Par Nadia Schadlow − Le 2 avril 2015 − Source War On The Rocks
L’Europe est désormais une boîte de Petri pour la guerre hybride. Les événements de la dernière décennie, pour ne pas dire des dernières années, ont réaffirmé la valeur d’un concept qui cherchait à expliquer une gamme d’instruments coercitifs diversifiés à travers le spectre opérationnel de la guerre. La guerre hybride est un terme qui cherche à rendre compte de la confusion et du mélange de catégories de conflits auparavant distinctes. Elle utilise un mélange de moyens militaires, économiques, diplomatiques, criminels et informationnels pour atteindre les objectifs politiques souhaités. Le président des chefs d’état-major interarmées, le général Martin Dempsey, a qualifié ces menaces hybrides de « point d’inflexion« dans la guerre moderne. En effet, dans le monde désordonné de l’après-guerre froide, la guerre hybride reste un excellent cadre pour comprendre le caractère changeant de la guerre.
Note du Saker Francophone
Ce texte fait partie d’une série de 3 articles autour de la soi-disant « Doctrine Gerasimov », vu du côté atlantiste. Ces articles ont une saveur particulière surtout en cette période d’affrontement. Le site géopolitique War on the Rocks propose des analyses forcément orientée mais d’un certain niveau. On a déjà publié leur analyse de la situation géopolitique de la mer noire.
Alors pourquoi, lors d’une récente réunion officieuse à Washington d’Européens baltes et centraux préoccupés par la Russie (il n’a pas été difficile de remplir la salle), un Estonien de haut rang ayant une grande expérience des questions russes a-t-il exprimé sa frustration à l’égard de ce concept ? En fait, pourquoi de nombreux Estoniens, ainsi que leurs voisins baltes et même certains Polonais, Suédois et Finlandais, n’aiment-ils pas cette expression ? Ces préoccupations méritent d’être examinées, d’autant plus que l’Estonie et ses voisins sont les cibles privilégiées de cette forme de guerre. Il y a deux raisons apparentes à leur inquiétude. Premièrement, de nombreux habitants de la région balte considèrent que le concept n’est qu’un autre mécanisme permettant à l’Occident d’éviter une action décisive contre la Russie, notamment parce que l’OTAN n’a pas vraiment développé de concept opérationnel pour faire face aux menaces hybrides. Selon ce fonctionnaire estonien, le concept permet à l’OTAN d’éviter d’agir parce qu’une série d’activités – de l’utilisation agressive de la désinformation par Moscou à la pression économique, en passant par la corruption et les menaces, et l’utilisation des « locaux » pour susciter des protestations – sont commodément classées comme étant au seuil de la guerre. En effet, comme l’a fait remarquer un expert, James Sherr, entre les mains de la Russie, la guerre hybride pourrait « paralyser un État avant même que celui-ci ne se rende compte que le conflit a commencé », et pourtant elle parvient à « se glisser sous le seuil de perception et de réaction de l’OTAN ». Sherr a raison.
Aujourd’hui, les membres de l’OTAN sont les objets de cette forme de force – et non les auteurs de celle-ci. L’OTAN, établie en tant qu’alliance défensive contre une menace territoriale clairement définie, n’est pas structurée pour fonctionner dans un état d’esprit de « compétition perpétuelle », comme l’exige la confrontation actuelle en Europe. Dans le passé, l’état de préparation de l’OTAN était centré sur l’état de préparation de ses forces conventionnelles : Elle faisait clairement savoir que les incursions militaires en territoire allié se heurteraient à une opposition militaire. Mais dans la période de l’après-guerre froide, les États-Unis et les autres alliés sont beaucoup moins à l’aise pour répondre à des actions qui se situent dans les zones grises de la subversion politique – des domaines dans lesquels la Russie excelle. En effet, l’accent mis par l’OTAN sur l’article V – la disposition qui date de la naissance de l’alliance en 1949 et qui stipule qu’une attaque contre un seul est une attaque contre tous – pourrait aujourd’hui être son défaut fatal. Cette disposition exige que les membres « conviennent que si une telle attaque armée se produit, chacun d’eux, dans l’exercice du droit de légitime défense individuelle ou collective… prêtera assistance à la partie ou aux parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement et de concert avec les autres parties, telle action qu’il jugera nécessaire, y compris l’emploi de la force armée ».
Les menaces hybrides constituent l’énigme « parfaite » : l’injection de tant d’incertitudes que l’OTAN s’effondre sous son propre principe de consensus entre alliés. À quel moment l’alliance décide-t-elle si la présidente lituanienne, Dalia Grybauskaite, a raison lorsqu’elle fait remarquer que la Lituanie est « déjà attaquée« , la première étape de la confrontation ayant lieu – guerre informationnelle, propagande et cyberattaque ? Regarder des chars d’assaut franchir le fossé de Fulda pendant la guerre froide, ou maintenant traverser le fleuve Bug, ou entrer dans Narva, fournirait des preuves beaucoup plus claires de la guerre, mais il est peu probable que la Russie facilite la tâche de l’OTAN pour parvenir à un consensus. Moscou semble rester délibérément sous le seuil de l’article V, tout en poursuivant ses objectifs agressifs et en cherchant à déstabiliser les membres de l’OTAN. Pendant des décennies, les dirigeants de l’OTAN ont débattu de la coordination contre les « menaces hors zone » et de la question de savoir si les attaques dans des endroits tels que le Moyen-Orient et l’Afrique méritaient une réponse de l’OTAN. Il est ironique qu’un conflit au cœur même de l’Europe puisse conduire aux mêmes divisions.
Le concept de guerre hybride offre à de nombreux Occidentaux le luxe de choisir parmi une série d’actions – une campagne médiatique par-ci, une cyberintrusion par-là (et même un assassinat politique occasionnel) – et de les interpréter comme des événements isolés et uniques. Il n’est pas nécessaire de relier les points entre eux. En effet, il est souvent plus facile de regarder la page inachevée, qui suggère des possibilités qui ne deviennent claires qu’en complétant délibérément le tableau. Par inadvertance, la souplesse des instruments inhérents à la guerre hybride incite les décideurs à détacher les tactiques spécifiques des objectifs politiques globaux qui motivent une guerre. Une guerre menée avec des moyens hybrides devient ainsi une suite incompréhensible d’improvisations, d’actions disparates sur divers fronts géographiques – « convois humanitaires » suivis d’une guerre conventionnelle avec artillerie et chars dans l’est de l’Ukraine, « opérations de maintien de la paix » en Transnistrie, cyberattaques en Estonie, vastes campagnes de désinformation dans les médias de masse, incursions apparemment aléatoires de bombardiers lourds en mer du Nord, jeux sous-marins en mer Baltique, etc. Mais ils font partie d’un tout.
Les tactiques hybrides ne sont pas une suite aléatoire d’improvisations, mais reflètent un ordre derrière le spectre des outils utilisés. Il incombe donc aux dirigeants politiques et aux penseurs stratégiques (qui ne sont pas toujours les mêmes) d’inscrire ces activités dans le cadre des objectifs politiques évoqués par Carl von Clausewitz, qui expliquait que la guerre était une extension de la politique par d’autres moyens. En réfléchissant à la compétition actuelle avec la Russie, nous devons garder à l’esprit que le terme « hybride » fait référence aux moyens, et non aux principes, aux objectifs ou à la nature de la guerre. Il n’y a rien d’inhérent à ce concept qui l’empêche. En fait, les Russes le maîtrisent. Ce n’est pas notre cas.
Nadia Schadlow est chargée de programme senior à la Smith Richardson Foundation et écrit occasionnellement sur des questions liées à la défense et à la politique étrangère.
Traduit par Hervé, relu par Wayan, pour le Saker Francophone