Le puzzle des cycles néolithiques


L’étrange montée en puissance et l’effondrement des méga-établissements de Tripolye


Le 6 octobre 2019 – Source Peter Turchin

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/1/10/Talianki_%28Trypillian_city%29.jpg

Comme les lecteurs de ce blog le savent, une grande partie de mes recherches portent sur les raisons pour lesquelles des sociétés complexes passent par des cycles de phases internes paisibles, ou intégratives, et de périodes turbulentes, ou désintégratives. Dans toutes les sociétés passées au niveau de l’État, pour lesquelles nous disposons de données décentes, nous trouvons de tels « cycles séculiers » (voir plus dans notre livre Secular Cycles).


Ce qui m’a surpris, c’est de constater que les sociétés pré-étatiques traversent aussi des cycles similaires. Les sociétés centralisées non étatiques (chefferies) alternent entre les chefferies simples (un niveau hiérarchique en dessous du chef) et complexes (deux niveaux hiérarchiques ou plus). Mais aujourd’hui, les preuves s’accumulent que même les sociétés non centralisées et non hiérarchisées sont cycliques. Les travaux d’archéologues, comme Stephen Shennan, ont montré que diverses régions d’Europe ont connu trois ou quatre cycles de population avant la montée des sociétés centralisées (voir, par exemple, son récent ouvrage The First Farmers of Europe).

Ces cycles ont été assez drastiques en amplitude. Par exemple, le mois dernier, lors d’un atelier à Cologne, j’ai appris par des archéologues travaillant en Rhénanie-du-Nord que le déclin de la population a pu entraîner un abandon de la région. Plusieurs hypothèses ont été avancées, y compris les effets des fluctuations climatiques ou de l’épuisement des sols. Mais il n’y a pas de consensus scientifique – c’est un gros casse-tête.

Une hypothèse, qui, pour une raison quelconque, n’attire pas beaucoup l’attention, est le rôle de la guerre dans tout cela (j’ai écrit au sujet de ce biais curieux dans ce post et d’autres). Par exemple, un article récent et par ailleurs excellent de Hofmann et al. sur la montée et l’effondrement des mégalopoles de Tripolye (Governing Tripolye : Integrative architecture in Tripolye settlements ) ne mentionne pas une seule fois les mots « guerre » ou « combat » ! Je reviendrai sur cet article dans un instant.

Pour combler cette lacune théorique, je lance un projet dans lequel nous modéliserons les hypothèses rivales, dont celle de la guerre, et ferons un test empirique systématique de leurs prédictions en utilisant des données sur plusieurs populations néolithiques.

Mais revenons à l’article sur Tripolye. Hofmann et al. ont intégré les données provenant de relevés magnétométriques à haute résolution (La rapidité avec laquelle la méthodologie archéologique progresse ne cesse de m’étonner) de 19 mégapoles et ont découvert qu’elles avaient toutes de grands bâtiments communaux. Voici une carte tirée de l’article d’une colonie bien étudiée, Maidanetske :

Le grand carré rouge avec le chiffre 1 semble être le bâtiment principal de réunion/rituel. Il y a 12 bâtiments de taille intermédiaire de plus, beaucoup plus grands que les maisons d’habitation, et qui étaient aussi des « bâtiments intégratifs » où des réunions de décision communes pouvaient avoir lieu (suivies, cela va sans dire, par des festins). Ce qui est particulièrement intéressant, c’est que nous avons ici une hiérarchie à trois niveaux :

  1. Maisons habituelles (environ 3 000, soit une population totale de plus de 10 000 habitants)
  2. Bâtiments intégratifs de niveau intermédiaire (12 d’entre eux), probablement utilisés pour gouverner chaque district.
  3. Bâtiment d’intégration de haut niveau pour gouverner l’ensemble de l’établissement.

Du moins, c’est la reconstruction des auteurs, ce qui me semble très logique.

Ce qui est particulièrement intéressant, c’est la dynamique entre 4100 avant notre ère, lorsque ces colonies géantes se sont formées, et 3600 avant notre ère, lorsqu’elles se sont effondrées. Elle est schématisée dans cette figure de l’article :

 

Le méga-établissement a été formé par un certain nombre de groupes se déplaçant ensemble. Chacun des groupes a probablement occupé un quartier distinct avec son propre bâtiment d’intégration, puis ils ont ajouté la salle de réunion de haut niveau pour régler les problèmes qui touchent l’ensemble de la communauté. Plus tard, cependant, les salles de réunion de niveau intermédiaire disparaissent et il ne reste plus que le bâtiment d’intégration de niveau supérieur. Et peu de temps après, tout l’accord s’est effondré.

Les auteurs soutiennent que « la non-acceptation de cette concentration du pouvoir et le déclin des niveaux décisionnels inférieurs pourraient être un facteur crucial pour la désintégration des établissements géants de Tripolye vers 3600 avant notre ère ». Peut-être. Mais cette conclusion laisse beaucoup de questions sans réponse.

Premièrement, pourquoi les différents groupes ont-ils d’abord déménagé ensemble ? De presque tous les points de vue, sauf un, ce fut une très mauvaise décision. Un tel entassement a entraîné de graves problèmes d’assainissement et de maladies. De plus, les agriculteurs ont dû perdre beaucoup de temps à se rendre dans leurs champs, parce qu’un tel peuplement exigeait beaucoup de terres pour l’entretenir. La seule raison d’une telle concentration de population qui me semble logique est la défense collective.

De nombreux signes indiquent que la guerre est le principal moteur de l’essor des méga-établissements de Tripolye. Les habitants de Tripolye construisirent des défenses élaborées avec non seulement un, mais deux anneaux concentriques de fossés. Les maisons incendiées sont un autre indicateur de conflit extérieur. Bien sûr, les maisons en bois peuvent brûler à la suite d’un accident, mais notez la couleur verte « maisons brûlées (village 1) ». Ces maisons sont à l’extérieur du fossé, et sont étalées sur une assez grande surface. L’action de l’ennemi est plus susceptible d’être la cause d’un incendie que d’un incendie accidentel sautant d’une maison à l’autre. Enfin, les auteurs notent que la taille des mégalopoles augmente à mesure que l’on se déplace vers le sud-est, et donc vers une région de steppe plus plate, où la défense est plus difficile.

La deuxième question est qu’à la fin de la période de méga-établissement, la population ne s’est pas simplement dispersée ; il y a eu un effondrement démographique très important. Encore une fois, quelle en était la raison ? Dans les périodes historiques, la réponse habituelle est une guerre endémique omniprésente. Non seulement la guerre tue des gens, mais son effet sur la démographie est encore plus dû à la création d’un « paysage de peur », qui ne permet pas aux agriculteurs de cultiver leurs champs, de sorte que la population locale meurt progressivement de faim, a moins de bébés, et est encore réduite par l’émigration. Un tel paysage de peur n’est pas facilement détectable du point de vue archéologique, car peu de gens meurent violemment (ils restent dans des villages fortifiés et ont peur de s’aventurer dehors).

Comme je l’ai dit plus tôt, cette hypothèse de guerre interne n’est qu’une des explications possibles de l’effondrement du Néolithique. Nous obtiendrons de meilleures réponses en comparant les prévisions du modèle aux données, et il semble que Tripolye ferait une excellente étude de cas dans cette recherche.

Peter Turchin

Traduit par Hervé, relu par San pour le Saker Francophone

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