Le nouveau Grand Jeu [7/8]

Une zone d’extrême tension

Préambule

Il y a des jours heureux ou l'on découvre des pépites au détour de nos pérégrinations sur le web francophone et le texte que l'on vous propose est de celles là. Le texte est découpé en huit parties et mérite vraiment qu'on s'y attarde. L'auteur, Christian Greiling, a publié ce texte en août 2014.

Je vous conseille de commencer cette lecture avec la présentation par l'auteur, qui a lui-même pris le temps de faire un amuse-bouche résumant ce qu'il est indispensable d'avoir à l'esprit pour bien comprendre les mouvements tactiques, stratégiques des grandes puissances et des chefs de guerres. Il est vraiment plaisant de découvrir qu'il existe tant de talent et de travail et notre mission est de vous les faire connaître pour améliorer notre connaissance et notre conscience commune. Alors ne boudons pas notre plaisir d'apprendre. Bonne lecture.

Le Saker Francophone

Par Christian Greiling – août 2014 – Source CONFLITS

 

Reste un point à évoquer, fondamental. Le Grand jeu pour le contrôle de l’Asie centrale et de ses ressources énergétiques se déroule dans une zone de conflits nombreux et variés, susceptibles de contrecarrer la stratégie des différents acteurs. Conséquence de l’incroyable richesse de son histoire, l’Asie centrale est un véritable casse-tête de peuples et de religions entremêlés dont la formidable et parfois explosive diversité est à prendre en compte. Mis à part le Turkménistan, le Kirghizstan et le Kazakhstan, relativement homogènes malgré une importante minorité russe pour ce dernier, tous les États de la région sont des mosaïques ethnique ou confessionnelle génératrices de conflits potentiels. A cela s’ajoutent des querelles territoriales anciennes et un renouveau partiel de l’islamisme.

Il est également important de souligner que ces zones de tension se situent dans un mouchoir de poche, un territoire à peine deux fois plus grand que la France !

Depuis qu’il est sous les feux de l’actualité, l’Afghanistan est le cas le mieux connu. Terre de passage de tous les grands conquérants de l’histoire et de toutes les invasions – empire perse, Alexandre le grand, empire sassanide, invasions des peuples turcs, Gengis Khan, Tamerlan, le pays est un kaléidoscope de populations laissées là par l’Histoire. Les Tadjiks, population iranienne sunnite répandue sur tout le territoire et principale composante de l’Alliance du nord, y côtoient les Ouzbeks, groupe turcique sunnite présent dans le nord du pays, les Hazaras, population mongole persanisée et chiite dans le centre, et surtout les Pachtounes, à cheval sur l’Afghanistan et le Pakistan, qui constituent le plus grand groupe ethnique du pays et la majeure partie des bataillons talibans. En 2008, le chef d’état-major des Armées françaises, le général Georgelin, n’a pas mâché ses mots, parlant d’un « merdier ingérable ». De fait, mise à part la longue période de paix caractérisant le règne de Zaher Shah (1933-1973), l’Afghanistan fut durant presque toute son histoire en état de guerre, ses différentes composantes se battant entre elles, s’alliant ou se trahissant, parfois instrumentalisées par les puissances voisines. Le Pakistan joua constamment la carte pachtoune – les Talibans en dernier lieu – tout en manœuvrant avec circonspection, de peur de créer un appel d’air susceptible de pousser ses propres Pachtounes à revendiquer la création d’un « Pachtounistan » de part et d’autre de la frontière pakistano-afghane, créée artificiellement au XIXème siècle, on l’a vu. La situation des deux pays est intrinsèquement liée, à tel point qu’un acronyme a fait son apparition ces dernières années : Af-Pak pour Afghanistan-Pakistan, tant il est difficile d’envisager la situation de l’un sans prendre en compte celle de l’autre (sur l’Af-Pak, les relations intrinsèques qui existent entre les deux pays, leurs tentatives respectives de créer une « nation », on se réfèrera à l’excellente étude de Georges Lefeuvre intitulée Afghanistan, dans Le mondial des nations – 30 chercheurs enquêtent sur l’identité nationale, Choiseul, 2011, pp. 222-239). Par proximité culturelle ou confessionnelle, l’Iran compte sur les relais d’influence que sont les Tadjiks iranophones ou les Hazaras iranophones et chiites. Ennemi déclaré des Talibans, Téhéran soutint également Ismail Khan, le gouverneur de l’ancienne province iranienne d’Hérat dans son combat contre les fondamentalistes pachtounes. La Russie a peu ou prou les mêmes sympathies que l’Iran ; très méfiante vis-à-vis des Talibans et de leur maître pakistanais, Moscou a très vite soutenu l’Alliance du nord à majorité tadjike du feu commandant Massoud dans les années 90. Ironie de l’histoire quand on pense que les Tadjiks afghans ont constitué les principaux bataillons de moudjahidines résistant à l’invasion soviétique entre 1980 et 1988. La politique afghane de l’Inde suit la même voie, marquée par une proximité certaine avec les Tadjiks, sans doute renforcée par les excellentes relations que New Delhi entretient avec le Tadjikistan qui ont permis, comme nous l’avons vu, l’établissement de la base militaire de Farkhor – c’est d’ailleurs dans l’hôpital de cette base que mourra le commandant Massoud, grièvement blessé par l’attentat de deux terroristes d’Al Qaeda le 9 septembre 2001. On constate qu’en Afghanistan comme ailleurs, l’axe Russie-Inde-Iran issu de la Guerre froide semble perdurer. Cependant, les Indiens entretiennent également d’excellentes relations avec le gouvernement pachtoune modéré d’Hamid Karzaï. Les États-Unis quant à eux n’avaient pas d’idée bien préconçue au moment d’intervenir en Afghanistan, sinon d’« imposer » la démocratie et un régime favorable à leurs intérêts. Ces espoirs chimériques se sont une nouvelle fois fracassés sur la dure réalité du terrain. Plus long engagement militaire américain depuis la Guerre du Vietnam, ayant coûté jusqu’ici la bagatelle de 600 milliards de dollars sans compter les dépenses futures – traitement médicaux, prise en charge des vétérans etc, l’intervention en Afghanistan s’est révélée un bourbier pour Washington qui a dû revoir ses ambitions fortement à la baisse. Les attaques des Talibans n’ont jamais été aussi nombreuses, le gouvernement n’a toujours aucune réelle légitimité et peu de pouvoir en dehors de Kaboul, les zones tribales pakistanaises sont en effervescence, les seigneurs de la guerre, à l’abri dans leur fief, commencent à recruter leurs milices privées dans les rangs mêmes de l’armée dite « nationale » en prévision de l’après 2016 – le taux de désertion des soldats afghans est extrêmement élevé – tandis que la corruption et le trafic de drogue ont atteint des niveaux record. Un « failed State » selon la propre terminologie de Washington. Les Britanniques, qui ont le sens de la formule, parlaient de l’Afghanistan comme du « tombeau des empires ». Vingt-cinq ans après avoir attiré son ennemi soviétique dans le bourbier afghan provoquant sa désintégration, les États-Unis se retrouvent maintenant eux-mêmes enlisés. L’Histoire nous joue parfois de ces tours… Autre ironie, preuve s’il en est de leur impuissance, les Américains ont entamé depuis deux ans des discussions avec l’entourage du Mollah Omar, celui-là même, avec son protégé Ben Laden, qu’ils étaient venus chasser il y a douze ans ! Toutefois, dans ce contexte de ce qu’il faut bien appeler une défaite militaire – car, dans ce genre de guerre, ne pas gagner équivaut à perdre – tout n’est peut-être pas perdu pour Washington. Un gain stratégique a minima est encore possible, avec le maintien en Afghanistan de bases et d’une force de réaction d’une dizaine de milliers d’hommes jusqu’en 2016, au terme de négociations difficiles et parfois houleuses entre le gouvernement Karzaï et l’administration Obama. Cela pose néanmoins certaines questions. Les Talibans, qui sont en phase ascendante et offensive, vont-ils accepter le reste d’une présence américaine ? Cela semble peu vraisemblable et l’on se demande comment une petite armée de 10 000 hommes pourrait remporter une guerre que n’a pas été capable de gagner une coalition quinze fois plus nombreuse… Est-ce pour cela que Washington a fait des ouvertures au Mollah Omar ? Peut-on envisager une partition qui ne dit pas son nom, entre des zones pachtounes sous le contrôle des Talibans et un Afghanistan « utile » traversé par le fameux pipeline TAPI et protégé par les forces américaines restantes ? Toutefois, ce pipeline doit passer par les zones tribales pachtounes. Est-ce un autre thème des discussions américano-talibanes ? Quid du gouvernement afghan qui, sans le soutien des forces coalisées, s’écroulerait rapidement ? On le voit, beaucoup de questions et peu de réponses pour l’instant.

Le retrait de l’OTAN et ses conséquences sur l’évolution afghane seront observés de très près, notamment au Pakistan. Selon toute vraisemblance, les Talibans repasseront massivement du côté afghan pour tenter de prendre le pouvoir à Kaboul, ce qui soulagerait Islamabad dans ses zones tribales. Les dirigeants pakistanais ont en effet fort à faire par ailleurs. Le Baloutchistan représente une zone de turbulence et d’instabilité récurrente qui peut se révéler aussi explosive que les zones tribales, bien que beaucoup moins médiatique. Ayant constitué un royaume indépendant par le passé, les Baloutches ont vu d’un très mauvais œil la constitution de l’État pakistanais en 1947 et pas moins de cinq guerres insurrectionnelles ont eu lieu depuis, guerres que l’Inde est accusée d’avoir attisées afin d’affaiblir le frère ennemi. On a vu que la zone était d’une importance stratégique immense avec le nœud de Gwadar autour duquel se tisse l’alliance stratégique et énergétique entre la Chine, le Pakistan et l’Iran. Quant au conflit du Cachemire, il est potentiellement le plus dangereux de la région. On en connaît l’histoire : une population majoritairement musulmane réclamant son rattachement au Pakistan en 1947, un maharadja hindou souhaitant son rattachement à l’Inde, une partition en deux qui laisse chacun sur sa faim. New Delhi veut récupérer la partie septentrionale ; Islamabad revendique la partie méridionale et instrumentalise les mouvements islamistes qui y mènent la guérilla. Une douzaine de groupes rebelles combattent au Cachemire indien pour son indépendance ou son rattachement au Pakistan, dans un conflit qui a fait plusieurs dizaines de milliers de morts. À partir du milieu des années 1990, ces mouvements furent rejoints par des djihadistes étrangers, arabes et afghans, formés au combat en Afghanistan lors du djihad contre les Soviétiques. L’on note depuis quelques mois une recrudescence d’activité de ces groupes et de récentes informations, que l’Inde prend très au sérieux, envisagent la perspective d’un futur afflux des djihadistes venant d’Afghanistan après le retrait des troupes de l’Otan l’année prochaine. Mais ce conflit dépasse le seul cadre territorial ou identitaire. Pour le pouvoir pakistanais, la question du Cachemire permet de mobiliser et d’unir derrière lui une société divisée et de faire passer au second plan l’impéritie économique des différents gouvernements qui se sont succédés. Quant à l’armée, elle justifie par ce conflit son budget colossal. Il faut noter enfin que le Cachemire est également un enjeu hydrographique, le Pakistan, et dans une moindre mesure l’Inde, étant fortement tributaires des rivières qui descendent de ses montagnes. Sous l’ombre du K2, cet abcès de fixation à la confluence de trois religions – islam, bouddhisme et hindouisme – est également à la croisée de trois puissances nucléaires. Au terme de l’agression chinoise de 1962, condamnée à la fois, fait rare, par l’URSS et les États-Unis, Pékin occupa définitivement le territoire indien de l’Aksaï Chin, bande de terre désolée mitoyenne du Cachemire et du Tibet. Le Pakistan a, de plus, cédé à la Chine une partie de son Cachemire septentrional gagné sur l’Inde, sans doute à dessein, afin de compliquer le règlement du conflit, car l’Inde ne peut évidemment pas reconnaître cette cession d’un territoire qu’elle a perdu et qu’elle revendique toujours. Le conflit cachemiri est inextricable et explosif, assurément l’un des points les plus chauds du globe malgré l’altitude glacée à laquelle il se déroule, et surveillé de près par tous les états-majors du monde. Au-delà du refus de rendre à l’Inde une région qu’il considère comme lui revenant de plein droit, il semble de toute façon impossible que le Pakistan envisage des négociations de restitution du Cachemire septentrional. Celui-ci est en effet devenu, avec le développement des relations sino-pakistanaises, un territoire stratégiquement essentiel : c’est le seul point de contact terrestre entre la Chine et le Pakistan, reliés par la fameuse Karakoram Highway, la route la plus haute du monde, par où transitent biens commerciaux et équipements militaires. Et demain, peut-être, le pétrole et le gaz coulant de Gwadar jusqu’au Xinjiang chinois.

Le Cachemire.Le Xinjiang justement, voisin du Cachemire. On a vu que ce territoire peuplé majoritairement (mais pour combien de temps ?) de turcophones musulmans, les Ouïghours, était en bute à un mouvement indépendantiste et à la répression de Pékin. Situé dans un environnement hostile – le Taklamakan en son centre, deuxième désert de sable du monde, entouré au nord par les Monts célestes, à l’ouest par le Pamir, au sud par les monts Kunlun et le plateau tibétain, à l’est par le désert de Gobi – ce que l’on nomme maintenant le Xinjiang fut la plaque tournante de la Route de la soie pendant deux millénaires, entre la Chine proprement dite et l’Asie centrale et occidentale, et, de ce fait, attira toujours les convoitises des dynasties impériales chinoises, sans succès. Islamisé dès le Xème siècle, le territoire fut finalement incorporé au XVIIIème siècle à l’empire chinois et nommé « Xinjiang », soit « nouvelle frontière » en mandarin, ce qui prouve d’ailleurs indirectement, par son nom même, le caractère expansionniste de la politique chinoise dans la région. Cependant, la tutelle de Pékin resta très légère voire nulle, la Chine entrant très vite en décadence et n’ayant pas les moyens d’asseoir une réelle domination dans ses provinces éloignées, trop occupée qu’elle était à faire face aux empiètements occidentaux et à tenter de mettre au pas les Seigneurs de la guerre. A l’instar du Tibet, le Xinjiang accepta donc la suzeraineté nominale de Pékin qui se contentait d’y envoyer quelques rares administrateurs. Cela n’empêcha d’ailleurs pas la région de se révolter (1933-1934 et 1944-1949) et de constituer une éphémère « République du Turkestan oriental », prouvant l’attachement des Ouïghours à leur indépendance. Pour le Xinjiang comme pour le Tibet, tout changea avec l’accession au pouvoir du Parti communiste en 1949 ; la tutelle se fit beaucoup plus dure, le Parti communiste tenta d’imposer par la force son idéologie religieuse athée tandis que les deux provinces, situées à un emplacement stratégique, étaient envahies par l’armée chinoise. Tout mouvement séparatiste ou supposé tel fut très brutalement réprimé et la « colonisation » par les Han, l’ethnie majoritaire en Chine, commença tandis que les bulldozers détruisaient et détruisent encore des pans entiers du patrimoine culturel des villes, comme c’est d’ailleurs le cas dans le reste de la Chine. Tibétains et Ouïghours se retrouvent minoritaires sur leur propre territoire et les poussées d’exaspération de la population sont immédiatement associées par Pékin à des mouvements séparatistes et impitoyablement réprimées. Les sanglantes émeutes tibétaines de 2008 ont été suivies des révoltes à fort caractère ethnique de 2009 au Xinjiang. Depuis, des bombes explosent ponctuellement dans les grandes villes de la province. Pour les Ouïghours, l’espoir de suivre la voie de leurs cousins des Républiques d’Asie centrale nouvellement indépendantes en 1991 a tourné court. La Chine ne lâchera jamais le Xinjiang, riche en hydrocarbures, point stratégique d’entrée des pipelines d’Asie centrale et point de passage avec l’allié pakistanais. Tout comme elle ne lâchera jamais le Tibet, atout stratégique majeur surplombant l’Inde. Militairement, Pékin ne craint rien : que représentent dix millions de Ouïghours et six millions de Tibétains face au milliard et demi de Han ? Toutefois, c’est sur le plan international que les choses peuvent poser problème. On a vu que les dirigeants chinois sont réticents à laisser entrer la Turquie dans l’Organisation de Coopération de Shanghai, l’une des raisons avancées par les observateurs étant la crainte chinoise de voir Ankara jouer un rôle de « grand frère » des peuples turcophones, donc des Ouïghours, et remettre en cause la répression au Xinjiang. Si les dirigeants chinois veulent poursuivre le développement de l’Organisation de Coopération de Shanghai en collaboration avec les républiques d’Asie centrale turcophones et peut-être demain avec la Turquie, il faudra bien qu’ils finissent par régler de manière pacifique et concertée le problème du Xinjiang. Jusque récemment, les condamnations internationales répétées n’étaient pas prises en compte par Pékin. Certains observateurs pensent que l’accession de la Chine au statut de superpuissance l’obligera à entrer de plein pied dans la communauté internationale et à prendre en compte certaines doléances, à faire preuve d’un comportement plus responsable en quelque sorte, plus en adéquation avec les critères internationaux. D’autres, plus nombreux, voient au contraire un net durcissement ces dernières années : une Chine de plus en plus revendicatrice, menaçante, où l’aristocratie du PCC, qui a perdu toute légitimité marxiste, flatte le nationalisme grandissant de la population. Seul l’avenir nous dira quelle évolution suivra la Chine. Une chose est sûre : de cette évolution dépendra le sort du Xinjiang et du Tibet.

Située à l’ouest du Xinjiang, la vallée de Ferghana inquiétait particulièrement les chancelleries au début des années 2000. Partagée entre l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Kirghizstan, cette oasis de verdure au milieu des déserts et des montagnes est l’une des régions les plus peuplées et disputées d’Asie centrale. Carrefour historique, berceau intellectuel et religieux qui a vu passer le zoroastrisme, le bouddhisme, le christianisme nestorien et plus récemment l’islam, le Ferghana est devenu un lieu de discorde après 1991, lorsque les frontières internes de l’URSS devinrent frontières internationales. Découpée en d’innombrables enclaves propices aux conflits frontaliers, la vallée est un foyer de tensions ethniques et de querelles autour de l’eau. Juché sur le Pamir, le Tadjikistan est en effet le château d’eau de l’Asie centrale. L’Amou Daria et le Syr Daria – respectivement l’Oxus et l’Iaxarte des Grecs – s’écoulent du Pamir ou des Monts célestes vers la Mer d’Aral, traversant les pays de la région. La question des retenues d’eau en amont des deux fleuves ne cesse de provoquer des heurts, particulièrement entre l’Ouzbékistan et le Tadjikistan, déjà prompts à se quereller par ailleurs, dernier avatar de la très vieille rivalité entre mondes turc et iranien. Depuis la chute de l’URSS, chaque État de la zone adopte une politique personnelle, sans consultation avec ses voisins. Ainsi, aux coupures de courant de Tachkent répondent les retenues d’eau de Douchanbe. Si, selon ce que nous prédisent certains analystes, les « guerres de l’eau » seront une source majeure de conflits dans le monde au XXIème siècle, le Ferghana fera assurément partie des points chauds de la planète. A ces discordes « classiques » s’est greffé, à la fin des années 90, un nouveau problème : l’islamisme. Soixante-dix ans de soviétisme avaient profondément modelé les mentalités des populations et ce que certains nommaient la « renaissance musulmane » de l’Asie centrale après l’indépendance de ces républiques ne fut jamais un phénomène de grande ampleur. Toutefois, le Ferghana, conflictuel, était un terreau fertile. L’Arabie saoudite, toujours prompte à transformer ses pétrodollars en écoles coraniques, y fut pour quelque chose, ayant financé et soutenu le wahhabisme au Pakistan et en Afghanistan. Le mouvement remonta ensuite vers l’Asie centrale où des groupes islamistes virent le jour, profitant de l’exaspération d’une frange de la population face à la situation économique et à l’impéritie des gouvernements. Le plus important est le Mouvement Islamique d’Ouzbékistan (MIO), fondé à la fin des années 90. Réprimé sans compromission par les autorités, il se replia vers l’Afghanistan et le Pakistan où on le retrouve actuellement aux côtés d’Al Qaeda et des Talibans, même s’il existe une certaine divergence idéologique avec ces derniers (le thème est complexe. Sans entrer dans les détails, l’islamisme lui-même est traversé de courants nombreux et divers. Les « fondamentalistes locaux » – Talibans, Frères musulmans égyptiens, Hamas en Palestine – n’ont que faire du Califat mondial prôné par l’internationale djihadiste type Al-Qaeda, et une profonde divergence existe entre ces deux courants du fondamentalisme. Ainsi, des combats meurtriers, qui firent des centaines de morts, ont eu lieu à plusieurs reprises dans les zones tribales pakistanaises entre les Talibans et le Mouvement Islamique d’Ouzbékistan).

Après les attaques contre le World Trade Center et le Pentagone, une hypothèse intéressante mais difficilement vérifiable a vu le jour. Dans un article intitulé « Le 11 septembre, le plan de Ben Laden avait déjà échoué », un journaliste russe émit l’idée que le plan d’Al-Qaeda et des Talibans avait été d’assassiner le commandant Massoud, chef charismatique de la résistance anti-talibane, bien avant le 9 septembre et qu’à cette date, il était déjà trop tard. L’objectif, une fois Massoud éliminé et la résistance privée de son chef, était de s’emparer de la totalité de l’Afghanistan et d’entrer en Ouzbékistan et au Tadjikistan, en s’appuyant sur les mouvements islamistes locaux, principalement le MIO. Le chef de ce mouvement, Djouma Namangani, avait d’ailleurs rejoint Ben Laden peu avant. L’inévitable riposte américaine après les attaques de New York et de Washington aurait touché plusieurs États d’Asie centrale, provoquant l’embrasement général de la région et profitant de fait aux islamistes. Mais les assassins de Massoud ne parvinrent à leurs fins que deux jours avant les attentats du 11 septembre, beaucoup trop tard pour envisager une avancée vers l’Asie centrale (Alexandre Khokhlov, Le 11 septembre, le plan de Ben Laden avait déjà échoué, Izvestia, rapporté par Courrier International, 2 novembre 2001). Après l’intervention américaine appuyée sur l’Alliance du nord, les Talibans, Al-Qaeda et le MIO se réfugièrent, comme on le sait, dans les zones tribales pakistanaises. De récents rapports font état d’une forte recrudescence d’activité des activistes islamistes, particulièrement du MIO, qui se sont infiltrés dans le nord de l’Afghanistan et préparent déjà l’après-2016, à la fois en Afghanistan même et dans les républiques d’Asie centrale. Conscient du danger, l’Ouzbékistan a mis en place une ligne de double barbelés électrifiés et de champs de mine le long de sa courte frontière avec l’Afghanistan. Mais les frontières avec le Tadjikistan et le Turkménistan sont longues et poreuses, impossibles à surveiller, et le retour des radicaux islamistes en Asie centrale ne laisse pas d’inquiéter.

Kazakhstan, Kirghizstan et Turkménistan mis à part, l’ensemble de la région est une zone à très haute dangerosité qui compte un certain nombre de conflits potentiellement explosifs, sans même parler de l’Iran ou du Caucase voisins. Au-delà du risque d’embrasement lui-même, ces éléments sont propres à contrecarrer la stratégie des acteurs du Grand Jeu. On a vu que l’alliance pakistano-chinoise était contrariée par les conflits se déroulant sur le territoire pakistanais – révolte baloutche menaçant la pérennité de Gwadar, conflits des zones tribales et du Cachemire compliquant le projet de pipeline vers la Chine. Ces conflits ont également des répercussions sur l’Iran qui cherche à desserrer l’étau des sanctions américaines en se rapprochant du Pakistan et de la Chine. Pékin devra également régler en douceur le problème du Xinjiang afin de ne pas s’aliéner les membres turcophones de l’OCS et poursuivre le développement de cette organisation susceptible de redessiner la carte du monde futur. Les États-Unis eux-mêmes, embourbés en Afghanistan et maladroits dans leurs relations avec les satrapes d’Asie centrale, n’ont pu avancer vers le cœur du Heartland. Malgré l’énergie et l’activisme déployés sous l’administration Bush, ils ont également globalement échoué à isoler la Russie. Ukraine mise à part, il semble que l’administration Obama soit moins encline à l’affrontement, ou peut-être est-ce simplement que les États-Unis se sont fait une raison et ont finalement accepté l’inévitable déclin de leur influence. L’Inde joue une participation intéressante, mais le point d’abcès cachemiri et la dispute frontalière qui en découle avec la Chine bloque quelque peu ses efforts vers l’Asie centrale. Toutefois, depuis l’élection de Narendra Modi, un rapprochement semble se dessiner entre l’Inde et ses deux rivaux traditionnels. Seule la Russie semble pour l’instant sortir gagnante, mais après avoir pris beaucoup de retard dans les années 90. Évitant soigneusement de s’immiscer dans les conflits et ayant « réglé » ceux qui la concernaient directement (Tchétchénie, Géorgie), retournant subtilement des pays qui s’en étaient brièvement écartés, jouant avec un talent certain de la diplomatie du gaz, Moscou a réussi à regagner une partie du terrain perdu vers le Rimland. C’est dans ce contexte qu’éclata la crise ukrainienne…

Christian Greiling

À suivre…

Traduit et édité par jj, relu par Literato pour le Saker Francophone

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