Par Salman Rafi Sheikh − Le 23 mai 2022 − Source New Eastern Outlook
Le sommet États-Unis-ANASE [Association des Nations d’Asie du Sud Est. Indonésie, Malaisie, Thaïlande, Vietnam, Cambodge, Myanmar, Philippines, Laos, Brunei, Singapour, NdT] qui s’est tenu récemment à Washington était censé répondre à ce qu’un responsable de l’administration Biden a appelé la nécessité d’« intensifier notre stratégie [américaine] en Asie du Sud-Est » contre la Chine. La logique sous-jacente de cette politique d’engagement accru des États-Unis envers l’ANASE est un réalignement plus stratégique de la politique étrangère de cette dernière avec Washington à un moment où la recherche d’alliés par les États-Unis contre leurs concurrents stratégiques – la Russie et la Chine – est, depuis la fin de la guerre froide, à son apogée.
En organisant le sommet à un moment où une guerre est en cours en Europe, Washington a essayé de faire comprendre aux pays de l’ANASE que Washington reste « sensible » à la région dans son ensemble et souhaite s’y intégrer. En fait, dans une « déclaration de vision » commune en 28 points, après une réunion de deux jours, les deux parties ont apparemment décidé d’étendre leur relation d’un partenariat stratégique à un « partenariat stratégique global. » Mais dans quelle mesure ce partenariat sera-t-il viable pour les États-Unis, compte tenu des efforts de l’ANASE pour éviter, plutôt que rechercher activement, un enchevêtrement géopolitique mondial ?
Si l’ANASE elle-même peut trouver utile de renforcer ses liens avec les États-Unis pour plusieurs raisons économiques – ce qui est l’une des raisons de l’engagement continu de la région envers les États-Unis, comme l’a montré le dernier sommet – il est très peu probable qu’elle sacrifie sa politique étrangère pour développer des liens seulement avec les États-Unis. D’autre part, la géopolitique de l’ANASE indique que la région exploitera le besoin qu’ont les États-Unis d’avoir des alliés dans la région indo-pacifique pour attirer les investissements étrangers directs de Washington afin d’aider à stimuler sa propre croissance économique, tout en maintenant ses liens économiques profonds et habituels avec Pékin et même la Russie.
Le sommet États-Unis-ANASE, bien qu’il se soit tenu à Washington, a révélé les limites d’un réalignement complet de la politique étrangère entre les deux acteurs. Par exemple, malgré les efforts considérables déployés par Washington pour obtenir une condamnation de l’opération militaire russe en Ukraine par l’ensemble de l’ANASE, la déclaration commune ne mentionne pas du tout la Russie, selon le compte rendu même de la chaîne publique Voice of America. Comme l’a rapporté VoA, les dirigeants de l’ANASE n’ont montré aucune envie de se laisser entraîner inutilement dans le jeu mondial des États-Unis. Jusqu’à présent, l’Indonésie a également résisté aux efforts déployés par les États-Unis pour exclure la Russie du prochain sommet du G20 à Bali, en Indonésie, montrant ainsi qu’un réalignement automatique entre les États-Unis et l’ANASE n’est ni concevable ni possible. Par conséquent, les objectifs de Washington demeurent non seulement illusoires, mais aussi infructueux à bien des égards.
En ce qui concerne les autres pays de l’ANASE, le Myanmar soutient la position russe sur l’Ukraine, le Laos et le Vietnam se sont abstenu de voter contre la Russie à l’ONU.
Il en va de même pour la position de l’ANASE vis-à-vis de la Chine. En fait, la région de l’ANASE est trop profondément liée à la Chine pour que les États-Unis puissent couper cette relation. La Chine est déjà membre du Partenariat économique global régional (RCEP) et a déjà demandé à devenir membre de l’Accord global et progressif pour le partenariat transpacifique (CPTPP).
Compte tenu de l’étendue des liens entre la Chine et l’ANASE, un changement visible des liens de la Chine avec les différents pays – notamment ceux qui ont des enjeux en mer de Chine méridionale – se dessine. Par exemple, la victoire de Ferdinand Marcos Jr. aux élections présidentielles des Philippines n’est rien de moins qu’une bonne nouvelle pour la Chine.
Non seulement Marcos est pro-chinois, mais il a déjà fait savoir qu’il mettrait fin au différend avec la Chine en mer de Chine méridionale. Le plan de Marcos consiste à conclure un nouvel accord avec Pékin. Pendant sa campagne électorale, il a déclaré aux médias que « si vous laissez les États-Unis entrer, vous faites de la Chine votre ennemi », ajoutant que « je pense que nous pouvons parvenir à un accord [avec la Chine]. D’ailleurs, des personnes de l’ambassade de Chine sont mes amis. Nous en avons parlé. »
Un accord entre la Chine et les Philippines constituerait un revers majeur pour les États-Unis, en particulier pour leur politique de garant de la sécurité dans la région. Non seulement un tel accord encouragera d’autres pays de l’ANASE ayant des intérêts en mer de Chine méridionale à conclure des accords bilatéraux avec Pékin, mais il éliminera également la nécessité de transformer le partenariat économique et les relations de l’ANASE avec les États-Unis en un partenariat stratégique à vocation militaire.
En effet, un tel accord montrera les limites – voire l’échec – des divers efforts déployés par les États-Unis pour amener l’ANASE à adopter une approche plus agressive vis-à-vis de la Chine. Bien que les États-Unis nient officiellement forcer les pays de l’ANASE à adopter une position « pro » ou « anti » Chine, il n’en demeure pas moins qu’ils cherchent à adopter une telle position. Par exemple, lorsque le secrétaire d’État américain Antony Blinken s’est rendu en Indonésie l’année dernière, il a ouvertement critiqué la Chine pour ses « actions agressives » en mer de Chine méridionale et ses pratiques économiques « qui faussent les marchés ouverts par le biais de subventions à ses entreprises publiques ».
L’évolution des Philippines vers la conclusion d’accords révèle que la rhétorique américaine n’a pas réussi à apporter un changement significatif aux Philippines de manière à compléter finalement la position de Washington, ce qui rend extrêmement difficile pour les États-Unis de continuer à projeter la même rhétorique à l’avenir. N’oublions pas que les Philippines sont un pays qui entretient des liens militaires étroits avec Washington. En mars, les États-Unis ont organisé leur plus grand exercice militaire avec les Philippines depuis plusieurs années.
Comme l’indiquent les tendances actuelles, à part quelques exceptions (par exemple, Singapour), il est peu probable que les États-Unis obtiennent un soutien significatif de l’ANASE contre la Russie ou la Chine.
Si aucun pays de l’ANASE – y compris les Philippines – ne devrait abandonner ses liens avec les États-Unis dans le sillage des liens toujours plus profonds et plus larges avec Pékin, il n’en reste pas moins que l’ANASE ne deviendra pas un pion des États-Unis. Au contraire, l’ANASE continuera à utiliser ses liens avec les États-Unis, la Chine et la Russie en fonction des intérêts collectifs de la région et des intérêts nationaux de chaque pays. Cela laissera un minimum de place à Washington pour développer un « OTAN asiatique » et un maximum à la Chine pour approfondir encore son engagement économique.
Salman Rafi Sheikh
Traduit par Wayan pour le Saker Francophone.
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