant à leur capacité à améliorer le sort de l'humanité, on peut seulement regretter que personne n'écoute les partisans du communisme lorsqu'ils invoquent les mêmes arguments de la trahison du dogme par la mise en pratique historique du communisme "réel", dont l'échec, pour le cas, est dû en grande partie aux interventions continuelles des capitalistes dans la politique de l'URSS, guerres comprises. Le communisme n'a pas échoué tout seul, le capitalisme si !
Traduit par jj, relu par Marcel pour le Saker Francophone
Notes
- Cf. Webb, Fabian Essays in Socialism… ed. par G. Bernard Shaw (éd. américain édité par H.G. Wilshire. New York: The Humboldt Publishing Co., 1891), p. 4. ↩
- Cf. Keynes, «The End of Laisser-Faire», 1926, voir, Essays in Persuasion (New York: W.W. Norton & Co., Inc., 1932), pp. 314–15 ↩
- Cf. Passow, Der Strukturwandel der Aktiengesellcschaft im Lichte der Wirtschaftsenquente, (Iéna 1939), S. 4. ↩
- Le traducteur tient à remercier chaleureusement les commentaires et suggestions du professeur John T. Sanders, du Rochester Institute of Technology, et du professeur David R. Henderson, Université de Rochester, lors de la préparation de la traduction. ↩