Le FSB a effrayé la CIA au sujet du coup d’État de Prigozhin


Par M.K. Bhadrakumar – Le 26 juin 2023 – Source Indian Punchline

CNN, suivi par le New York Times, a révélé dimanche que les services de renseignement américains et occidentaux étaient effectivement au courant de la tentative de coup d’État ratée de vendredi soir par Evgueni Prigojine, chef du groupe Wagner de sous-traitants militaires russes, “depuis un certain temps et qu’ils se préparaient à une telle action, notamment en rassemblant des armes et des munitions“.

Ce que nous ne savons pas, c’est à quel moment les services de renseignement russes en ont eu vent. Le Kremlin a agi avec force, détermination et clairvoyance en temps réel pour faire échouer la tentative de coup d’État dans les heures qui ont suivi. Dès le samedi soir, le chef du renseignement extérieur, Sergey Narishkin, a annoncé que la tentative de coup d’État avait échoué. Les autorités russes attendaient que Prigozhin passe à l’action.

Il est tout à fait normal que les services de renseignement russes aient maintenu une forte présence à l’intérieur de la compagnie Wagner pendant toute la durée de l’opération. Bon sang, c’est une zone de guerre où le destin de la Russie est en jeu. Les paroles de la célèbre chanson de Sting me reviennent à l’esprit : Chaque respiration que tu prends / Et chaque mouvement que tu fais / Chaque lien que tu brises / Chaque pas que tu fais / Je te surveillerai…

Et le chœur chante alors : Oh, ne vois-tu pas / Que tu m’appartiens ? / Comme mon pauvre cœur souffre / À chaque pas que tu fais…

Tout comme la CIA ou la plupart des organisations de renseignement, le FSB psychanalyse également les remarques de ses cibles pour y trouver des significations profondes. Il le fait régulièrement et dispose d’analystes formés à cet effet.

Il n’aurait pas échappé à l’attention des analystes du renseignement russe que les divagations de Prigozhin à Donetsk, à l’automne et à l’hiver derniers, portaient à l’origine sur les aspects opérationnels du front de guerre à Bakhmut dans l’oblast de Donetsk, mais qu’elles avaient progressivement pris des accents politiques, pour culminer finalement dans son incroyable déclaration selon laquelle la raison d’être de l’opération militaire spéciale en Ukraine en février 2022 n’était que des balivernes.

Plus étrange encore, cet homme qui a été physiquement témoin de la bataille de Bakhmut est arrivé à la conclusion bizarre que Kiev ou l’OTAN n’avaient pas d’intentions malveillantes à l’égard du Donbass ou de la Russie.

Par conséquent, le “connu connu” ici est que les services de renseignement russes avaient pour instruction d’être en “mode écoute“, de laisser libre cours aux tourbillons dans la bataille de Bakhmut, où Wagner était aux commandes. (Il est intéressant de noter qu’à un moment donné, au grand dam de Prigozhin, Moscou a également commencé à déployer des troupes régulières de manière sélective sur le front de Bakhmut aux côtés des combattants de Wagner. )

Samedi, les hauts responsables des services de renseignement américains se sont empressés d’informer les médias lorsqu’il est apparu que les autorités russes attendaient littéralement avec une feuille de route pour faire échouer la tentative de coup d’État de Prigozhin. Même la milice tchétchène a été mise en état d’alerte.

L’élément crucial de l’accord conclu avec Prigozhin est qu’il ne sera pas poursuivi, mais qu’il devra simplement se faire oublier. Et où pourrait-on mieux organiser son exil sur la planète Terre qu’au Belarus, sous les yeux bienveillants du président Alexandre Loukachenko ?

Loukachenko, qui a du mal à garder longtemps des secrets, nous dira peut-être quand exactement Poutine l’a mis dans la confidence sur la base du “besoin de savoir“. Il est difficile de croire qu’un accord aussi complexe ait pu être conclu en l’espace de quelques heures par le biais de négociations tripartites tortueuses entre Moscou, Minsk et Rostov-sur-le-Don, alors même que la colonne renégate de Wagner s’approchait de Moscou.

Une intrigue secondaire est que, au milieu de tout ce trafic, Loukachenko a également négocié avec Nurusultan Nazarbayev, l’ancien dictateur kazakh qui dirigeait un régime pro-occidental à Astana et qui a été chassé du pouvoir après avoir régné pendant près de trois décennies, à la suite de l’échec d’une tentative de coup d’État similaire à celle de Prigozhin, soutenue par les États-Unis, au cours de l’hiver 2021-2022, qui a également été écrasée avec l’aide des forces de l’OTSC (troupes russes), dirigées par un général russe.

La veille, en effet, Poutine s’était entretenu avec deux dirigeants d’Asie centrale : le président kazakh Jomart Tokayev et le président ouzbek Shavkat Miromonovich Mirziyoyev. A-t-il partagé des informations cruciales ? En fait, ces deux pays ont récemment fait l’objet de complots occidentaux visant à changer de régime. Par ailleurs, compte tenu des préoccupations de Moscou en Ukraine, le président chinois Xi Jinping est intervenu pour jouer un rôle concret dans la consolidation de la stabilité et de la sécurité de la région d’Asie centrale.

Il est clair que quelque chose se préparait sérieusement au Kazakhstan, qui est pris en sandwich entre la Russie et la Chine et qui constitue l’endroit le plus crucial en termes géopolitiques en Asie centrale.

Selon toute probabilité, c’est ce à quoi le secrétaire d’État américain Antony Blinken a fait allusion lorsqu’il a déclaré dimanche à ABC que la situation concernant la tentative de coup d’État en Russie “évolue encore… Je ne veux pas spéculer, et je ne pense pas que nous ayons vu l’épisode final“. Cela dit, Blinken s’est toujours trompé dans ses évaluations sur la Russie, qu’il s’agisse du coup mortel que les “sanctions infernales” devaient porter à l’économie russe, de la mainmise de Poutine sur le pouvoir, de la défaite catastrophique de la Russie en Ukraine, des déficiences de l’armée russe, de l’inexorable victoire militaire de Kiev, et ainsi de suite.

Dans le cas présent, il a des raisons de se sentir aigri, notamment en raison de l’unité spectaculaire de l’État russe, de l’élite politique, des médias, de la bureaucratie régionale et fédérale, ainsi que de l’establishment militaire et sécuritaire, qui se sont tous ralliés à Poutine. On peut dire que la stature politique de Poutine est désormais incontestable et inattaquable en Russie et que les Américains devront vivre avec cette réalité longtemps après le départ de Joe Biden.

Aller de l’avant

Le Kremlin a adopté une stratégie très réfléchie. D’après les informations disponibles à ce jour, elle comporte les cinq éléments clés suivants :

  1. La priorité absolue est d’éviter l’effusion de sang afin que la vie continue et que l’attention portée à la guerre en Ukraine, qui est à un point critique, n’en pâtisse pas ;
  2. Dans l’immédiat, faire en sorte que les quelques combattants renégats de Wagner et Prigozhin quittent Rostov-sur-le-Don et retournent dans leurs camps à Lougansk ;
  3. Séparer physiquement Prigozhin du reste du groupe Wagner (en fait, aucun commandant ou officier de Wagner ne s’est joint à sa révolte) ;
  4. Offrir l’immunité à l’ensemble du groupe Wagner – à l’exception des participants au coup d’État, bien entendu – et faciliter leur intégration officielle au sein du ministère de la défense. En d’autres termes, la logique qui sous-tend la création du groupe Wagner par le ministère de la défense (et une agence de sécurité interne top secrète dont le nom n’a pas été révélé) reste valable, il s’agira alors d’une force quasi-étatique mais elle aura un domicile et un nom et sera dirigée par des commandants militaires professionnels désignés au lieu de chasseurs de fortune en roue libre comme Prigozhin).
  5. Obtenir le départ de Prigozhin pour le Belarus, ce qui n’a pas été difficile une fois qu’il a compris qu’il devait demander la clémence de nul autre que Poutine (qui a accepté que l’oligarque se rende en toute sécurité au Belarus).

Le dernier élément est tout à fait fascinant. Le Kremlin est extrêmement irrité par le comportement séditieux de Prigozhin, mais il est également conscient – probablement sur la base de renseignements – qu’il a été manipulé par les puissances occidentales. Bien entendu, il y aura un prix à payer. Prigozhin ne retrouvera jamais son statut d’oligarque à la fortune personnelle de 1,2 milliard de dollars, ni le style de vie fabuleux qu’il menait.

Mais au moins, l’oligarque de 62 ans est épargné d’une éventuelle peine d’emprisonnement de vingt ans. Cette situation est à rapprocher de la manière dont Poutine traite les oligarques en général. (Lire mon article L’ascension et la chute d’un oligarque russe).

Ne vous y trompez pas, Loukachenko finira par faire chanter Prigojine – tôt ou tard – et la chanson sera retransmise en direct au Kremlin. C’est ce qui explique la grande nervosité de Washington, qui a brandi le spectre de la guerre nucléaire, etc. pour détourner l’attention du complot de la CIA visant à déstabiliser la Russie. L’irrépressible ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, parle d’un “sévère cas de conscience“.

Bien sûr, maintenant que le complot CIA-MI6-Prigojine a échoué, de nouveaux récits occidentaux naîtront de ses débris, comme un phénix de ses cendres. Et les cellules dormantes des États-Unis à l’étranger, y compris dans les médias indiens, répéteront ces récits.

Mais pas pour longtemps. Car ce qui nous attend, c’est la manifestation de la détermination inébranlable du Kremlin – et de Poutine lui-même – à rechercher une solution militaire à la crise ukrainienne. La semaine dernière, Poutine a déclaré – très probablement en prévision de la tempête qui se prépare à l’horizon – que la guerre sera terminée lorsqu’il ne restera plus aucune armée ukrainienne sur le champ de bataille, ni aucune arme de l’OTAN.

Lisez la transcription officielle d’une vidéoconférence que Poutine a tenue jeudi dernier, juste avant la tentative de coup d’État de Prigozhin, avec le quorum complet du Conseil de sécurité (le “Politburo” de la Russie post-soviétique), qui donne une idée de l’état d’esprit qui règne au Kremlin et fournit quelques indices sur ce à quoi il faut s’attendre sur les champs de bataille de l’Ukraine, à l’avenir. Il s’agit d’un signal fort adressé à l’avance à l'”Occident collectif” pour lui signifier que rien ne sera oublié.

M.K. Bhadrakumar

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.

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