Nous allons vous faire détester l’avenir
Par Nicolas Bonnal – Mai 2017
La France passée sous la coupe des Bilderbergs et prête à être tronçonnée en conséquence, un petit rappel à l’aide de notre étude sur Ridley Scott. On va parler des Alien, des élites hostiles et des équipages mal barrés (expendable crew).
Les années 70 sont les années de la dystopie et du pessimisme intellectuel ; c’est la décennie collectiviste, dénoncée dans son histoire du vingtième siècle par l’historien ultraconservateur Paul Johnson, la décennie qui célèbre finalement la rébellion personnelle en occident, conforte le communisme à l’échelon international et favorise les mouvements identitaires ou révolutionnaires dans les pays du tiers-monde. Le cinéma est de gauche à cette époque, mais au sens révolutionnaire et politique, alors qu’il est aujourd’hui purement de gauche au sens sociétal, en parfait accord avec les conglomérats capitalistes qui promeuvent et financent ces évolutions sociétales.
La tonalité des seventies est aussi à la paranoïa (la paranoïa positive, disait le cinéaste Alex Proyas, à propos de sa Dark City), et cette paranoïa annonce, un peu en avance, les sites du web. Les élites de l’époque préparent des coups d’État, contrôlent l’esprit, conditionnent les masses, arrêtent et exécutent discrètement les individus gênants. A l’époque en France par exemple, on a le cinéma de Costa-Gavras ou le film Le Secret, de Robert Enrico, qui adapte le Compagnon indésirable de Francis Ryck, l’écrivain « noir » préféré de Guy Debord. Même la superproduction King-Kong de John Guillermin, tournée en Indonésie et à New York, se rapproche de cet agenda anarchiste et nihiliste : le pétrolier contrôle le monde puis le spectacle – avec le grand singe. Il ne respecte pas l’ordre naturel du monde et prépare la destruction de toute chose. On croirait du Guy Debord :
Le spectacle ne cache pas que quelques dangers environnent l’ordre merveilleux qu’il a établi. La pollution des océans et la destruction des forêts équatoriales menacent le renouvellement de l’oxygène de la Terre ; sa couche d’ozone résiste mal au progrès industriel ; les radiations d’origine nucléaire s’accumulent irréversiblement… les nouvelles concernent toujours la condamnation que ce monde semble avoir prononcée contre son existence, les étapes de son autodestruction programmée.
Il y a d’ailleurs un lien sérieux à établir entre King-Kong et Alien ; ils sont tous les deux des rescapés d’un univers supérieur et méconnu ; ils éprouvent tous les deux une attirance pour la femme isolée et surtout manipulée ; ils sont des destructeurs et ils fascinent l’élite capitaliste qui leur sacrifie tout, la population de New York, l’équipage du vaisseau spatial là-haut.
Ridley Scott revient régulièrement, dans ses commentaires, sur le rôle futur des corporations qui feront et déferont le monde qu’elles privatisent et dépècent pour le reformater. On a ainsi la Weyland, compagnie de transport de matériaux miniers dans Alien, celle qui a de quoi se payer le vaisseau géant Nostromo (titre inspiré par Conrad), pour transporter de planète à planète le minerai précieux ; ou l’on a (Blade runner) la Tyrrell corporation, dirigée par un ingénieur génial, du niveau sans doute des extra-terrestres de Prométhée, et qui domine le monde noir et pluvieux du haut de sa pyramide illuminée.
La vision de Scott vient en partie de celle du voyant et écrivain américain Philip Kindred Dick, complètement inspiré par l’esprit des gnostiques, en particulier Valentin, pour qui il y a un mauvais inventeur de notre monde, un dieu inférieur, celui de la matrice, le démiurge.
Dans Blade runner, Tyrrell domine un monde qui a été détruit par les corporations et le capitalisme dévastateur, un monde d’où ont disparu la nature, mais aussi la lumière et les animaux. On est dans le monde du début de la Genèse, un monde fait d’obscurité et puis d’humidité, sans animaux, sans hommes, même : « Et la terre était désolation et vide, et il y avait des ténèbres sur la face de l’abîme », dit la Bible.
Ce monde, inhabitable ou presque, a rendu impossible pour les pauvres la possession d’un animal domestique, de quoi que ce soit de naturel en somme ; Deckard, par exemple, rêve d’une brebis non électronique à la maison, dans la nouvelle de Dick. Cela renforce le thème de la pollution qui est au sens strict la destruction-remplacement du monde dans l’intérêt capitalistique. Notre génial écrivain de science-fiction Villiers de l’Isle-Adam écrivait déjà, à la fin du XIXème siècle, dans ses contes cruels :
…attendu que le premier des bienfaits dont nous soyons, positivement, redevables à la Science, est d’avoir placé les choses simples, essentielles et « naturelles » de la vie HORS DE LA PORTÉE DES PAUVRES.
Alien procède aussi de ce pessimisme antisystème ou anticapitaliste (c’est ici la même chose). La firme qui finance le vaisseau contrôle froidement la vie de l’équipage, qu’elle se décide à sacrifier pour aller retrouver l’Alien perdu dans sa contrée sauvage. L’ordinateur Mother, qui succède au légendaire Hal 9000 de 2001, explique froidement la situation à la pauvre Ripley : expendable crew, l’équipage est à sacrifier, ou à jeter à la poubelle. On ne sait pas d’ailleurs, si la firme a programmé une rencontre au sommet, exclusive, entre l’androïde traître et la « Bête immonde » qui vient du dehors. Le même équipage, qui se rassemble bravement pour lutter contre le monstre au dernier moment, a été jusque-là traité avec un certain mépris par le scénariste Dan O’Bannon et le réalisateur qui nous occupe ! On a affaire à un amoncèlement d’individus médiocres et débraillés, des spectateurs d’un concert de rock, avec deux saboteurs en prime, les deux gueux des moteurs, qui ne cessent de harceler leur commandant hippie pour obtenir une ou deux primes de plus ! On peut justifier cette attitude par une dénonciation implicite du rôle des syndicats dans l’Angleterre socialiste et travailliste des années 60 et 70. Syndicats auxquels la Mother Thatcher se hâterait bientôt de régler leur compte. Le capital va reprendre le pouvoir après une brève interruption travailliste qui n’aura du reste pas marqué les esprits, toujours si facilement reprogrammables (il faut libérer l’initiative privée !)
L’histoire d’Alien ne dit pas non plus si l’atterrissage du monstre sur terre n’entraînerait pas des désastres. Mais la curiosité du capital est bien sûr la plus forte. Comme dit Debord, le destin du Spectacle n’est pas de finir en despotisme éclairé.
Voyons les euphémismes propres au capitalisme et à sa chasse à la graisse. L’homme androïde est invité à bouger, à s’agiter, les entreprises à liquider leur surplus démographique – comme les patries. Seulement, cela se dit en euphémismes : on ne dit pas assassiner un répliquant, on dit retirer – comme s’il s’agissait une voiture en dysfonction que l’on rappelle à l’usine – ad patres – , ce qui est de toute manière un peu le cas, le capital étant toujours de bonne foi – ; de même, dans Alien, l’ordinateur Mother ne dit pas que l’on peut exterminer l’équipage. On dit une belle phrase nominale. Cette notion d’expendable crew, d’équipage sacrificiel – ou consommable, est assez contemporaine, finalement, de notre chômage de masse ou de nos migrations insensées. La flexibilité recherchée partout par le capital reflète l’émergence de la société liquide, rêvée par ce même capital cosmopolite et sans racines. Les réductions d’effectifs sont au programme de toutes les bonnes sociétés, de toutes les bonnes corporations. La médiocrité de la condition postmoderne décrite par exemple par Lyotard dans un rapport célèbre (« chacun est ramené à soi – et chacun sait que ce soi est peu ») ne prédispose pas à la protestation et la mobilisation de masse, bien plutôt à une soumission globale, celle à laquelle nous assistons maintenant aux quatre coins du globe. Face à la toute-puissance des machines, des systèmes, des programmes informatiques, le contemporain ne se sent plus de taille à lutter. Découvrez Timothy Melley sur ce thème.
Il y a les heureux élus de l’actionnariat, au sommet de la pyramide (Tyrrell commande 66000 actions au moment de l’arrivée de Roy), et la plèbe de Gladiateur, fourmilière à la base. La Mother du vaisseau fait penser aux Merkel, Lagarde ou May, qui dépècent les peuples, trique à la main. Voyez la nurse du Vol au-dessus d’un nid de coucous. Elle aussi a une face bienveillante, elle aussi couve tout et réduit les malades à l’état du troupeau déjà décrit par Tocqueville. Ces garde-chiourmes sans enfants sont euphoriques à l’idée de remplacer les populations du monde entier. Dans Alien, c’est le savant androïde asexué qui fait rentrer le monstre.
L’idée ici n’est pas de dire que l’homme est soumis à des forces sociales qui le contrôlent et le manipulent (encore que…) ; mais que, pour rester dans la vision historique actuelle de Ridley Scott, on assiste à une privatisation progressive de ces forces étatiques, bureaucratiques et administratives, et à un contrôle par le capital des forces du vivant : voir ce que fabrique Bill Gates à Svalbard. Comme disait l’auteur de Gouverner par le chaos, dans un livre qui serait digne d’intéresser les scénaristes hollywoodiens :
À cet égard, l’initiative commune d’un Bill Gates et d’un Rockefeller, de créer sur l’île norvégienne de Svalbard une sorte de bunker « arche de Noé », contenant toutes les graines et semences du monde, est plutôt inquiétante. Pourquoi font-ils cela, que manigancent-ils ? Question rhétorique, le projet est fort clair : il s’agit de commencer à privatiser toute la biosphère, ce qui permettra de la contrôler intégralement, après l’avoir intégralement détruite. Rigidifier après avoir fluidifié, nous sommes au cœur du Gestell et de l’ingénierie cybernétique, qui partagent le même horizon : l’automatisation complète du globe terrestre.
Sources
Nicolas Bonnal – Sir Ridley Scott et son cinéma
Gouverner par le chaos
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